Le fonctionnement des réseaux
nous semble tout naturel : nous ne percevons pas l’effort intellectuel qui a été
nécessaire pour mettre au point les protocoles de communication. A chaque étape,
cet effort a été le fait de quelques pionniers qui ont dû lutter pour faire
passer une innovation surprenante ; une fois adoptée, celle-ci s’est imposée
comme une norme. Souvent elle a résisté aux innovations suivantes, faites par
d’autres pionniers.
A chaque protocole correspond
une certaine vision de ce que doit être le réseau, un certain « paradigme ».
Premier paradigme : la
téléphonie
Le réseau téléphonique était
dans les années 1960 entièrement électromécanique, et non pas électronique. Il
n'utilisait pas l'ordinateur.
Sa conception se fondait sur
une évidence en quelque sorte palpable : le circuit qui transporte les ondes
électromagnétiques porteuses du signal vocal établit une continuité physique
entre les deux téléphones via les lignes d’abonné de la boucle locale, les contacts
établis dans les commutateurs de rattachement et de
transit, et
un intervalle de largeur de bande sur le multiplex du réseau de transport. Le
rôle des commutateurs est alors d’établir la communication lors de l’appel, de la
maintenir pendant la conversation, puis de libérer les circuits
lorsque celle-ci est terminée.
Les règles de qualité,
d’ingénierie et de dimensionnement de ce réseau étaient définies en fonction du
signal vocal et de la matrice de trafic de la téléphonie. Elles délimitaient un
univers technique spécifique, d'ailleurs d’une grande complexité, et dont le
fonctionnement supposait la formation et la coopération de plusieurs
spécialités.
Deuxième paradigme : la
commutation de paquets
La commutation de paquets
relève d’un univers technique complètement différent. Le transport des données sur les
lignes téléphoniques demande une modulation spécifique qui sera faite par les
modems,
et non plus par les téléphones. Il faut que la qualité des lignes soit
suffisante pour transporter des données. Les commutateurs doivent « pédaler »
pour lire l’adresse sur chaque paquet, consulter la table de routage, orienter
le paquet vers le circuit de sortie convenable. Le circuit transporte d’un
commutateur à l’autre non plus une seule conversation, mais des paquets ayant
des destinations différentes. La statistique du trafic n’est plus la même et
il faut des files d’attente (buffers) pour stocker les paquets en
attente de retransmission.
Les commutateurs
électromécaniques étaient incapables de réaliser ces fonctions : il fallait les
remplacer par des ordinateurs spécialisés. Les règles de qualité, d’ingénierie
et de dimensionnement devaient donc être redéfinies, et de nouvelles spécialités
professionnelles devenaient nécessaires à l’exploitation du réseau.
Circuit virtuel et
datagramme
En outre, deux techniques
entrèrent en concurrence dans l’univers de la commutation de paquets : le
« circuit virtuel » et le « datagramme ».
Quand la communication emprunte
un circuit virtuel, le premier paquet laisse une trace dans la mémoire des
commutateurs qu’il traverse et réserve une capacité de transmission de telle
sorte que les paquets suivants puissent emprunter le même itinéraire : les
paquets arriveront ainsi à l’ordinateur destinataire dans l’ordre où ils ont été
émis.
Quand on envoie des
datagrammes, chaque paquet parcourt un itinéraire qui lui est propre,
indépendamment des autres paquets ; les délais de transmission étant différents,
il se peut que les paquets n’arrivent pas dans l’ordre d’émission : le protocole
devra donc permettre de les reclasser à l’arrivée.
Les opérateurs télécoms
favorisèrent le circuit virtuel car la continuité qu’il établit à travers le
réseau répond à leur culture professionnelle. Le datagramme, qui suppose
entre le réseau et les ordinateurs un partage du travail plus favorable à ces
derniers, était par contre bien vu par les informaticiens.
Le protocole X25 a utilisé le
circuit virtuel alors que TCP/IP utilisait le datagramme. Pendant longtemps les
opérateurs télécoms se méfieront de TCP/IP, qu'ils jugeaient peu fiable : cela explique en partie
leurs réticences devant l’Internet.
Troisième paradigme : le
réseau local
Si les univers de la
commutation de paquets et de la téléphonie sont distincts, ils ont en
commun la commutation. Celle-ci disparaît dans l’univers des réseaux locaux (ou
LAN, Local Area Network), encore plus déroutant pour les gens des télécoms.
