Nouvelle économie et " Finance "
4 février 2001
Lors des conférences à l’occasion de
la sortie de " e-conomie ", on m’a posé
souvent la même question : " Et la Finance ? vous n’en parlez pas, qu’en
pensez-vous ? "
J’ai eu un peu de mal à interpréter
cette question. De quoi veut-on parler quand on dit " Finance " ? du change,
marché auquel l’informatique et les réseaux ont conféré vitesse et transparence
au point que les spéculations des trésoriers risquent de le déstabiliser ? de la
Bourse, marché où la hausse nourrit la hausse au bénéfice des acteurs les plus
réactifs (qui arrivent, eux, à vendre avant la baisse) ? de la prime de risque
et du profit anticipé, qui déterminent fondamentalement la valeur de
l'entreprise ? des stock-options, qui transforment certains cadres en petits
financiers attentifs aux plus-values ? du crédit, tellement vital que sa
disparition est pour l'entreprise le sûr indice d'une mort prochaine ? du
partage du profit entre dividendes et accumulation ? de la monnaie, réserve de
valeur, vecteur de l’échange, sommet de la pyramide fiduciaire des relations
entre agents économiques ?
La "Finance", c’est tout cela et
d’autres choses encore. J’ai parlé de l’évaluation des entreprises et de la
valeur des actions dans les annexes du
chapitre II d'"e-conomie". Je prépare une fiche sur la monnaie. Mais ce
n’est pas de cela, semble-t-il, que mes interlocuteurs voulaient parler : j'ai
fini par comprendre qu'ils pensaient aux "raids" des prédateurs.
Considérez une entreprise qui
consacre une part importante de sa dépense à la recherche et maintient sa part
de marché grâce à un flux constant d’innovations.
Supposons qu’elle fasse un chiffre
d’affaires annuel de 55 millions d’EURO pour une dépense
de 40 millions, dont 20 consacrés à la recherche ; elle dégage un profit annuel
après impôts de 10 millions (1) que nous supposons entièrement distribué aux
actionnaires. Si on lui applique un taux d’actualisation (2) de 25 %, elle vaut
10/0,25 = 40 millions d’EURO ; le marché boursier fera
évoluer la capitalisation boursière autour de ce niveau fondamental, avec des
fluctuations d'autant plus amples que ce marché sera plus volatil.
Supposons que les produits
commercialisés par cette entreprise soient d’une telle qualité qu’ils
garantissent tels quels une part de marché stable pendant trois ans ; après
quoi, si elle cesse d’innover, ses concurrents l’auront dépassée, sa part de
marché s’effondrera, elle disparaîtra.
L’entreprise peut, en fermant son
activité de recherche, dégager pendant cinq ans un profit annuel de 23 millions
d’EURO après impôt. Un " financier " qui l’achète pour 40
millions (ou moins, si le prix de l’action est plus bas que ne le voudraient les
"fondamentaux") fait un placement dont la rentabilité sera de 34 % ou plus.
Beaucoup de " financiers " ont fait
fortune avec ce procédé : vous repérez une entreprise sous-évaluée dont il sera
possible d’accroître le profit pendant une courte période en stoppant les
investissements ou la recherche (ou, variante du procédé, en liquidant des
actifs). Vous en prenez le contrôle, vous " rationalisez " la gestion, et vous
faites une bonne affaire. Certes vous aurez au passage détruit l'entreprise et
ses emplois, mais vous pourrez dire que c'est la dure loi du marché, que le
capitalisme est un processus de création et de destruction, que si l’entreprise
est morte c’est qu’elle ne méritait pas de survivre etc.
Accessoirement, si le marché croit en vos capacités de gestionnaire et suppose
durable le nouveau niveau du profit, la valeur de l’action augmente avant la
chute (le marché peut croire que l’entreprise vaut 23/0.25 = 92 millions d’EURO),
et vous améliorerez encore votre performance en vendant vos actions juste avant
que le profit ne s’effondre : la rentabilité de votre placement sera alors de 80
% ou plus.
Tout cela est d'autant plus facile
que l'actif que constitue l'avance prise grâce à la recherche ne figure pas dans
les comptes. Ceux des actionnaires qui ne regardent que les comptes sont faciles
à tromper.
La manœuvre suppose donc un abus de
confiance. Il sera d’autant plus facile, donc d'autant plus tentant, que les
marchés seront davantage attirés par le gain à court terme et moins sensibles
aux fondamentaux sur lesquels peut se bâtir durablement la valeur d’une
entreprise.
D'autres procédés existent. Une
entreprise peut être tentée, si ses actionnaires réclament une rémunération
déraisonnable, de liquider des actifs pour paraître profitable. John Grisham a
décrit, dans The Rainmaker, une compagnie d’assurance qui donne consigne
à ses services d'utiliser pendant une année toutes les procédures possibles pour
éviter de payer les sommes dues : avec un peu de chance, la manœuvre passe
inaperçue et l’entreprise engrange sans perdre sa réputation une bosse de profit
extra.
Lorsque le naïf abonde, les escrocs
pullulent. Certes l’escroquerie n’est pas la finance : elle est son parasite ;
mais plus les techniques et le langage de la finance sont compliqués, mieux ils
peuvent cacher la manœuvre de l’escroc. Les nouvelles technologies procurent à
celui-ci des outils efficaces ainsi que des perspectives de rendement qui
affolent le marché.
- Il faut savoir démasquer un escroc quand il
se déguise en "génie de la Finance".
- (1) En supposant que le taux de l’impôt sur
les bénéfices est de 33 %.
- (2) En supposant que le
taux d’intérêt du marché sans risque est de 5 % et que la prime de risque
est de 20 %.
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