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Le moteur à quatre temps de l’entreprise innovante

2 septembre 2004


Pour lire un peu plus :

- Valeur de l'entreprise
- Protocoles et paradigmes
- e-conomie
- Recherche et pouvoir

-
Richelieu
-
A la recherche de la stratégie
Paradoxe de l'innovation

Le cerveau individuel est le lieu de naissance de toute idée véritablement nouvelle. Seul cet organe est capable, en relation dynamique avec son environnement, d’assurer la synthèse d’un édifice théorique depuis le choix des concepts qui structurent son langage jusqu’à l’énoncé des hypothèses qui les relient.

Il arrive que la même idée naisse simultanément dans deux cerveaux différents parce qu’elle était dans « l’air du temps » : ce fut le cas de l’invention simultanée du calcul différentiel et intégral par Newton et par Leibniz, ainsi que de celle du téléphone par Graham Bell et Elisha Gray. Mais ils ne s’étaient pas concertés et, si leurs inventions furent simultanées, elles n’en étaient pas moins individuelles.

Que devient l’idée nouvelle lorsque que son inventeur l’exprime ? Parfois elle est adoptée comme une évidence et bientôt elle deviendra banale. Le plus souvent – et surtout si elle implique des enjeux importants - elle sera considérée comme une incongruité, une erreur de jugement. Un silence réprobateur l’accueille et on se détourne de l’inventeur.

Il en est souvent ainsi lorsque l’idée nouvelle  s’exprime dans une entreprise et, plus généralement, dans une institution. Toute institution est en effet soucieuse avant tout de stabilité. Son organisation est fragile, les savoirs qu’elle articule ont été définis de longue main, ses programmes de formation et processus de travail sont rodés. L’idée nouvelle perturberait cet agencement délicat. Elle est donc d’abord très naturellement rejetée, parfois avec violence. Malheur à l’innovateur.

La créativité du cerveau individuel est donc confrontée à la résistance de l’institution. Cette confrontation a quelque chose de dramatique si l’on pense aux talents ainsi broyés – le talent de l’inventeur bien sûr, mais aussi celui des personnes, bien plus nombreuses, qui auront préféré bloquer leur cerveau pour ne pas prendre le risque de s’exposer à l’adversité.

Cependant l’idée, aussi ingénieuse qu’elle soit, ne portera ses fruits que si elle est mise en œuvre par une institution. Le moteur à réaction, le TGV, le circuit intégré : ces idées ne pouvaient avoir de conséquences pratiques que si des institutions industrielles, commerciales, financières se mettaient en branle pour les réaliser. Ce qui est vrai pour l’évolution technique est vrai aussi pour les produits culturels : on peut toujours peindre, écrire, composer de la musique, mais cette activité individuelle restera stérile – et sans doute sera-t-elle découragée – s’il ne se trouve pas une galerie pour exposer, un éditeur pour publier, un orchestre pour interpréter les œuvres.

Laissons les produits culturels pour revenir à l’entreprise. Les historiens qui ont décrit les origines de la machine à vapeur, du moteur à explosion, du moteur électrique, de l’informatique, de la commutation de paquets[1] ont tous évoqué le même phénomène : l’idée qui se condense dans le cerveau d’un individu est dans un premier temps refusée par l’entreprise. L’armée française a longtemps refusé l’avion, AT&T le réseau de données, IBM la communication entre ordinateurs, France Télécom l’Internet etc.

Il est dans l’ordre des choses que l’entreprise ne comprenne pas l’inventeur. Ce qui est plus difficile à expliquer, c’est comment cette incompréhension finit par céder et pourquoi, malgré tout ce qui incite l’entreprise à rester identique à elle-même, il se produit des innovations et même beaucoup d’innovations. AT&T a fini par s’intéresser aux réseaux de données, IBM à la communication entre ordinateurs, France Télécom à l’Internet etc.

Comment bascule l’opinion d’un dirigeant ? Comment se condense la décision d’un comité de direction ? Comment une proposition auparavant inaudible devient-elle une évidence ? Il faudrait, pour le décrire en détail, plonger dans la psychologie et la sociologie, et aussi dans ce Saint des Saints de la conscience où se délimite l’évidence. 

Nous ne considérerons ici qu’une des dimensions de l’innovation, la dimension économique : certes l’entreprise ne se réduit pas à la seule économie, mais c’est sur le terrain de l’économie que se tranche, en dernier ressort, l’évaluation de son efficacité ; et l’efficacité, c’est l’enjeu de l’entreprise[2], le ressort qui anime les phénomènes sociologiques dont elle est le théâtre.

