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A propos de la production

30 septembre 2004


Pour lire un peu plus :

- A propos de l'immatériel

- Les indices de volume et de prix

- Pour une économie de la qualité
Le mot « production » a, en économie, un sens qui s’écarte de l’usage courant. Le vocabulaire des économistes présente d'importants avantages.

Le vocabulaire courant…

Dans le langage courant, et jusque dans les normes validées par l’AFNOR et qu'appliquent les informaticiens, on distingue les « produits » et les « services ».

Dans cette optique, un « produit », c’est ce qui se touche avec ses mains, qui s’achète dans un magasin, que l’on emporte chez soi pour le consommer ou l’utiliser : une boîte de lessive, un logiciel, une automobile. Le logiciel s’achète sous la forme d’un CD-Rom accompagné d’une notice et emballé dans une boîte en carton. Il peut aussi être téléchargé via l’Internet : mais il reste un « produit » parce que matériellement il s’inscrit dans la mémoire de l’ordinateur.

Un « service », c’est la distribution commerciale, le conseil au client qu’elle occasionne, le dépannage (« service après-vente ») ; c’est la formation, les soins médicaux ; c’est l’hôtellerie, la location de voitures, etc. Bref, c’est la mise à disposition temporaire d’un produit (location d’un appartement, d’une voiture) ou d’une compétence (médecin, consultant, programmeur)[1].

Vocabulaire courant : une image déroutante

Mais distinguer ainsi « produits » et « services », cela suggère que les « services » ne sont pas des « produits », et – par continuité sémantique – que n'étant pas produits ils ne résultent pas d'une production. Dans cette optique, produire, c’est élaborer des choses qui ont un volume, un poids, une consistance matérielle ; les services relèvent d’un immatériel qui semble flotter en l’air comme une vapeur : on ne sait pas au juste en quoi ils consistent.

et le vocabulaire des économistes

Les économistes, eux, utilisent le mot « produit » pour désigner l’ensemble formé par les « biens » et les « services » ; ils appellent « bien » ce que le langage courant nomme « produit ». Classer les services dans la catégorie des produits leur permet de penser la production des services.

En effet, pour la théorie économique, « produire » c’est essentiellement produire de l’utilité, de la satisfaction pour le consommateur. Alors le « produit » n’est pas seulement le bien matériel que l’on voit posé sur l’étagère du magasin. Ce qui est produit, c’est – outre la fabrication du bien proprement dite – l’ensemble des services de conception, transport, commercialisation, distribution, avant et après-vente qui l’entourent et qui contribuent à son utilité. On ne peut pas en effet produire de la satisfaction sans mettre le produit entre les mains du consommateur, et dans des conditions telles que celui-ci soit satisfait.

Vocabulaire des économistes : est produit tout ce qui contribue à l’utilité

Inconvénients du vocabulaire courant

Le vocabulaire courant, qui distingue « produit » et « service », a des implications cruelles. Plus de 75 % de la population active française travaille dans le tertiaire : éducation, santé, commerce, transport, etc. Moins de 25 % travaille dans l’agriculture et l’industrie. En suggérant que les services ne sont pas des produits, on se met sur la pente sémantique glissante qui aboutit à dire que 75 % de la population active ne produit rien.

Si le vocabulaire sépare les concepts de « produit » et de « service », il devient difficile ou impossible de dire que l’on produit un service. Alors on sera incapable de penser cette production, de l’organiser avec la même clarté d’esprit, la même énergie que celle que l’on consacre à la production des biens. L’immatériel, même s’il occupe les trois quarts de la population, reste impensable. On parle de « qualité de service », mais on est bien en peine d’associer à cette notion une mesure et de se fixer des objectifs.

Certaines entreprises se débattent au fond de ce piège. Regardez les opérateurs télécoms : ils se sont organisés par « produit » en créant des filiales distinctes pour la téléphonie fixe, la téléphonie mobile et l’Internet, et chacune envoie à chaque client plusieurs factures différentes ; ils sous-traitent à d’autres entreprises les travaux à faire chez les clients, et ratent ainsi l’occasion de contacts fructueux. Ne pouvant pas penser en termes de qualité de service, il ne leur reste plus, pour être compétitifs, qu’à pratiquer la concurrence par les prix. Baissons les prix, la part de marché croîtra ! Oui, mais la marge diminue et l’on se rapproche de la stratégie fameuse « je vends à perte, mais je me rattrape sur la quantité ».

