Le mot « production » a, en économie, un
sens qui s’écarte de l’usage courant. Le vocabulaire des économistes présente
d'importants avantages.
Le vocabulaire courant…
Dans le langage courant, et jusque
dans les normes validées par l’AFNOR et qu'appliquent les informaticiens, on
distingue les « produits » et les « services ».
Dans cette optique, un « produit »,
c’est ce qui se touche avec ses mains, qui s’achète dans un magasin, que l’on
emporte chez soi pour le consommer ou l’utiliser : une boîte de lessive, un
logiciel, une automobile. Le logiciel s’achète sous la forme d’un CD-Rom
accompagné d’une notice et emballé dans une boîte en carton. Il peut aussi être
téléchargé via l’Internet : mais il reste un « produit » parce que
matériellement il s’inscrit dans la mémoire de l’ordinateur.
Un « service », c’est la distribution
commerciale, le conseil au client qu’elle occasionne, le dépannage (« service
après-vente ») ; c’est la formation, les soins médicaux ; c’est l’hôtellerie, la
location de voitures, etc. Bref, c’est la mise à disposition temporaire
d’un produit (location d’un appartement, d’une voiture) ou d’une compétence
(médecin, consultant, programmeur)[1].
Vocabulaire
courant : une image déroutante
Mais distinguer ainsi « produits » et
« services », cela suggère que les « services » ne sont pas des « produits », et
– par continuité sémantique – que n'étant pas produits ils ne résultent
pas d'une production. Dans cette optique, produire, c’est élaborer des
choses qui ont un volume, un poids, une consistance matérielle ; les services
relèvent d’un immatériel qui semble flotter en l’air comme une vapeur : on ne
sait pas au juste en quoi ils consistent.
… et le vocabulaire des économistes
Les économistes, eux, utilisent le
mot « produit » pour désigner l’ensemble formé par les « biens » et les
« services » ; ils appellent « bien » ce que le langage courant nomme
« produit ». Classer les services dans la catégorie des produits leur permet de
penser la production des services.
En effet, pour la théorie économique,
« produire » c’est essentiellement produire de l’utilité, de la
satisfaction pour le consommateur. Alors le « produit » n’est pas seulement
le bien matériel que l’on voit posé sur l’étagère du magasin. Ce qui est
produit, c’est – outre la fabrication du bien proprement dite – l’ensemble des
services de conception, transport, commercialisation, distribution, avant et
après-vente qui l’entourent et qui contribuent à son utilité. On ne peut pas en
effet produire de la satisfaction sans mettre le produit entre les mains du
consommateur, et dans des conditions telles que celui-ci soit satisfait.
Vocabulaire des
économistes : est produit tout ce qui contribue à l’utilité
Inconvénients du vocabulaire
courant
Le vocabulaire courant, qui distingue
« produit » et « service », a des implications cruelles. Plus de 75 % de la
population active française travaille dans le tertiaire : éducation, santé,
commerce, transport, etc. Moins de 25 % travaille dans l’agriculture et
l’industrie. En suggérant que les services ne sont pas des produits, on se met
sur la pente sémantique glissante qui aboutit à dire que 75 % de la population
active ne produit rien.
Si le vocabulaire sépare les concepts
de « produit » et de « service », il devient difficile ou impossible de dire que
l’on produit un service. Alors on sera incapable de penser cette
production, de l’organiser avec la même clarté d’esprit, la même énergie que
celle que l’on consacre à la production des biens. L’immatériel, même s’il
occupe les trois quarts de la population, reste impensable. On parle de
« qualité de service », mais on est bien en peine d’associer à cette notion une
mesure et de se fixer des objectifs.
Certaines entreprises se débattent au
fond de ce piège. Regardez les opérateurs télécoms : ils se sont organisés par
« produit » en créant des filiales distinctes pour la téléphonie fixe, la
téléphonie mobile et l’Internet, et chacune envoie à chaque client plusieurs
factures différentes ; ils sous-traitent à d’autres entreprises les travaux à
faire chez les clients, et ratent ainsi l’occasion de contacts fructueux. Ne
pouvant pas penser en termes de qualité de service, il ne leur reste plus, pour
être compétitifs, qu’à pratiquer la concurrence par les prix. Baissons les prix,
la part de marché croîtra ! Oui, mais la marge diminue et l’on se rapproche de
la stratégie fameuse « je vends à perte, mais je me rattrape sur la quantité ».