Concurrence, monopole et régulation

Il semble facile d’expliquer l’innovation par l’économie : « si l’entreprise innove, c’est parce que l’innovation procure du profit ». Nous verrons qu’il y a du vrai dans cette proposition banale, mais elle semble contredire les enseignements de la théorie économique – de cette partie de la théorie consacrée à la concurrence parfaite qui pèse si lourd dans les premières années de sciences éco, dans la spécification des modèles comme dans l’opinion des économistes, car ils ne prêtent pas tous une attention suffisante aux théories de la concurrence imparfaite[3].

Selon la théorie de la concurrence parfaite, l’équilibre qui s’instaure lorsqu’un marché est servi par de nombreuses entreprises et que de nouvelles entreprises peuvent y entrer librement est un équilibre à profit nul : s’il était possible d’y faire du profit de nouvelles entreprises y entreraient, l’offre augmenterait et le prix baisserait jusqu’à ce que le profit s’annule. 

Le profit étant nul, le prix est égal au coût de production. Or on démontre qu’à l’équilibre le coût de production est minimal. La concurrence parfaite apparaît donc comme la clé de l’efficacité, d’une efficacité tout entière au service du consommateur puisque le produit lui est proposé pour le prix le plus bas possible[4].

Il n’en serait pas de même si le marché considéré était non pas sous le régime de la concurrence parfaite, mais sous celui du monopole. Il n’y aurait alors sur le marché qu’une seule entreprise et bien sûr il n’y aurait pas de libre entrée. L’entreprise pourrait fixer le prix au niveau qui maximise son profit plutôt qu’au niveau le plus favorable au consommateur.

C’est ce raisonnement, très simple, qui fonde les politiques en faveur de la concurrence.  « Le monopole, c’est mal ; la concurrence, c’est bien ». Il est vrai que les abus de monopole abondent dans l’histoire économique : de Rockefeller à Microsoft, de nombreux magnats ont fait de gros profits sur le dos des consommateurs. Les législations anti-monopolistes ne manquent donc pas de fondement.

Toutefois lorsque le marché est sous le régime du « monopole naturel » - c’est-à-dire lorsque la fonction de coût du produit est telle qu’il est efficace qu’une seule entreprise assure la totalité de la production – il serait inefficace de s’opposer au monopole ; mais il faut alors contraindre l’entreprise, par la voie réglementaire, à partager avec les consommateurs les fruits de l’efficacité en pratiquant un prix raisonnable.

Les plus libéraux des économistes reconnaissent la nécessité d’une réglementation mise en œuvre par un « régulateur ». Cette agence du gouvernement a pour mission (a) de contraindre les monopoles naturels à pratiquer un prix raisonnable, (b) de promouvoir la concurrence dans les secteurs où n’existe pas de monopole naturel, et d’éviter qu’un monopole de fait ne vienne s’y instaurer par des moyens frauduleux ou violents.

Efficacité du monopole temporaire

Mais ce raisonnement suppose que la définition des produits, ainsi que celles de la fonction de production et de la fonction de coût, soient pérennes. Or l’innovation introduit des produits nouveaux ou modifie la fonction de production des produits existants (innovation de procédé).

Lorsqu’une entreprise innove, c’est pour rompre le cercle dans lequel l’enferme la concurrence. Si elle crée un produit nouveau, c’est pour bénéficier d’un monopole temporaire pendant le délai nécessaire aux concurrents pour réagir par une offre comparable, et réaliser sur ce produit un profit supérieur au profit normal, un surprofit. Si par une innovation de procédé elle réduit son coût de production, c’est encore pour réaliser un surprofit pendant le délai qui sera nécessaire aux concurrents pour adopter le nouveau procédé.

Seule la perspective d’un surprofit explique que l’entreprise fasse l’effort pénible qui accompagne l’innovation : elle devra payer le coût de l’investissement, réorganiser ses usines et circuits de distribution, acquérir des compétences nouvelles, redéfinir les missions et contours des directions, et tout cela pour un résultat incertain. Pour récompenser cet effort, il faudra un surprofit élevé.

Le surprofit dépend du délai pendant lequel l’entreprise pourra bénéficier du monopole temporaire. Si ce délai est trop court, le surprofit s’évanouit, l’effort de l’entreprise n’aura pas été payé de retour. Si ce délai est très long, le monopole n’est plus temporaire : l’innovation aura alors suscité un monopole durable.

Supposons que le délai soit tout juste suffisant pour que le surprofit rémunère convenablement l’effort de l’entreprise. A la fin de ce délai, les concurrents auront riposté à l’innovation soit par une autre innovation, soit par l’imitation. Le profit sera revenu à son niveau normal. Le rapport qualité/prix du produit s’étant accru, le pouvoir d’achat du consommateur se sera accru d’autant. Le consommateur sera, en fin de compte, le bénéficiaire de l’innovation.