Sur un réseau Ethernet en effet,
il n’y
a pas de commutateur. Chaque ordinateur est connecté à un « bus » qui lui
transmet toutes les trames émises par les autres ordinateurs. Il lit l’étiquette
et trie, pour en lire le contenu, celles qui lui sont destinées.
Alors que le réseau commuté met
en relation les ordinateurs deux à deux en leur réservant un canal de
transmission, le réseau local est donc comme une pièce dans laquelle
s’entrecroiseraient plusieurs conversations. Le protocole précise les règles de prise de parole et d’interruption en cas de collision. Il
en a existé plusieurs versions (Ethernet, Token Ring etc.) : à chacune correspondent une
statistique de trafic et une performance spécifiques.
Pour raccorder deux réseaux
locaux, on installe entre eux un pont (bridge) qui trie les trames
destinées à l’autre réseau pour les lui faire passer. Si l’on raccorde plusieurs
réseaux, il faut un routeur capable d’orienter la trame vers le réseau
destinataire. On retrouve donc dans les routeurs une fonction de commutation,
mais qui s'opère entre réseaux et non communication par communication. Ainsi peuvent se définir des
architectures à plusieurs niveaux, la communication entre plusieurs réseaux
locaux étant réalisée par un « backbone » à haut débit.
Validation statistique d'un
protocole
A chacun des types de
réseau correspond une statistique de trafic particulière et une définition
spécifique de l'encombrement.
Sur le réseau téléphonique,
l'encombrement se traduit par l'impossibilité d'établir la communication :
l'utilisateur reçoit un signal lui indiquant que les circuits sont occupés et
qu'il doit rappeler plus tard. Par contre, sauf accident, une communication
en cours n'est jamais interrompue.
Avec la commutation de paquets,
l'encombrement se traduit par un débordement des mémoires (buffers) qui,
dans les routeurs, stockent les paquets en attente de routage. Il faudra que le
routeur, ou l'ordinateur destinataire, envoie un message à l'émetteur pour lui
demander d'expédier de nouveau le paquet perdu.
Sur le réseau local,
l'encombrement se traduit par de nombreuses collisions entre trames ; si la
fréquence des collisions dépasse un certain seuil, le réseau ne peut plus rien
transmettre : il est saturé.
Pour chaque type de réseau
le dimensionnement doit, lors de la phase de construction,
rechercher le compromis raisonnable entre coût et risque d'encombrement.
Lors de la phase d'exploitation, chaque type de protocole comporte une réponse à
l'encombrement : traitement des « tickets d'échec » et filtrage de certains
appels dans le cas du réseau téléphonique ; délai de réémission dans le cas de
la commutation de paquets et du réseau local.
Lors de la conception d'un
nouveau protocole, des études statistiques et des simulations sont nécessaires
pour vérifier s'il est utilisable et définir ses paramètres. Pour procéder aux
ultimes réglages il faut l'expérimenter sur un réseau pilote, puis en vraie
grandeur.
Tant que ces études et réglages
n'ont pas été faits, tant que le coût des composants n'a pas été évalué, rien ne
garantit que le protocole puisse fonctionner dans des conditions économiques
acceptables. C'est pourquoi tout protocole nouveau rencontre, de
la part des exploitants, un scepticisme qui ne
peut céder que devant la démonstration et surtout devant l'expérimentation. Aucun
protocole ne pourra donc naître s'il n'est pas soutenu par une équipe de pionniers
qui, par l'intuition autant que par le raisonnement, se sont construit une anticipation
favorable de ses performances.
L’enchaînement des
protocoles
La même communication devra
souvent enchaîner plusieurs protocoles différents. C’est le cas par exemple d’un
ordinateur raccordé à un réseau local et qui consulte un serveur Web : il faut
enchaîner Ethernet et TCP/IP. Cela nécessite une passerelle (gateway) capable
non seulement de lire l’étiquette de la trame pour la
faire sortir du réseau local, mais aussi de reconstruire le message pour l’émettre
vers l'Internet selon le protocole TCP/IP et inversement dans l’autre
sens.
Sur le WAN de l’entreprise (Wide
Area Network), qui
relie les établissements aux serveurs informatiques centraux, une cascade de
protocoles s’enchaîne à travers des passerelles qui « pédalent »
activement lors de chaque communication : Ethernet sur le réseaux local ; IP sur
le réseau de raccordement ; X25 ou Frame Relay
sur le backbone intermédiaire ; ATM
sur la boucle du backbone central.
TCP/IP et
Ethernet
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