J’ai fait la connaissance de
Didier Lombard en 1983 alors que je montais auprès de François du Castel, au
CNET (Centre National d'Étude des Télécommunications) à Issy-les-Moulineaux, une Mission économique.
La DGT
était dynamique. Elle avait, dans les années 70, mis un terme à la pénurie de
téléphones en France et, sur son élan, lancé en 1978 Transpac, réseau de
transmission de données, puis en 1979 le Minitel.
Du Castel, directeur adjoint du
CNET, poussait les feux du Plan Câble. A Lannion se préparaient le RNIS (futur
Numéris) et le protocole ATM.
Bagneux et Grenoble menaient la recherche sur les composants électroniques,
Rennes sur les services de l’image.
Parmi les économistes, deux
camps s’affrontaient, l’un partisan de la concurrence parfaite – donc de la
privatisation puis du démantèlement de la DGT – l’autre attentif aux économies
d’échelle et d’envergure qui fondent le monopole naturel.
Pour le transport à longue
distance, le câble et le satellite rivalisaient. L’évolution technique étant
rapide, tantôt l’un, tantôt l’autre gagnait la course à la baisse du coût de
transmission.
J’aurais voulu construire un
modèle de l’économie du satellite. Lorsque j’en parlai à du Castel, il me dit :
« Si tu t’intéresses au satellite, il faut voir Lombard. Il est plutôt RPR,
mais c’est un type bien ».
* *
Il faut expliquer ce « mais ».
Du Castel avait quitté l’X pour faire la guerre dans la 2ème DB.
Chrétien militant, il adhéra au PCF à la Libération – un peu je crois pour faire
la nique à son milieu social, beaucoup par fidélité à un idéal qu’il conservera
toujours dans sa fraîcheur juvénile. Cet engagement, exceptionnel et mal vu
parmi les X-Télécoms, l’avait écarté des fonctions d’encadrement. Ayant passé sa
vie dans la recherche il était de ceux qui connaissaient le mieux la technique.
En 1981, il devint directeur
adjoint du CNET, Matignon ayant refusé qu’un « communiste » fût nommé directeur.
Du Castel, lui, n’était pas sectaire. Habitué à vivre parmi des personnes dont
l’orientation différait de la sienne, il ne les classait pas sur l’axe
droite-gauche mais selon leurs qualités morales, intellectuelles, et selon leur
sens civique. Ainsi, à ses yeux, quelqu’un pouvait être « RPR, mais un
type bien ».
* *
Je me rendis dans le bureau de
Lombard. Il se préparait à déménager et rangeait ses affaires dans des cartons
qu’il empilait, déployant une musculature puissante. Notre conversation fut
courte :
MV. – Je viens te voir de la
part de du Castel. Je voudrais étudier l’économie du satellite.
DL. – Le satellite, ce n’est
pas de l’économie, c’est de la politique.
MV, avec un peu de
suffisance. – Certes, mais derrière la politique il y a toujours de
l’économie. Je voudrais voir cela de près.
DL. – Prends un siège, je vais
t’expliquer. Cela nous prendra un quart d’heure.
Moins d’un quart d’heure plus
tard j’avais compris qu’il avait raison : le satellite ne se prête pas plus que le
tiercé à la modélisation économique. A l’INSEE j’avais construit des modèles
statistiques puissants : pourquoi, m’étais-je dit, ne pas les appliquer aux
courses de chevaux ? Mais en écoutant Daniel Lahalle, chroniqueur hippique à
France-Soir, j’ai compris qu’il serait plus efficace de fréquenter les
entraîneurs et les jockeys, de passer son temps dans les écuries, que d’extraire
par le calcul la tendance cachée dans un nuage de données.
De même, pour comprendre le satellite,
il fallait fréquenter les directions générales des entreprises et les
institutions géopolitiques, entrer dans leurs enjeux et leurs intrigues, plutôt
que de les supposer rationnelles au plan économique.
J’ai eu par la suite quelques
autres conversations avec Didier Lombard. Je le situe dans la lignée des
saint-simoniens, ces ingénieurs aussi sociologues que physiciens qui
articulaient technique et société. Il considère la politique en réaliste sans
illusions, et avec un humour tonique.
Le voici maintenant PDG de
France Telecom. Cette entreprise va-t-elle être enfin dirigée par un
entrepreneur ?
* *
Elle a subi plusieurs
stratégies que l’on peut toutes associer à la lettre Δ.
Ce fut dans les années 70, sous
le règne de Gérard Théry, le « Delta LP », l’accroissement du nombre des
lignes principales. Ce critère de gestion a aidé à propulser l’équipement du
territoire – mais une fois le territoire équipé, il a perdu sa raison d’être.
Sous le règne de Michel Bon, le
malencontreux « Delta Minutes » a mobilisé France Telecom autour du
service téléphonique alors que son prix baissait et qu’on le savait menacé à
terme par la compression du signal.