Moteur de l'entreprise innovante

Si le surprofit a convenablement rémunéré l’effort de l’entreprise, celle-ci sera incitée à innover de nouveau. Ainsi s’amorce le moteur de l’entreprise innovante. On peut le représenter par un schéma à quatre temps :

Le caractère temporaire du monopole est essentiel au bon fonctionnement du moteur de l’innovation. Pour que le surprofit récompense l’innovation, il faut que l’entreprise bénéficie d’un monopole ; mais pour qu’elle soit incitée à innover de nouveau, il faut que celui-ci ne s’éternise pas. Si en effet l’entreprise bénéficiait d’un surprofit durable, pourquoi se donnerait-elle la peine d’innover de nouveau ? Un monopole durable fait d’elle une rentière : elle devient incapable d’évaluer les risques, donc de prendre le moindre risque.

Considérons une économie qui par les effets d’une réglementation bien conçue, d’un système de brevets bien pensé, ou de tout autre mécanisme favorable, garantisse aux entreprises innovantes le délai raisonnable pendant lequel elles pourront faire un surprofit. Alors s’amorce un type de croissance spécifique, fondé sur l’amélioration renouvelée des produits et/ou la baisse renouvelée des coûts de production. Le surprofit réalisé pendant un cycle finance l’effort d’innovation qui sera réalisé pendant le cycle suivant ; puis le bénéfice de l’innovation est, après chaque cycle, transféré aux consommateurs sous la forme d’une hausse de leur pouvoir d’achat.

La plupart des modèles économiques de croissance[5] postulent que la fonction de production et la nature des produits sont constantes. Si la fonction de coût est à rendement décroissant – hypothèse qui, au niveau macroéconomique, est vérifiée en raison de la hausse du prix des facteurs de production lorsque leur demande s’accroît – la croissance de la production s’aligne à terme sur celle de la population active, et la production par tête se stabilise.

Pour échapper à une conclusion que l’expérience des XIXe et XXe siècles contredit trop visiblement, Solow a introduit le progrès technique comme un résidu et Romer a développé la théorie de la croissance endogène. Mais il ne semble pas que les économistes aient modélisé le moteur de l’entreprise innovante. Il ne fait pourtant que formaliser une expérience familière aux entrepreneurs, chercheurs et ingénieurs, même s'ils ne la formalisent pas

Il est vrai que le cycle que parcourt ce moteur peut surprendre ceux qui sont habitués à raisonner sur une économie à l’équilibre. Lorsque ce moteur tourne, l’économie n’est pas à l’équilibre mais dans un déséquilibre dynamique qui propulse un régime de croissance endogène.

Comment le moteur peut être bloqué

L’un des apports du formalisme est de mettre en évidence les conditions sous lesquelles le modèle ne pourra pas fonctionner. Le cycle du moteur de l’entreprise innovante peut être rompu en deux points : alors il s’arrête.

Supposons que l’entreprise ne parvienne pas à instaurer un monopole temporaire et à tirer un surprofit de son innovation. Alors elle n’a plus aucune raison d’innover. Cela peut se produire si, par exemple, le régulateur pousse trop loin le combat contre le monopole : il faut que le régulateur contienne sa force pour laisser l’entreprise innovante tirer de son effort un surprofit raisonnable.

Supposons que l’entreprise parvienne à prolonger indéfiniment son monopole – et elle est naturellement encline à le faire, car cela accroît ses perspectives de profit pour un effort moindre. Le cycle sera désamorcé car l’entreprise sera tentée de se reposer sur ses lauriers

Pour que l'économie puisse bénéficier du régime de croissance que l'innovation alimente, il faut que le monopole temporaire dure assez longtemps, mais pas trop longtemps. La croissance endogène dépend essentiellement de ce délai, tout comme la puissance que dégage un moteur dépend de la position de l’accélérateur.

Un petit modèle sans prétention - et certainement perfectible - permettra d’illustrer le propos.

Modèle de l’entreprise innovante

Considérons une entreprise appartenant à un secteur où l’innovation est possible. Dans ce secteur, la prime de risque de l’exploitation courante est π. La prime de risque qui équilibrerait le risque de l’innovation est π’ > π. Le TRI[6] d’un investissement courant dans ce secteur doit donc être au moins égal à i + π, en notant i le taux d’intérêt du marché monétaire. Le TRI d’une innovation doit être au moins égal à i + π’.

