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Commentaire sur :
Jean-Jérôme Bertolus, Jean-Michel Cedro et Thierry del Jesus, Qui a ruiné France Telecom ?, Hachette 2003

14 mai 2003


Liens utiles

- France Telecom, sortir du gouffre
- Les Télécoms en plan
- « Grandeurs et misères de France Telecom »
- Qualité de service
- Qualité de service (suite)
- La stratégie retrouvée
- Moteur de l'entreprise innovante
- A propos de la production
-
Bon vent pour France Telecom !

Ce livre est écrit dans le style qu’affectionnent les journalistes : la chronologie est hachée par des retours en arrière comme un scénario de film (il commence par la chute de Michel Bon en 2002 puis revient au début de l’histoire) ; certains détails sont évoqués pour « faire vrai » mais parfois ils sont faux[1] ; le style syncopé est censé tenir le lecteur en haleine ; les explications de fond ne sont pas fournies, même si elles affleurent dans certaines citations.

Ce livre n’éclairera donc pas ceux qui ne connaissent pas France Telecom ; l’enquête dont il résulte apportera toutefois à l’expert un utile complément d’information. 

Le client au cœur de l’entreprise ?

Certains slogans sont pris pour argent comptant : ainsi (p. 69) « le client est désormais au centre des préoccupations », ou (p. 76) « près de 110 000 agents nourris au sein du service public se convertissent à la religion du client roi ».

Certes, France Telecom a développé à outrance le réseau des agences commerciales. Mais cela ne suffit pas pour affirmer que le client est roi. Le système d’information permet-il de connaître la consommation d’un client en services télécoms ?  France Telecom a-t-il réalisé les travaux nécessaires pour délimiter des segments de clientèle, puis définir les « packages » et tarifs adaptés à chaque segment ? s’est-il soucié de lancer des services utiles à certains segments mais de taille économique modeste (télétravail, télé-médecine, télé-enseignement, etc.) ?

Les agents ont été convertis non à la religion du client roi mais à la comptabilité analytique, censée favoriser la décentralisation des responsabilités. Elle a eu ses effets pervers habituels : le combat de la concurrence s’est mené en partie à l’intérieur de l’entreprise, les services s’activant pour faire du profit sur le dos des collègues autant que sur le marché.

La décentralisation

« L’État-major et les services centraux ont été dégonflés et renvoyés sur le terrain » (p. 74) : oui, ils ont été dégonflés, mais à un tel point qu’il n’en est plus rien resté à « renvoyer sur le terrain ». Michel Bon a laminé les pouvoirs de ses collaborateurs immédiats : c'est ainsi qu'il s’est « progressivement retrouvé seul à la tête de l’entreprise avec sa secrétaire » (p. 204). Sa défiance envers l’équipe dirigeante centrale l'a poussé à pratiquer une décentralisation de type maoïste. Le dirigeant qui entend « diviser pour mieux régner » doit pratiquer le « Jeu de Go » qui consiste à tenir la ligne n - 2 pour mieux déstabiliser la ligne n - 1.

Michel Bon a fondé la décentralisation sur des principes moraux d'application périlleuse : « déléguer, faire confiance sont l’alpha et l’oméga du management » (p. 93). « Ce catholique s’est fixé comme règle de ne jamais retirer sa confiance une fois qu’il l’a accordée » (p. 128) : mais cette règle prétendument morale, en fait paresseuse et dont on discerne mal le rapport avec le catholicisme, désamorce la vigilance du dirigeant. Elle incitera Michel Bon à accompagner Jean-Louis Vinciguerra jusqu’au fond du gouffre.

Partenariat et rupture avec Deutsche Telekom

Le 26 avril 1999, la tentative de prise de contrôle de Telecom Italia par Deutsche Telekom est pour Michel Bon une catastrophe : sa stratégie internationale, fondée sur l’alliance avec Deutsche Telekom, s’effondrait. « Le groupe français apparaît soudain comme un nain isolé, sans stratégie internationale de rechange » (p. 73). Michel Bon se sent trahi : « Ron Sommer s’est comporté comme un salaud. Ce type était mon partenaire. Il m’a menti. C’est fini », déclare-t-il à Dominique Strauss-Kahn (p. 78). C’est un homme blessé : la « Realpolitik » d’entreprise n’est pas son fort.

