RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


A propos de l’« immatériel »

29 octobre 2003


Liens utiles

- e-conomie
- Comment évaluer une entreprise ?

Pour qualifier l’économie actuelle, on dit souvent qu'elle est « immatérielle ». Ce terme évoque quelque chose de vaporeux, d’impalpable, qui fait obstacle au raisonnement. Par ailleurs, on assimile souvent l’immatériel aux « services » ou encore à l’« innovation ». Cependant ces assimilations sont fallacieuses.

Nous proposons une définition de l’immatériel qui aide, nous semble-t-il, à clarifier la question.

Immatériel, biens et services

Nous proposons la définition suivante des services[1] : « Mettre à la disposition temporaire d’un client soit un bien[2], soit une capacité intellectuelle[3], soit un savoir-faire technique[4], soit une combinaison de plusieurs de ces éléments[5] ».

Si l’on retient cette définition, on voit apparaître la différence entre les services et l’immatériel : un service peut consister dans la mise à disposition d’un bien. L’essentiel du service réside dans le caractère temporaire de la mise à disposition, non dans son caractère immatériel[6].

Par ailleurs il entre une part d’immatériel dans les biens : toute machine a dû être conçue avant d’être fabriquée et sa production industrielle concrétise, en un nombre d’exemplaires éventuellement élevé, une conception qui a cheminé depuis l’idée floue initiale jusqu'au plan précis, puis aux méthodes et à l’organisation de la production.

Ainsi l’immatériel « mord » sur le terrain des biens comme sur celui des services. Sa frontière ne coïncide pas avec celle qui les sépare :

Il ne convient pas non plus d’identifier l’immatériel et l’innovation : l’organisation d’une entreprise, ainsi que sa dimension juridique qui se concrétise par des statuts et des contrats, sont immatérielles sans pour autant résulter d’une innovation : elles reproduisent plutôt des procédés éprouvés et conformes à l’état de l’art. L’immatériel ne s’identifie donc ni avec la recherche fondamentale, ni avec la recherche appliquée ; ni avec l’innovation de procédé, ni avec l’innovation de produit.

Immatériel et conception

Tout s’éclaire, nous semble-t-il si l’on accepte la définition suivante : les produits immatériels, qu’ils soient incorporés à un bien ou à un service, sont ceux qui résultent d’un travail de conception.

Ce mot recouvre les efforts qui préparent la production[7] et lui sont donc antérieurs : élaboration des plans et procédés de fabrication ; organisation de l’entreprise ; écriture des programmes informatiques ; négociation et mise au point des contrats ; marketing et construction du réseau de distribution.

La conception est parfois une innovation mais pas toujours : c’est pourquoi l’immatériel et l’innovation ne coïncident pas.  

Prenons l’exemple d’un programme informatique. Son écriture proprement dite est précédée par la définition des spécifications fonctionnelles, puis par celle des contraintes techniques pour s’interfacer au système d’information. Cette phase préalable à l’écriture nécessite des consultations et négociations. L'écriture elle-même est, en fait, une mise au point comportant de nombreuses vérifications. Le logiciel ne sera exécuté par l’automate qu’à l’issue des diverses étapes de sa conception.

Cette définition éclaire ce que nous avons dit ci-dessus sur la composante immatérielle d’un bien, qui recouvre le travail de conception ainsi que son résultat (plans, méthodes etc.), et sur la composante immatérielle d’un service : le service après-vente d’entretien et de dépannage d’une machine met en œuvre un savoir-faire et une organisation préalablement conçus ; il en est de même du service médical.

Les travaux de conception qu’une entreprise réalise (juridique, organisation, conception des produits et méthodes de production, connaissance des clients, gestion de la compétence) constituent un stock dont l’accumulation est antérieure à la production : il est impossible de produire quelque chose qui n’a pas été préalablement conçu. L’immatériel intervient ici dans la production non par le flux de son accumulation, mais par son stock accumulé : il relève donc de la catégorie du capital.

Pour certaines entreprises la production elle-même est immatérielle : c’est le cas des entreprises qui produisent des logiciels qu’elles vendent ou des brevets qu’elles commercialisent. Cela n’empêche pas les produits immatériels de relever de la catégorie du capital tout comme les machines-outils, produits de certaines entreprises destinées au capital d’autres entreprises.

La mesure du capital immatériel se heurte à des difficultés, mais en fait elles ne sont pas plus fortes que celles que rencontre la mesure du capital matériel. Certes il serait difficile d’oublier une machine lorsque l’on fait l’inventaire d’un stock de moyens de production alors qu’il est facile d’oublier un objet immatériel que l’on ne voit pas (logiciel, document, rapport, contrat etc.). Cependant la valorisation des biens matériels suit des méthodes tellement diverses (selon que l’on adopte la démarche du comptable, du créancier ou de l’actionnaire, on l’évaluera soit par la valeur historique diminuée des amortissements, soit par la valeur de remplacement, soit par la valeur sur le marché de l’occasion) et comporte des fourchettes tellement larges qu’elle est tout aussi arbitraire que celle d’un objet immatériel.