La stratégie de Thierry Breton
s’est concentrée sur le « Delta Dette », un Delta négatif cette
fois. Il a réduit la dette à la vitesse de 10 milliards d’euros par an.
C’était nécessaire mais cela n’a pas suffi pour donner un sens à l’entreprise.
Aujourd’hui, la stratégie « du
client global » desserre le goulet d’étranglement de la ligne d’abonné, la
technique ADSL facilitant l’utilisation du Web et l’audiovisuel. Mais cette stratégie
se réduira-t-elle à un « Delta Débit » ? Ce serait la tendance naturelle
d’une entreprise dont la culture, la noblesse, résident dans la maîtrise de
l’automate complexe, coûteux et fragile qu’est le réseau.
Sur cette plate-forme
puissante, France Telecom ne devrait-il pas plutôt ambitionner un « Delta
Services » ?
* *
La relation entre la nation et
les télécoms est, mutatis mutandis, analogue à celle qui existe entre
l’entreprise et son système d’information.
L’informatique offrait naguère
un service standard et massif (les « grandes applications »). Elle doit
aujourd’hui outiller, dans le détail, le flux des divers processus de
production.
Si la solidité de la
plate-forme technique reste nécessaire, elle n’est plus suffisante. Il faut
entrer dans le fonctionnement de l’entreprise, segmenter la population des
utilisateurs… Cela déconcerte ceux qui, parmi les informaticiens, voulaient ne
considérer que la seule technique. Ils ouvrent des yeux ronds quand on évoque la
sémantique des « métiers » utilisateurs, l’administration des données, le
marketing du système d'information.
Il en résulte chez les DG un
trouble dont tirent parti des vendeurs qui érigent en solution miracle
universelle l'outsourcing ou une des composantes de l’architecture
- client-serveur naguère, aujourd’hui ERP, EAI, Web Services - alors qu’il
convient, pour bâtir la plate-forme, d'articuler plusieurs de ces composantes.
* *
Dans les télécoms, on rencontre
la même exigence de diversification, de segmentation des utilisateurs, d’analyse
des besoins, de qualité du système d’information, d’interopérabilité avec des
partenaires, d’ingénierie d’affaires, d'attention à la satisfaction des
consommateurs. La maîtrise du dimensionnement du réseau, de sa fiabilité, reste nécessaire (et
d’ailleurs de plus en plus difficile) mais ne suffit plus : les ingénieurs
en restent bouche bée.
Les politiques, troublés,
veulent voir dans la concurrence
la poudre de Perlimpinpin, alors qu’elle ne peut-être efficace que si on la
pondère prudemment. Le critère ultime et unique de l’efficacité en économie, c’est en effet
la satisfaction du consommateur, qui se mesure selon le rapport qualité /
prix de sa consommation (voir
A propos de la production). Or si la concurrence fait baisser le prix, elle ne peut
pas à elle seule faire croître la qualité : pour innover, l’entreprise doit
pouvoir bénéficier d’un monopole temporaire (voir
Moteur de l’entreprise innovante).
Le régulateur, dans sa lutte
contre l’« opérateur puissant », est tenté d’interdire à France Telecom d’offrir
le service « sans couture », fédérateur, dont le consommateur a cependant de
plus en plus besoin pour maîtriser sa consommation en informatique, audiovisuel
et télécoms.
Pensons aux services que l’on
peut construire autour des thèmes prioritaires pour les familles mais qui
restent sous-développés : santé, éducation et formation, emploi, logement,
culture et science, divertissement, relations avec l’administration etc. Pensons
à la panoplie qui équipe peu à peu les résidences principale et secondaire de
chaque ménage : téléphones, télécopies, téléviseur, réseaux de PC (qui
communiqueront bientôt avec les équipements ménagers via le réseau électrique),
à quoi s’ajoute le téléphone mobile qui, lui, équipe le corps de chacun,
ainsi que la ressource informatique que l’on utilise au bureau, à la maison ou
en déplacement…
* *
La stratégie du « Delta
Services » s’appuierait sur l’attention envers les besoins des consommateurs,
sur un système d’information qui outille les processus de l’opérateur et ses relations avec ses clients, fournisseurs et partenaires, sur l’ingénierie
d’affaires pour le montage des services, et bien sûr aussi sur la maîtrise
de la plate-forme technique. Cela suppose des compétences, du réalisme
politique et un sens civique élevé.
J’entends déjà les ricanements
de ceux qui estiment cette stratégie irréaliste au plan économique. Les
mêmes, naguère, ont jugé réalistes le « Delta Minutes » et la
politique d’endettement qui a ruiné France Telecom ; les mêmes estiment que
l’entreprise doit prendre pour boussole le cours de ses actions (voir
Le côté de la finance).
Ce qu’ils nomment « réalisme »,
c’est le conformisme du jour ; ils oublient que la satisfaction du consommateur,
but final de l’économie, est le seul fondement durable de la santé – et
finalement de
la valeur – de l’entreprise.
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