Le rapprochement avec Deutsche Telekom faisait partie de l’héritage stratégique laissé par Marcel Roulet en 1995, héritage que Michel Bon avait accepté et assumé. Mais quel était le contenu de cette stratégie ?
- Offrir des services conjoints aux clients ? comme le dit Philippe Germond, « dans les télécoms les licences sont locales, les infrastructures sont locales et les clients sont locaux » (p. 200) : seule une partie du marché des réseaux d’entreprise est internationale. Sur l’essentiel, l’offre de services conjoints est donc une chimère.
- Fusionner les deux entreprises ? cela a sans doute été dans les années 80 le rêve de Marcel Roulet, peut-être aussi celui de Helmut Ricke. Après la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990 Deutsche Telekom sera cependant progressivement plus attirée par l’Est que par l’Ouest.

La stratégie de Michel Bon était ainsi suspendue à un partenariat auquel « plus personne ne croyait » (p. 78). La rupture n’aura fait perdre à France Telecom qu’un fantôme de stratégie : elle suscitera néanmoins un désarroi qui va le propulser dans une « fuite en avant » (p. 143). Il faut pour expliquer cette vacuité stratégique compléter l'analyse que fournit le livre. 

Un fantôme de stratégie 

Le partenariat entre France Telecom et Deutsche Telekom a été une décision politique conjointe de François Mitterrand et Helmut Kohl : ils voulaient donner un contenu industriel et technologique à l'Europe[2]. Mais Jacques Chirac et Gerhard Schröder ont par la suite abandonné cette orientation. Si la force d'inertie a maintenu le partenariat, il avait dès lors perdu sa raison d’être.

Cependant la gauche plurielle évoquait sans jamais la définir, pour justifier l’ouverture du capital de France Telecom, une « stratégie industrielle internationale ». Michel Bon se savait sûr de garder son poste s’il parvenait à aller vers la privatisation sans trop de remous sociaux. Alors le partenariat avec Deutsche Telekom, même privé de substance, restait un élément crucial de sa politique de communication ; et sa rupture faisait apparaître un vide qu’il fallait combler au plus vite. D’où l’achat d’Orange, à n’importe quel prix.

Que le changement de statut du personnel, l’ouverture du capital, aient été les moyens nécessaires d’une stratégie, cela peut se discuter. Mais loin d’être articulés à une stratégie qu’ils auraient servie, exprimée comme il se doit en termes de positionnement, de marketing et de diversification de l’offre, ces moyens ont usurpé la place de la stratégie elle-même. Personne ne savait où menaient le changement du statut et l’ouverture du capital, mais tout le monde estimait nécessaire d’en passer par là.

Cette opération juridique et financière répondait à une vision partagée depuis la fin des années 70 par les financiers et les politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite[3]. Elle était bien dans les cordes d’un inspecteur des finances et Michel Bon en fut l’exécutant. « La technique, moi, je n’en ai rien à foutre » dira-t-il lors d’une conférence à Dauphine devant un parterre d’apprentis managers éperdus d’admiration. Venant du président d’une entreprise qui conçoit et exploite un gigantesque automate, cette phrase faisait cependant froid dans le dos.

Ainsi, pour utiliser le langage de Saint-Simon[4], les « frelons » de la politique et de la finance s’activaient pour tuer les « abeilles » productives, opérateurs du réseau et industriels. La prétendue « stratégie » était vide de contenu économique, de perspectives techniques ou marketing. L’action, lancée à la poursuite de moyens dépourvus de finalité, avançait à l’aveuglette. Sur un terrain aussi complexe, au milieu de tant d'incertitudes, une démarche aussi hasardeuse devait tôt ou tard, nécessairement, rencontrer l'échec. 

La finance tient lieu de stratégie

Cette toile de fond explique des phénomènes qui ont paru absurdes aux observateurs : « Il a toujours manqué (aux côtés de Michel Bon) un numéro deux, un véritable stratège. En tant qu’inspecteur des finances, il a su parfaitement gérer l’ouverture du capital et la préservation du statut des salariés, mais rien ne le disposait à imaginer l’évolution du secteur des télécoms à l’international » (p. 203) ; « Dans n’importe quelle boîte, il y a un équilibre subtil entre la finance et la stratégie. Là c’est la première qui s’impose brutalement » (p. 82).

Un couple fatal se formera entre deux hommes très différents, Michel Bon et Jean-Louis Vinciguerra. Il y aura « deux financiers à la tête de France Telecom, mais pas de stratège » (p. 204). « Vinciguerra est doté d’une habileté certaine doublée d’un aveuglement évident (…) il est d’une légèreté incroyable dans la couverture des risques » (p. 139). Tout au long de la mandature de Vinciguerra, France Telecom utilisera « ces montages qui permettent légalement de s’affranchir des faits économiquement gênants » (p. 239).