La concurrence par les prix s’appuie sur une illusion nominaliste. Si « un poulet égale un poulet », il faut bien sûr acheter le poulet le moins cher ; mais si les poulets se distinguent par leur saveur, si « un poulet n’égale pas un poulet », alors un poulet plus cher peut apporter davantage de satisfaction, s'il présente un meilleur rapport qualité / prix. Il en est de même pour les biens : même s’il s’agit exactement de la même machine, un réfrigérateur n’égale pas un réfrigérateur selon la façon dont il est documenté, installé, entretenu, maintenu par le celui qui le vend.

Une comptabilité nationale trop sommaire, qui répartit la valeur entre volume et prix sans tenir compte de la qualité, ne considère que le nombre de réfrigérateurs et de poulets vendus. Elle est incapable de prendre en compte la qualité du service incorporée au bien, donc d’évaluer correctement le volume effectivement produit. On oublie trop souvent, dans le calcul des indices, que leur théorie s’appuie sur la fonction d’utilité… Les indices « hédoniques », qui tiennent compte de la qualité, sont rares parce qu’ils sont difficiles à établir. Il en résulte, dans la comparaison des PIB entre pays, des distorsions que l’on ne sait comment corriger.

Enjeux de la qualité du service

Croyez-vous que le client soit satisfait par une baisse de prix ? Ou même par une innovation qui améliore le produit ? L’étude de l’American Customer Satisfaction Index [2] a montré que si le rapport qualité / prix augmente le client est satisfait pendant un intervalle de temps, mais bientôt il trouve que c’est normal. Il est très vite blasé. La performance, une fois réalisée, a tôt fait de devenir la nouvelle norme.

Les entreprises qui satisfont le mieux le client sont celles qui s’organisent pour l’écouter et répondre à ses attentes. Elles ne sous-traitent à personne la relation avec lui, ni le traitement de ses paiements par carte bancaire. Elles accordent beaucoup de soin à la qualité de la facturation comme à celle du plateau téléphonique, dont le personnel est compétent et expérimenté. Elles analysent assidûment les données collectées sur leur clientèle, qu'elles segmentent pour définir leurs démarches commerciales - et la segmentation est définie non pas selon les produits qu’elles commercialisent, mais selon la nature des besoins des clients.

Ces entreprises-là savent que leur production comporte non seulement les caractéristiques physiques du bien ou du service vendu (largeur de bande, taille mémoire, rapidité du processeur, vitesse et confort de la voiture etc.) mais aussi la disponibilité du réparateur, la clarté des indications sur le délai des prestations, la ponctualité, l’aptitude du vendeur à comprendre ce que disent des personnes diverses et à leur répondre de façon compréhensible.

Tant que l’on séparera les concepts de « produit » et de « service », que l’on croira qu’il est possible de vendre un bien sans l’accompagner du service nécessaire à la satisfaction du client, que l’on ne saura pas que la production du service doit s’organiser tout comme la production d’un bien, les centres de recherche se concentreront sur la prouesse technique, ils négligeront le marketing et la mise au point de la commercialisation, pourtant nécessaires pour produire de la satisfaction.

Utiliser le mot « produit » pour désigner de façon globale, comme le font les économistes, les « biens » et les « services », cela ne résout pas tous les problèmes mais cela permet de penser la production des services et de prendre enfin au sérieux l’activité des trois quarts de notre population active.  


[1] Magali Demotes-Mainard, « La connaissance statistique de l’immatériel », Contribution de l’INSEE au Groupe de Voorburg sur la statistique des services, Tokyo 6-10 octobre 2003.

[2] Cf. William C. Taylor, « Companies Find They Can't Buy Love With Bargains », The New York Times, 8 août 2004