Supposons que le coût de chaque innovation (coût de l’investissement plus coût de l’effort d’organisation) soit C et que chaque innovation puisse, tant que dure le monopole temporaire, rapporter rC par an. Supposons que la phase de monopole temporaire dure d et qu’à l’issue de cette phase l’innovation ne rapporte plus rien à l’entreprise[7].

Pour que l’innovation ait lieu, il faut que la VAN (valeur actuelle nette) de l’innovation pendant la durée d, en prenant pour taux d’actualisation i + π’, soit positive. Cette VAN est donnée par :

VAN = rC[1 - 1/(1+ i + π’)d]/(i + π’) - C

Si d est trop court, la VAN est négative : l’entreprise ne peut donc pas innover. Si la VAN est positive, l’entreprise innove.

Supposons que les actionnaires attendent que l’innovation apporte à l’entreprise une valeur supplémentaire dont ils ont fixé le montant[8].  Si ce montant est supérieur à la VAN d’une innovation, l’entreprise devra réitérer l’innovation pour atteindre cet objectif. On vérifie que le rythme d’innovation est maximal lorsque d est minimal, et décroît lorsque d augmente.

Application numérique

Supposons que i = 5 %, π = 10 %, π’ = 20 %, C = 100, r = 40 %, et que le surcroît de valeur attendu par les actionnaires soit de 50.

Le surprofit annuel est (r – i – π)C = 25.

Selon la durée d du monopole temporaire, la VAN d’une innovation est :

d

VAN

1

-68

2

-42

3

-22

4

-6

5

8

6

18

7

26

8

33

9

39

10

43

11

46

12

49

13

51

Il faut donc que la durée du monopole temporaire soit au moins de cinq ans pour que l’innovation puisse être envisagée. Si d atteint 13 ans, l’objectif en terme de VAN est dépassé avec une seule innovation.

Supposons que l'entreprise lance une innovation nouvelle toutes les k années. La valeur ainsi créée est égale à :

VAN totale = VAN/(1-(1/(1+ i + π’)k))

L’intervalle k nécessaire entre deux innovations pour que l’effort d’innovation dégage une VAN totale de 50 est d’autant plus faible que d est plus court. Si l’on estime le nombre N d’innovations par décennie en fonction de d, on trouve le tableau suivant :

d

N

1

0,0

2

0,0

3

0,0

4

0,0

5

13,6

6

5,0

7

3,0

8

2,1

9

1,5

10

1,1

11

0,9

12

0,6


Le nombre d’innovations par décennie est maximal lorsque d = 5 ; il décroît lorsque la durée du monopole temporaire augmente :

Une fois terminée la période de monopole temporaire, le surprofit de l’entreprise disparaît en raison de la baisse du prix et le pouvoir d’achat des consommateurs augmente d’autant. Si le délai du monopole est de cinq ans, l’entreprise doit lancer une nouvelle innovation tous les 9 mois. Il en résulte que tous les 9 mois le surplus du consommateur s’accroît de 25, avec un retard de cinq ans sur la date de l’innovation. Si le délai du monopole est de six ans, l’augmentation du surplus se produit tous les deux ans, avec un retard de six ans sur la date de l’innovation.

Le gain de pouvoir d’achat des consommateurs, bénéficiaires ultimes des innovations, croît avec la fréquence de celles-ci. Il est maximal si le délai du monopole temporaire est le plus petit de ceux qui rendent positive la VAN d’une innovation.

Bibliographie

Stanley Fischer et Olivier Blanchard, Lectures on Macroeconomics, MIT Press 1989
Michael D. Intriligator, Mathematical Optimization and Economic Theory, Prentice-Hall 1971
Paul Romer, "Endogeneous technical change", Journal of Political Economy, 1990
Robert Solow, "A contribution to the theory of economic growth", Quarterly Journal of Economics, 1956.
Jean Tirole, The Theory of Industrial Organization, MIT Press 1988
Michel Volle, e-conomie, Economica 2000


[4] En fait, toute entreprise est la réalisation d’un projet qui a fait l’objet d’anticipations incertaines ; le profit doit donc à l’équilibre rémunérer le risque pris par l’investisseur. L’expression « profit nul » est inexacte : il faudrait dire « profit normal », le profit normal étant égal au taux d’intérêt sur le marché monétaire augmenté de la « prime de risque » jugée nécessaire en raison des incertitudes propres au projet considéré. Voir Valeur de l'entreprise.
[5] Cf. Michael D. Intriligator, Mathematical Optimization and Economic Theory, Prentice-Hall 1971
[6] Taux de rentabilité interne (Return on Investment, ou ROI)
[7] C’est là une hypothèse forte, faite pour simplifier le raisonnement. En fait, l’entrée de la concurrence ramène le rendement de l’innovation au taux normal i + π.