Pour qualifier l’économie
actuelle, on dit souvent qu'elle est « immatérielle ». Ce terme évoque
quelque chose de vaporeux, d’impalpable, qui fait obstacle au raisonnement. Par
ailleurs, on assimile souvent l’immatériel aux « services » ou encore à
l’« innovation ». Cependant ces assimilations sont fallacieuses.
Nous proposons une définition
de l’immatériel qui aide, nous semble-t-il, à clarifier la question.
Immatériel, biens et
services
Nous proposons la définition
suivante des services :
« Mettre à la disposition temporaire d’un client soit un bien,
soit une capacité intellectuelle,
soit un savoir-faire technique,
soit une combinaison de plusieurs de ces éléments
».
Si l’on retient cette
définition, on voit apparaître la différence entre les services et l’immatériel
: un service peut consister dans la mise à disposition d’un bien.
L’essentiel du service réside dans le caractère temporaire de la mise à
disposition, non dans son caractère immatériel.
Par ailleurs il entre une
part d’immatériel dans les biens : toute machine a dû être
conçue avant d’être fabriquée et sa production industrielle concrétise, en un
nombre d’exemplaires éventuellement élevé, une conception qui a cheminé depuis
l’idée floue initiale jusqu'au plan précis, puis aux méthodes et à l’organisation de
la production.
Ainsi l’immatériel « mord » sur
le terrain des biens comme sur celui des services. Sa frontière ne coïncide pas
avec celle qui les sépare :
Il ne convient pas non plus
d’identifier l’immatériel et l’innovation : l’organisation d’une entreprise,
ainsi que sa dimension juridique qui se concrétise par des statuts et des
contrats, sont immatérielles sans pour autant résulter d’une innovation : elles
reproduisent plutôt des procédés éprouvés et conformes à l’état de l’art.
L’immatériel ne s’identifie donc ni avec la recherche fondamentale, ni avec la
recherche appliquée ; ni avec l’innovation de procédé, ni avec l’innovation de
produit.
Immatériel et conception
Tout s’éclaire, nous
semble-t-il si l’on accepte la définition suivante : les produits immatériels,
qu’ils soient incorporés à un bien ou à un service,
sont ceux qui résultent d’un travail de conception.
Ce mot recouvre les efforts qui préparent la production
et lui sont donc antérieurs : élaboration des plans et procédés de
fabrication ; organisation de l’entreprise ; écriture des programmes
informatiques ; négociation et mise au point des contrats ; marketing et
construction du réseau de distribution.
La conception est parfois une
innovation mais pas toujours : c’est pourquoi l’immatériel et l’innovation ne
coïncident pas.
Prenons l’exemple d’un
programme informatique. Son écriture proprement dite est précédée par la
définition des spécifications fonctionnelles, puis par celle des contraintes
techniques pour s’interfacer au système d’information. Cette phase préalable à
l’écriture nécessite des consultations et négociations. L'écriture elle-même
est, en fait, une mise au point comportant de nombreuses vérifications. Le logiciel ne sera exécuté par l’automate qu’à l’issue des
diverses étapes de sa
conception.
Cette définition éclaire ce que
nous avons dit ci-dessus sur la composante immatérielle d’un bien, qui recouvre
le travail de conception ainsi que son résultat (plans, méthodes etc.), et sur
la composante immatérielle d’un service : le service après-vente d’entretien et
de dépannage d’une machine met en œuvre un savoir-faire et une organisation
préalablement conçus ; il en est de même du service médical.
Les travaux de conception
qu’une entreprise réalise (juridique, organisation, conception des produits et
méthodes de production, connaissance des clients, gestion de la compétence) constituent un stock dont l’accumulation est
antérieure à la production : il est impossible de produire quelque chose
qui n’a pas été préalablement conçu. L’immatériel intervient ici dans la production non par le
flux de son accumulation, mais par son stock accumulé : il relève donc de la
catégorie du capital.
Pour certaines entreprises la
production elle-même est immatérielle : c’est le cas des entreprises qui
produisent des logiciels qu’elles vendent ou des brevets qu’elles
commercialisent. Cela n’empêche pas les produits immatériels de relever de la
catégorie du capital tout comme les machines-outils, produits de certaines
entreprises destinées au capital d’autres entreprises.