Pour un dirigeant en panne de stratégie, acheter d’autres entreprises est une tentation irrésistible : cela éveille l’attention des médias, la sympathie intéressée des financiers, l’admiration des actionnaires, toutes choses qui calment son angoisse. Les banques se sont bien gardées de mettre en garde France Telecom[5] (p. 137), même si l’acquisition d’Orange en 2000 a déclenché un concert d’alarmes (p. 220).

Les bornes seront bientôt franchies : « Michel Bon et Jean-Louis Vinciguerra, qui jonglent avec des dizaines de milliards d’euros, semblent avoir perdu toute prudence » (p. 139). Le 24 juin 2002, Moody’s note France Telecom Baa3, ce qui porte un coup fatal à la crédibilité de l'opérateur (p. 213). Le sinistre est finalement évalué à un peu plus de 101 milliards d’euros (p. 234). 

Le rôle de l’État

La vente aux enchères de l’espace hertzien nécessaire à l'UMTS a été de la part des États une manœuvre prédatrice. Elle ne s’appuyait sur aucun calcul économique, sur aucun raisonnement stratégique.

Conformément à des habitudes trop complaisantes, les représentants de l’État au conseil d’administration se taisaient le plus souvent (p. 172). Ce conseil  « ressemblait plus à un salon de thé qu’à un organe de contre-pouvoir » (p.174). « L’investissement initial dans Mobilcom a échappé à l’approbation du comité exécutif et du conseil d’administration. Ces deux instances n’ont pas eu non plus à débattre du montant de la licence UMTS en Allemagne » (p. 198).

Il fallait dans ces réunions respecter un code de savoir-vivre. Lorsqu’un représentant du Trésor ose marquer sa réprobation, « les participants paraissent tétanisés » (p. 29) : cette personne ne sera pas mandatée pour représenter le Trésor au conseil suivant.

Le ministre des Finances finira par s’inquiéter, il demandera des rapports et ceux-ci seront très sévères (p. 163). Finalement il mettra un terme à l’aventure. Mais il aura laissé creuser le trou, et c’est bien la stratégie de l’État – ou plutôt la tactique juridique et financière qui tenait lieu de stratégie – que Michel Bon aura appliquée.

Une sociologie

L’affaire se déroule sur une toile de fond sociologique particulière : on est entre dirigeants, au plus haut niveau : « Le patron de France Telecom tutoie les ministres, vouvoie leurs conseillers et contourne le plus souvent le représentant du Trésor » (p. 169). Dans ce milieu où l’on fait si volontiers l’important les échelles de valeur sont un peu puériles : la légitimité résulte d'un classement qui, la vie durant, tient lieu de titre de noblesse. « J’étais mieux placé que toi à l’ENA, il n’y a aucune raison que je travaille sous tes ordres ! » avait déclaré Michel Bon à Jean-Paul Huchon lorsque celui-ci fut nommé à la tête du Crédit Agricole (p. 170). Des leçons de politesse sont à l’occasion dispensées, avec un doigté dédaigneux, à ceux qui révèlent leur roture en s’écartant de ces bonnes manières.

Le mimétisme est un facteur de crédibilité. Celui qui, seul, agit selon sa conviction, a tort ! Michel Bon dira ainsi au Journal du Dimanche : « En Europe, cinquante-quatre opérateurs ont choisi l’UMTS. Seule une société, Bouygues, s’y oppose. Qui a raison ? » (p. 158). Il est vrai que Martin Bouygues avait annoncé la faillite de France Telecom. La divergence entre Martin Bouygues et Michel Bon sur l’UMTS, c’est la confrontation entre l'entrepreneur stratège et le gestionnaire « bon chic, bon genre ».

Cependant le moralisme de Michel Bon n’est pas factice : il mettra tout son poids dans la balance pour que « ses salariés », qui avaient investi une part de leur patrimoine dans l’entreprise, soient autant que faire se peut épargnés par les décisions relatives au capital (p. 257). Cette attitude n’est pas sans grandeur de la part d’un homme dont la carrière s’achevait sur un échec et un désaveu.


[1] Ainsi il est faux : que le parc automobile des PTT ait été repeint en bleu ciel (p. 37 : les voitures de la Poste sont encore jaunes) ; que Michel Bon ait été président de l’ANPE (pp. 41 et 46 : il était directeur général) ; que Christian Blanc ait appris qu’il était viré d’Air France « en quittant Matignon au volant de sa voiture » (p. 65 : Christian Blanc avait un chauffeur) ; que les sièges du Concorde soient « trop étroits » (p. 67 : ils sont très confortables). 

[2] Parallèlement à la création de la chaîne de télévision Arte ou du corps d'armée franco-allemand.

[3] Cf. Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation de la société, Seuil 1978

[4] Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, PUF 1998.

[5] Seule exception : François Henrot aurait déconseillé l’achat d’Equant.