Comme toute nouveauté
technique, la mise en place des réseaux d'ordinateurs a rencontré des
difficultés imprévues. Le premier IMP livré par Honeywell ne fonctionnait pas et
les ingénieurs de BBN ont dû le recâbler à la main. Par la suite, Honeywell
s’est de façon persistante refusé à obéir aux spécifications. Le matériel
souffrait de pannes aléatoires, d’interruptions asynchrones difficiles à
corriger. Pour l’ARPA, 3 % de temps de panne était inacceptable, alors que 97 %
du temps en fonctionnement normal semblait à Honeywell une performance élevée.
Hafner et Lyon notent par
ailleurs l’incapacité des « gros » à admettre l’apport de l’innovation, à sortir
de l’ornière de leurs habitudes. IBM, nous l’avons vu, a d’abord refusé l’idée
de faire communiquer des ordinateurs, et AT&T a refusé d’utiliser le réseau
télécoms pour transporter des données. En 1971, AT&T refusera de prendre la
responsabilité de l’exploitation du réseau. En 1979, la Poste imaginera, pour
répondre à la concurrence de la messagerie électronique, un service conforme à la
tradition du télégraphe : les messages arrivaient aux bureaux de poste et
étaient livrés à domicile par des coursiers. Cette offre n’eut bien sûr aucun succès. En
1983, IBM, DEC et HP préfèreront le modèle en couches de l’OSI au protocole TCP/IP.
BBN elle-même, entreprise
pourtant récente, fut incapable de capitaliser l’avancée acquise avec l’IMP : le
directeur du marketing refusa de la lancer sur le marché des routeurs, ce marché qui fera
la fortune de Cisco.
L'ineptie des « gros » est relevée avec délectation par Hafner et Lyon, comme l’avaient
fait Carroll à propos d’IBM ou Hiltzik à propos de Xerox.
Mais n'est-il pas naturel qu’une grosse entreprise n’ait pas la même capacité de
manœuvre qu’une structure légère, et que la procédure de préparation des
décisions y soit plus lourde ? Lorsqu’il s’agit d’imaginer
une architecture nouvelle, le cerveau d’un seul individu est plus efficace (et,
par nature, plus cohérent) que le comité de direction d’une grande
entreprise. Mais seule la grande entreprise sera capable de produire
effectivement cette architecture
si celle-ci est coûteuse.
Le fait est que si
les « gros » refusent d’abord l’innovation, ils finissent par « s’y mettre »
(avec retard, certes). Alors seulement les conséquences de l’innovation
peuvent se déployer : ainsi le micro-ordinateur, né en 1973, n’a
vraiment percé qu’après le lancement du PC par IBM en 1981.
Au lieu de s'étonner de la
lourdeur des gros, mieux vaudrait examiner comment ils
sont amenés à « s’y mettre », comment ils passent du scepticisme à
l’adhésion, comment les équipes qui soutenaient la doctrine hérétique finissent
par se faire entendre, comment les stratèges parviennent à surmonter leurs préjugés et
leurs habitudes. Mais cela demanderait l’analyse fine de processus
qui laissent peu de traces dans les archives comme dans la mémoire des acteurs.
Protocoles et paradigmes
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