La concurrence par les prix s’appuie
sur une illusion nominaliste. Si « un poulet égale un poulet », il faut bien sûr
acheter le poulet le moins cher ; mais si les poulets se distinguent par leur
saveur, si « un poulet n’égale pas un poulet », alors un poulet plus cher peut
apporter davantage de satisfaction, s'il présente un meilleur rapport qualité
/ prix. Il en est de même pour les biens : même s’il s’agit exactement de la
même machine, un réfrigérateur n’égale pas un réfrigérateur selon la façon
dont il est documenté, installé, entretenu, maintenu par le celui qui le vend.
Une comptabilité nationale trop
sommaire, qui répartit la valeur entre volume et prix sans tenir compte de la
qualité, ne considère que le nombre de réfrigérateurs et de poulets vendus. Elle
est incapable de prendre en compte la qualité du service incorporée au bien,
donc d’évaluer correctement le volume effectivement produit. On oublie trop
souvent, dans le calcul des indices, que leur théorie s’appuie sur la fonction
d’utilité… Les indices « hédoniques », qui tiennent compte de la qualité, sont
rares parce qu’ils sont difficiles à établir. Il en résulte, dans la comparaison
des PIB entre pays, des distorsions que l’on ne sait comment corriger.
Enjeux de la qualité du service
Croyez-vous que le client soit
satisfait par une baisse de prix ? Ou même par une innovation qui améliore le
produit ? L’étude de l’American Customer Satisfaction Index
[2]
a montré que si le rapport qualité /
prix augmente le client est satisfait pendant un intervalle de temps, mais
bientôt il trouve que c’est normal. Il est très vite blasé. La performance, une
fois réalisée, a tôt fait de devenir la nouvelle norme.
Les entreprises qui satisfont le
mieux le client sont celles qui s’organisent pour l’écouter et répondre à ses
attentes. Elles ne sous-traitent à personne la relation avec lui, ni le
traitement de ses paiements par carte bancaire. Elles accordent beaucoup de soin
à la qualité de la facturation comme à celle du plateau téléphonique, dont le
personnel est compétent et expérimenté. Elles analysent assidûment les données
collectées sur leur clientèle, qu'elles segmentent pour définir leurs démarches
commerciales - et la segmentation est définie non pas selon les produits
qu’elles commercialisent, mais selon la nature des besoins des clients.
Ces entreprises-là savent que leur
production comporte non seulement les caractéristiques physiques du bien ou du
service vendu (largeur de bande, taille mémoire, rapidité du processeur, vitesse
et confort de la voiture etc.) mais aussi la disponibilité du réparateur, la
clarté des indications sur le délai des prestations, la ponctualité, l’aptitude
du vendeur à comprendre ce que disent des personnes diverses et à leur répondre
de façon compréhensible.
Tant que l’on séparera les concepts
de « produit » et de « service », que l’on croira qu’il est possible de vendre
un bien sans l’accompagner du service nécessaire à la satisfaction du client,
que l’on ne saura pas que la production du service doit s’organiser tout comme
la production d’un bien, les centres de recherche se concentreront sur la
prouesse technique, ils négligeront le marketing et la mise au point de la
commercialisation, pourtant nécessaires pour produire de la satisfaction.
Utiliser le mot « produit » pour
désigner de façon globale, comme le font les économistes, les « biens » et les
« services », cela ne résout pas tous les problèmes mais cela permet de penser
la production des services et de prendre enfin au sérieux l’activité des trois
quarts de notre population active.
[1]
Magali Demotes-Mainard, « La
connaissance statistique de l’immatériel », Contribution de l’INSEE au Groupe
de Voorburg sur la statistique des services, Tokyo 6-10 octobre 2003.
[2]
Cf. William C.
Taylor, « Companies Find They Can't Buy Love With Bargains », The New York
Times, 8 août 2004 |