Comment évaluer une
entreprise ?
2 octobre 2002
A la Bourse, la valeur d’une
entreprise est égale à sa capitalisation boursière, produit du cours de
l’action par le nombre des actions. Mais le cours s’établit sur le marché
étroit de la revente des actions de l’entreprise : il suffit
qu’un acheteur important se présente pour que le cours monte, ou bien que
quelqu’un veuille vendre un gros paquet d’actions pour que le cours diminue.
La capitalisation boursière est aussi volatile que le cours, ce qui en fait une
évaluation peu crédible.
Pour un comptable, la valeur de
l’entreprise est égale à l'actif net des dettes, c’est-à-dire à ses
fonds propres. Mais pour que cette valeur soit crédible, il faudrait que l’évaluation
de chacun des postes de l’actif (machines, immeubles, titres, créances etc.)
fût certaine. Or les règles comptables ont un caractère conventionnel
qui altère leur signification économique.
Pour un économiste, la valeur
de l’entreprise est la valeur actualisée de son cash-flow
futur. Cette conception de la valeur fait, contrairement aux deux précédentes,
reposer l’évaluation sur une estimation de données futures, une anticipation ;
elle implique donc une part d’incertitude. Cette incertitude est prise en
compte dans le taux d’actualisation, qui comporte une prime de risque.
C’est à cette dernière méthode
que nous adhérons en tant qu’économistes mais l’art de l’anticipation
est délicat. Aussi il est important de disposer de critères
que nous pourrons appliquer aux données observables pour étayer
nos anticipations. Ce sont de telles règles que nous allons proposer ci-dessous.
- * *
Dans le futur, l’entreprise
va mettre en valeur le capital fixe
qu’elle détient aujourd’hui ; elle va investir pour le modifier ; elle va s’adapter aux modifications de
l'environnement réglementaire
ou concurrentiel ; elle va tirer parti des opportunités. Les critères que
nous allons examiner visent à évaluer son aptitude à investir
ou à évoluer de façon judicieuse.
La démarche est représentée
par le graphique ci-dessous ; les flèches signalent les relations
entre critères successifs.
Critères principaux
Le but d’une entreprise est
de fournir sur le marché des produits utiles à ses clients. Il faut pour cela
qu’elle soit bien organisée (qualité de l’organisation), qu’elle
connaisse bien ses clients (qualité du marketing) et qu’elle maîtrise ses
moyens de production (maîtrise de la fonction de production).
Qualité de l’organisation
L’essence même de
l’entreprise, c’est d’organiser l’action des personnes qui la composent
en vue de produire des biens et services utiles aux consommateurs (directement
s'il s'agit de biens de consommation, indirectement s'il s'agit de biens
intermédiaires). Une entité
inorganisée, qu’elle soit parasitée par des réseaux qui pompent sa
substance
ou que chacun soit libre d’y agir selon son caprice, ne mérite pas le nom
d’entreprise.
L’organisation est donc
l’actif le plus précieux de l’entreprise, bien qu’il ne figure
pas au bilan. Sa qualité réside
dans la clarté du vocabulaire et des consignes de travail partagés par les
personnels ; dans l’équilibre du découpage des missions des entités,
qui doit simplifier autant que possible les flux internes de produits et
d’informations ; dans la bonne articulation entre expertise et légitimité
lors de la préparation des décisions.
Il est difficile d'évaluer
directement la qualité de l'organisation, mais on peut l'évaluer indirectement
en transitant par l'évaluation du système d'information (cf. ci-dessous).
Qualité du marketing
Pour que l’entreprise puisse
fournir des produits utiles à ses clients, il faut qu’elle connaisse ceux-ci
et leurs besoins. Le marketing
est l’une des disciplines intellectuelles essentielles de l’entreprise. Les entreprises dévorées
par leur organisation (c'est souvent le cas des entreprises anciennes) n’accordent pas d’attention à leurs clients
et négligent le marketing.
La qualité du marketing s’évalue
en examinant la segmentation de la clientèle : il
existe des segmentations de mauvaise qualité, par exemple celles qui classent
les clients selon leur opinion sur l’entreprise et ne considèrent donc
pas le client lui-même ; il arrive aussi que la segmentation ne soit pas
mise à jour alors que le marché à changé.
Un marketing de qualité
suppose la maîtrise de méthodes statistiques de classification et de
diagnostic, ainsi que la formation des personnels du terrain à l’utilisation des outils
de diagnostic et de prescription forgés par
le marketing.
Le marketing s'intéresse aussi
au positionnement de l'entreprise par rapport à ses concurrents : il examine
les parts de marché, identifie les facteurs explicatifs, propose des
stratégies commerciales compétitives (diversification des produits,
"packaging", partenariats, tarification, fidélisation etc.)
Maîtrise de la fonction de production
La « fonction de
production », c’est la relation qui existe entre les quantités d’inputs
(facteurs de production, matières premières) et les quantités d’outputs (produits).
Lorsque l’on associe à chaque input son prix unitaire, on peut calculer la fonction de
coût à partir de la fonction de production. La fonction de production évolue avec le progrès
technique
qui transforme méthodes et outils.
L’efficacité de la mise en
œuvre de la fonction de production est le grand souci de
l’entreprise : il s’agit de minimiser le coût de production. Il faut
aussi faire évoluer la fonction de production pour pouvoir utiliser des
technologies efficaces, conformes à l’état de l’art.