La difficulté vient plutôt des habitudes. Comme, dans l’économie ancienne, tout effort de conception se concrétisait dans une machine ou dans une usine, on pouvait croire que l’on avait convenablement comptabilisé le capital immatériel en évaluant les seules machines, les bâtiments etc. Mais il n’en est plus de même aujourd’hui.

Immatériel et « nouvelle économie »

En effet, la « nouvelle économie » a permis de valoriser des efforts de conception séparément de leur concrétisation dans des biens. Les programmes pour ordinateur en sont un exemple : le droit d’utilisation d’un logiciel peut être commercialisé sur le réseau indépendamment de son support matériel. Le « plus » économique apporté par l’ingénierie d’affaires, par les « montages » de partenariats, en sont un autre exemple ainsi que l’organisation des réseaux de distribution, la qualité du management etc.

On a pu dire que la nouvelle économie était une « économie de l’immatériel » en ce sens que c’est essentiellement une économie de la conception (des circuits intégrés, des logiciels, des ordinateurs etc.), la part du coût de conception dans la fonction de coût étant devenue majoritaire par rapport au coût de reproduction industrielle : c’est le cas désormais pour des biens aussi « matériels » que les automobiles et les avions, qui comportent d’ailleurs de plus en plus d’électronique et de programmes informatiques et qui sont conçus et soumis aux premiers tests par simulation sur ordinateur.

Il en résulte des problèmes d’évaluation nouveaux d’autant plus qu’une bonne partie du travail de conception est interne à l’entreprise et ne laisse pas de traces dans la comptabilité. Ces problèmes délicats requièrent des techniques nouvelles mais ils ne semblent pas fondamentalement plus difficiles que ceux que pose, depuis toujours, l’évaluation des actifs de l’entreprise.

Immatériel et qualité

La « qualité » d’un produit (bien ou service) s’évalue selon le degré plus ou moins élevé de satisfaction que la consommation de ce produit procure au consommateur. On peut se représenter la qualité de deux façons différentes, qui concourent toutes deux à l’augmentation de la satisfaction :
- à l’intérieur d’une même définition du produit, la qualité se mesure selon le degré de finition (plus une unité du produit incorpore de travail, mieux elle est adaptés aux besoins du consommateur ; on suppose que les travailleurs qui fabriquent le produit ont une bonne connaissance de ces besoins). C’est le cas pour la qualité des tissus et de la coupe des vêtements, la qualité des automobiles, etc.
- on peut aussi adapter le produit à divers segments de clientèle en diversifiant ses paramètres qualitatifs, sans pour autant mettre plus de travail dans la fabrication d’une unité du produit : si les besoins des consommateurs sont diversifiés, un produit diversifié apportera, à « qualité » (au premier sens ci-dessus) égale, plus de satisfaction au consommateur en moyenne.

La qualité du produit suppose une connaissance précise des besoins (et, dans le cas des biens différenciables, une segmentation de la clientèle), donc un investissement en marketing, au sens scientifique du terme. Elle concerne non seulement la fabrication du produit mais toutes les opérations qui concourent à le mettre entre les mains du consommateur et à son utilisation : distribution, information, service après-vente etc.

La qualité suppose un effort préalable de conception, que ce soit pour définir le travail dont l’incorporation au produit permettra d’accroître la satisfaction du consommateur d’une unité du produit (définition 1) ou pour définir les variétés entre lesquelles il convient de diversifier le produit (définition 2). Cet effort de conception, immatériel par définition, peut représenter l’essentiel du coût de production (cas des logiciels, des microprocesseurs et, de façon plus générale, de tous les biens dont le coût de production réside en grande partie dans le coût de conception).


[1] Magali Demotes-Mainard, « La connaissance statistique de l’immatériel », Contribution de l’INSEE au Groupe de Voorburg sur la statistique des services, Tokyo 6-10 octobre 2003

[2] Location d’un immeuble ou d’une voiture, communication téléphonique.

[3] Conseil, expertise.

[4] Dépannage, service après vente.

[5] Un billet d’avion donne le droit à occuper une place à bord et à bénéficier de l’expertise du pilote.

[6] « Treating intangibles as services obscures not only the real nature of intangibles but also that of services » (Peter Hill, « Tangibles, Intangibles and Services », Conference on Service Centre Productivity, Ottawa avril 1997.

[7] Au sens de « production d’utilité pour le client de l’entreprise », que celui-ci soit un consommateur ou une entreprise dont le produit considéré alimente la fonction de production. Entendue en ce sens, la « production » comprend la commercialisation et la distribution et accompagne le produit jusque dans les mains de son utilisateur.