La mesure du capital immatériel
se heurte à des difficultés, mais en fait elles ne sont pas plus fortes que
celles que rencontre la mesure du capital matériel. Certes il serait difficile
d’oublier une machine lorsque l’on fait l’inventaire d’un stock de moyens de
production alors qu’il est facile d’oublier un objet immatériel que l’on ne
voit pas (logiciel, document, rapport, contrat etc.). Cependant la valorisation
des biens matériels suit des méthodes tellement diverses (selon que l’on adopte
la démarche du comptable, du créancier ou de l’actionnaire, on l’évaluera soit
par la valeur historique diminuée des amortissements, soit par la valeur de
remplacement, soit par la valeur sur le marché de l’occasion) et comporte des
fourchettes tellement larges qu’elle est tout aussi arbitraire que celle d’un
objet immatériel.
La difficulté vient plutôt des
habitudes. Comme, dans l’économie ancienne, tout effort de conception se
concrétisait dans une machine ou dans une usine, on pouvait croire que l’on
avait convenablement comptabilisé le capital immatériel en évaluant les seules
machines, les bâtiments etc. Mais il n’en est plus de même aujourd’hui.
Immatériel et « nouvelle
économie »
En effet, la « nouvelle
économie » a permis de valoriser des efforts de conception séparément de leur
concrétisation dans des biens. Les programmes pour ordinateur en sont un
exemple : le droit d’utilisation d’un logiciel peut être commercialisé sur le
réseau indépendamment de son support matériel. Le « plus » économique apporté
par l’ingénierie d’affaires, par les « montages » de partenariats, en sont un
autre exemple ainsi que l’organisation des réseaux de distribution, la qualité
du management etc.
On a pu dire que la nouvelle
économie était une « économie de l’immatériel » en ce sens que c’est
essentiellement une économie de la conception (des circuits intégrés, des
logiciels, des ordinateurs etc.), la part du coût de conception dans la fonction
de coût étant devenue majoritaire par rapport au coût de reproduction
industrielle : c’est le cas désormais pour des biens aussi « matériels » que les
automobiles et les avions, qui comportent d’ailleurs de plus en plus
d’électronique et de programmes informatiques et qui sont conçus et soumis aux
premiers tests par
simulation sur ordinateur.
Il en résulte des problèmes
d’évaluation nouveaux d’autant plus qu’une bonne partie du travail de
conception est interne à l’entreprise et ne laisse pas de traces dans la
comptabilité. Ces problèmes délicats requièrent des techniques nouvelles mais
ils ne semblent pas fondamentalement plus difficiles que ceux que pose, depuis
toujours, l’évaluation des actifs de l’entreprise.
Immatériel et qualité
La « qualité » d’un produit
(bien ou service) s’évalue selon le degré plus ou moins élevé de satisfaction
que la consommation de ce produit procure au consommateur. On peut se
représenter la qualité de deux façons différentes, qui concourent toutes deux à
l’augmentation de la satisfaction :
- à l’intérieur d’une même définition du produit, la qualité se mesure selon le
degré de finition (plus une unité du produit incorpore de travail, mieux elle
est adaptés aux besoins du consommateur ; on suppose que les travailleurs qui
fabriquent le produit ont une bonne connaissance de ces besoins). C’est le cas
pour la qualité des tissus et de la coupe des vêtements, la qualité des
automobiles, etc.
- on peut aussi adapter le produit à divers segments de clientèle en
diversifiant ses paramètres qualitatifs, sans pour autant mettre plus de travail
dans la fabrication d’une unité du produit : si les besoins des consommateurs
sont diversifiés, un produit diversifié apportera, à « qualité » (au premier
sens ci-dessus) égale, plus de satisfaction au consommateur en moyenne.
La qualité du produit suppose
une connaissance précise des besoins (et, dans le cas des biens différenciables,
une segmentation de la clientèle), donc un investissement en marketing, au sens
scientifique du terme. Elle concerne non seulement la fabrication du produit
mais toutes les opérations qui concourent à le mettre entre les mains du
consommateur et à son utilisation : distribution, information, service
après-vente etc.
La qualité suppose un effort
préalable de conception, que ce soit pour définir le travail dont
l’incorporation au produit permettra d’accroître la satisfaction du consommateur
d’une unité du produit (définition 1) ou pour définir les variétés entre
lesquelles il convient de diversifier le produit (définition 2). Cet effort de
conception, immatériel par définition, peut représenter l’essentiel du coût de
production (cas des logiciels, des microprocesseurs et, de façon plus générale,
de tous les biens dont le coût de production réside en grande partie dans le
coût de conception).
Magali
Demotes-Mainard, « La connaissance statistique de l’immatériel »,
Contribution de l’INSEE au Groupe de Voorburg sur la statistique des
services, Tokyo 6-10 octobre 2003
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