L’entreprise connaît-elle sa
fonction de production ? se tient-elle au courant de l’état de l’art,
a-t-elle organisé une veille technologique et des benchmarks ? la mise en
œuvre de sa fonction de production est-elle efficace ? les évolutions des
prix des facteurs et matières premières sont-elles suivies avec attention ?
Une entreprise qui connaît sa
fonction de production peut l’utiliser pour des simulations, des
jeux stratégiques qui préparent la manœuvre à exécuter en cas de changement
du prix des facteurs de production ou des matières premières, en cas de variation brusque
du carnet de commande, ou encore pour diversifier l’offre sur de nouveaux
segments de clientèle.
Critères secondaires
En principe, si les trois critères
ci-dessus sont bons, le reste en découle et l’entreprise est de bonne
qualité. Mais comme leur évaluation est très délicate, il faut examiner d’autres critères pour
la confirmer et la préciser.
Qualité du système d’information
Voici quelques années
l’organisation résidait dans les cerveaux des personnes, se communiquait pour
l’essentiel de façon orale et ne se déposait qu’en partie dans des notes
dont l’interprétation est toujours délicate. Aujourd’hui le système
d’information équipe toutes les procédures de l’entreprise et pour le spécifier il faut documenter l’organisation.
Alors qu’il serait
difficile d’interpréter, de décoder les notes et les propos des personnes,
protégés à la fois par le jargon et la prudence, le système d’information
donne de l’organisation une image en quelque sorte naïve, non apprêtée, car ceux qui
l’ont spécifié n’ont généralement pas pensé que l’on pouvait
évaluer l'organisation en observant le système d'information. Passer par le système d’information pour évaluer
l’organisation est donc une démarche efficace même si elle
est indirecte. En particulier la solidité des référentiels est un indicateur de la cohérence de
l’entreprise.
Nous avons proposé ailleurs
une check-list
pour évaluer le système
d’information.
Qualité des produits
Si le marketing est bon, si la
fonction de production est maîtrisée, en principe les produits seront
bons, bien positionnés sur le marché, vendus à un prix compétitif ; le
réseau commercial sera efficace ainsi que le service après vente. L’évaluation
de la qualité des produits permet de valider deux des critères principaux.
Qualité des compétences
La compétence
de l’entreprise est le résultat conjoint de la compétence des individus qui la
composent et de la
qualité de l’organisation. En principe, une entreprise bien organisée attire
les personnes compétentes ;
l’évaluation de la compétence des personnes permet
donc de valider la qualité de l’organisation et de s’assurer que l’on a
bien affaire à une entreprise compétente.
Qualité de la direction
Il se peut que tous les critères
ci-dessus soient bons, mais que l’entreprise soit mal dirigée. Certains
dirigeants sont de bons organisateurs mais de mauvais stratèges : celui
qui est capable de concevoir une voiture de course n’est pas nécessairement
son meilleur pilote. L’entreprise bien organisée
a ce qu’il faut pour prendre de bonnes décisions ; encore faut-il
qu’elle les prenne.
Il existe des directions timorées, peu imaginatives, qui
ne sont pas
orientées vers l’action mais vers la paix
du management. Il existe aussi des entreprises mal organisées qui ne s’en
tirent pas mal, le pilote tirant bon parti d’une machine médiocre
dont son « coup d’œil » compense à peu près les défauts. Certaines entreprises ont un
bon système d’information même si elles ne sont pas fortement informatisées
: un petit carnet est parfois plus précieux qu’un ordinateur .
Recoupements
Satisfaction des clients
L’évaluation de la qualité
des produits doit être confortée par une enquête auprès d’un échantillon
de clients ; il faudra vérifier, outre l’adéquation du produit aux
besoins, la qualité du service commercial et du service d’après-vente, et
vérifier la solidité du positionnement de l'entreprise face à la
concurrence.
Engagements financiers
L’entreprise la plus efficace
peut être « plombée » par des dettes trop lourdes. Il faut évaluer
les engagements financiers, y compris les engagements hors bilan, pour
s’assurer qu’ils ne sont pas trop importants en regard du cash-flow prévisible.
Satisfaction des créanciers et des actionnaires
La "crédibilité" de
l’entreprise, clé de l'obtention des moyens financiers, s’évalue selon la confiance que lui accordent ses créanciers
et ses actionnaires.
Démarche à suivre
Pour évaluer une entreprise,
il convient avant tout recours à la comptabilité de suivre la check-list
suivante :
1)
évaluer trois critères principaux :
- qualité de l’organisation ;
- qualité du marketing ;
- maîtrise de la fonction de production.
2) conforter l’analyse par
l’évaluation de trois critères secondaires mais importants :
- qualité du système d’information ;
- qualité des produits ;
- qualité des compétences.
3) apprécier la qualité de la
direction.
4) recouper les informations précédentes
en évaluant :
- la satisfaction des clients ;
- les engagements financiers ;
- la satisfaction des créanciers et des actionnaires.
Après avoir parcouru cette
check-list, il sera possible d’interpréter les données comptables, d’évaluer les anticipations et les
risques, et enfin de calculer la valeur
de l’entreprise (qui aura le plus souvent la forme d’une
fourchette pour tenir compte des incertitudes).
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