Quelques exemples de stratège
Le mot « stratège » évoque immédiatement des
praticiens de l'art de la guerre : Xénophon (426-355) (L'Anabase), T. E.
Lawrence (1888-1935) (The Seven Pillars of Wisdom), le général Leclerc
(1902-1947).
Dans l'entreprise, on peut citer
Bob Crandall
(1935- ) qui dirigea American Airlines de 1980 à 1998. Il disait « Je suis un
homme à idées, et quand on est un stratège (« un leader »), on peut
tester ses idées. » Crandall est à l'origine de SABRE, qui fut en 1973 le
premier système de réservation électronique ; de l'organisation du réseau en « Hub
and Spokes », du « Yield Management », du programme « Frequent Flyer », du « b-scale »
etc. Chacune de ces innovations a permis à American Airlines de dominer pendant
un temps ses concurrents. Prises dans leur ensemble, elles ont restructuré le
transport aérien.
Le lundi, Crandall réunissait son équipe. La
réunion durait toute la journée. Les divers aspects de l'entreprise, représentés
par des nombres, alimentaient des graphiques préparés pendant le week-end.
Rapports et études circulaient autour de la table. Celui qui se trouvait
incapable de répondre à une question portant sur son domaine était accablé de
sarcasmes. Crandall était colérique, mais on pouvait le calmer en lui opposant
un argument logique (Thomas Petzinger,
Hard Landing, Times Business
1995, pp. 138-140).
Citons aussi Herbert Kelleher (1931- ), créateur
de Southwest,
compagnie « low cost » devenue le plus important transporteur aérien aux
Etats-Unis. Kelleher, qui s'est lui aussi concentré sur la physique de
l'entreprise, a conçu un type de réseau (navettes point à point) entièrement
différent de celui que Crandall a organisé, mais tout aussi efficace.
De l'écoute au "coup d'oeil"
Le stratège concentre son attention sur
l’entreprise et son environnement. Usant du regard et de l'écoute,
mûrissant une synthèse, il fournit à l'entreprise une orientation, un
« sens ».
Cette activité, qui dégage les priorités de la
polyphonie des métiers et des accidents externes, lui interdit de s'enfermer
dans un spécialité : il est à l'écoute des experts
qui l'assistent et alimentent son processus de décision.
L'horizon temporel du stratège va de quelques
mois à quelques années ; ce n'est pas celui de la gestion quotidienne et
l'expression « pilotage stratégique » est donc un oxymore.
Parfois, le stratège doit décider vite mais cela
s'inscrit sur la toile de fond d'une connaissance lentement mûrie, qui soutient
l'appréhension intuitive et presque physique de l'entreprise. Le « coup
d'oeil », vertu qui permet de décider avec justesse sous la pression de
l'urgence et du danger, est la qualité d'un stratège parvenu au sommet de son
art.
Le fonctionnement du stratège
Dans l'entreprise, le stratège observe en
priorité (1) la fonction de production, d’où se déduit la fonction de coût ; (2)
les besoins des clients, suivis par le marketing et schématisés par la
segmentation.
1) La connaissance de la fonction de production
permet de dimensionner les ressources utilisées pour produire (compétences et
effectifs, équipements, partenariats), de définir la nature et le calendrier des
investissements, de se maintenir à l’état de l’art, de réduire le coût de
production, de générer un surprofit par des innovations de procédé.
2) La connaissance des besoins permet de
diversifier l’offre, de la « packager » et la tarifer de façon à satisfaire les
divers segments de clientèle, de définir les services qui accompagnent sa
commercialisation et sa distribution, de générer un surprofit par des
innovations de produit.
A cette concentration sur l'entreprise, le
stratège ajoute une vigilance périscopique sur les initiatives de la
concurrence, les évolutions des techniques et de la réglementation, la
crédibilité de l'entreprise.
Il n'ignore certes pas la finance mais, encore
une fois, elle n'est pas sa préoccupation unique ni même principale (sauf bien
sûr si l'entreprise est au bord de la faillite).
Le point de vue du stratège
C’est ainsi que le stratège se met en mesure de
définir le « positionnement » et les priorités de l’entreprise, d'arbitrer entre
les projets des concepteurs.
L'entreprise est-elle dirigée par un stratège
?
Pour savoir si une entreprise est ou non dirigée
par un stratège, examinez la qualité de son système d'information et, en
particulier, le tableau de bord du comité de
direction.
Si celui-ci est sobre, bien construit, lisible et
pertinent en regard de la physique de l’entreprise, la réponse sera
vraisemblablement positive : seul un stratège est capable d'imposer aux
directions la production d’un tel tableau de bord, de surmonter les réticences
des détenteurs de l'information.
Souvent il n'existe pas de tableau de bord ou
bien – ce qui revient au même – il en existe plusieurs mutuellement
contradictoires : alors le comité de direction flotte, en lévitation au dessus
d’une entreprise dont il ignore la physique et qui n'a donc ni stratège, ni
stratégie.
Pourquoi nos entreprises
font-elles si peu de recherche ?
L’effort de recherche est faible en Europe,
particulièrement en France. J'en propose une explication. Toute entreprise est
un terreau pour l’innovation, pour la
conception de nouveaux produits, de nouveaux procédés de fabrication. L’une des
fonctions du stratège est d’arbitrer entre les projets, d'orienter la croissance
de l'entreprise en la taillant comme on taille un arbre.
Mais si la priorité du dirigeant réside dans la
finance, il sera incapable d'arbitrer parmi des projets qui presque tous
concernent la physique de l'entreprise. Les initiatives s'égailleront.
Les chercheurs préfèreront les projets qui les font briller aux yeux de leurs
collègues et permettent de publier dans les revues internationales de référence
; les informaticiens, les projets qui confortent la plate-forme informatique et
leur statut professionnel ; les métiers de l’entreprise, les projets qui
renforcent leurs plates-bandes et corporations. La recherche, désorientée,
tourne à vide : mieux vaut alors couper son budget.
L'entreprise ne peut orienter son effort de
recherche que si elle a une stratégie. S'il n'y a pas de stratège, il n'y a pas
de stratégie et donc pas de recherche.
Si la France n'a pas de recherche, ce n'est pas
qu'elle manquerait de compétences, de culture scientifique ou de « cerveaux »,
ni que les budgets publics seraient défaillants : c'est parce que le mécanisme
de cooptation des dirigeants ne met pas de stratèges à la tête de nos grandes
entreprises. Que plusieurs de celles-ci aient évité la faillite de justesse, que
la recherche soit en panne et les systèmes d'information en rade, tout cela
pointe vers la carence de la stratégie, due à l'absence du stratège. |