Le système d’information dans la sociologie de l’entreprise
(Exposé au Club des
maîtres d'ouvrage des systèmes d'information le 17 septembre 2001)
L’entreprise est un être vivant concret. Comme tel, il peut être vu sous
divers aspects dont il assure la synthèse. Richard Feynman disait qu’on trouve
le monde dans un verre de vin ; on trouve le monde dans une entreprise.
On considère le plus souvent l’entreprise sous l’angle économique (fonction
et facteurs de production, fonction de coût, marché, investissement,
dimensionnement des équipements et différenciation des produits) ou l’angle
juridique (propriété du capital, contrats de travail, contrats commerciaux,
créances et dettes) ; on peut la considérer aussi sous l’angle sociologique
et observer les échelles de valeur, rapports d’influence, sphères de légitimité,
conflits de pouvoir etc.
L’approche sociologique est parfois jugée suspecte. D’une
part elle fait l’objet de l’essentiel des conversations de couloir dans
l’entreprise : c'est du " café du commerce ",
ce n'est pas sérieux. D’autre part certains sociologues la
désavouent : pour eux, la société est un tout ; on ne peut pas distinguer la
sociologie de l’entreprise de la sociologie générale qui concerne la société
tout entière. Les analyses sociologiques de l’entreprise leur semblent
incorrectes au plan scientifique, car non pertinentes dans leurs concepts et leurs hypothèses.
Il n’en reste pas moins que ceux qui travaillent sur le système d’information
de l’entreprise doivent se colleter avec sa sociologie, avec des phénomènes qui influencent comportements et
décisions mais que l’on ne
peut réduire ni à l’économie, ni au juridique : si le
système d’information a comme nous le pensons quelque chose à voir avec le langage que l’on parle dans
l’entreprise, avec les priorités et les valeurs qu’impliquent son organisation
et sa stratégie, il sera bien en relation avec
sa
sociologie.
Toute entreprise possède une sociologie particulière et nous
ne pourrons pas rendre compte de cette diversité ; nous allons
donc présenter quelques "vues" de l’entreprise qui, comme autant de petits
modèles, fournissent un premier cadre conceptuel qu'il faudra enrichir et préciser dans chaque cas.
Cycle de vie de l’entreprise
Comme tout être vivant, l’entreprise a une histoire : elle naît, elle croît,
elle meurt. L’âge d’une personne est un paramètre important de son caractère ;
de même, il est utile de savoir où l’entreprise en est
dans sa trajectoire pour comprendre les rôles et ambitions des personnes qui la
composent, l’articulation des structures de décision etc. Il est utile aussi de
réaliser que l’entreprise mourra un jour : on
la croit trop souvent éternelle.
Traçons la trajectoire à grands traits.
Créée par des pionniers qui pèsent risques et
opportunités, l’entreprise est à l’origine modeste et
aventureuse. Son système d’information est d’autant plus souple et évolutif
qu’il reste léger, l’entreprise étant de petite taille.
Pour l’essentiel, elle se contente de groupware et de
bureautique.
Après le succès, la formule des pionniers est érigée
en recette par des organisateurs, qui en
feront une paisible mais efficace routine (ainsi Ray Kroc a systématisé et
généralisé la formule de restauration rapide mise au point par Maurice et
Richard McDonald). Les pionniers s'ennuient et
partent. Le système d’information s’est alourdi et structuré : des
" applications " sont apparues, qu’il faut maintenir et faire évoluer.
Une direction informatique est née.
Puis l’entreprise prospère et dégage
une trésorerie qu’il faut désormais gérer. Les financiers
arrivent. Ils transformeront
l’entreprise en vache à lait. Désormais ses dirigeants ne cherchent plus à
" changer le monde ", mais à " faire du business ". Ses cadres savent que pour
réussir il faut se conformer aux dogmes de la maison et
ne pas faire de zèle.
Les financiers aiment les " montages " (fusions,
absorptions etc.) dont ils attendent une "création de valeur" (c'est-à-dire une
montée du cours de l'action) mais qui, le plus souvent,
compromettent l’économie de l’entreprise, les réussites
étant rares. Le
système d’information fournit les données nécessaires au
contrôle de gestion. La direction
informatique est devenue l’un des pôles de pouvoir de l’entreprise. Les partenariats échouent souvent en raison de la difficulté à interconnecter les
systèmes d’informations.
A force de croître, l’entreprise devient enfin énorme. Des réseaux
politiques, syndicaux, corporatistes l’enserrent pour y pomper richesse et
pouvoir. Ils réagissent devant la nouveauté, la réflexion, comme des reptiles
d’autant plus dangereux que le
cerveau minuscule abandonne le travail à la moelle épinière. Gare au naïf dont
l’initiative touche un point du crocodile : il sera
instantanément fauché par un mouvement réflexe.
L’entreprise,
prisonnière des réseaux, devient rigide comme
une personne atteinte de
myosite ossifiante progressive, l’ossification
des tissus musculaires. Elle mourra s’il se produit des chocs extérieurs auxquels elle
ne pourra répondre. Son système d’information est,
lui aussi, devenu rigide : il serait coûteux de le modifier, toute modification susciterait des conflits.
Toute entreprise traverse, durant son histoire, des situations dont ce
scénario illustre la diversité. La direction générale est animée de conflits
dont l’enjeu est, à travers l’entrelacement des intérêts particuliers, la
personnalité de l’entreprise. Sur le terrain et au jour le jour, cette
personnalité semble stable comme la surface d’un lac qui
cache courants et tourbillons, les échos des conflits internes à la direction
s’estompant avec la distance.
Le pire n’étant jamais certain, des marges de manœuvre existent. Cependant
l’innovation est d’autant plus difficile que l’entreprise est plus grande et que
les réseaux l’enserrent de plus près. On tentera parfois
de faire passer l’innovation par le système d’information, mais si
l’organisation de l’entreprise s’y oppose cela ne peut aboutir.
Culture d’entreprise
Quelles sont les valeurs auxquelles l’entreprise obéit ? comment, en fonction
de quels critères, se distribuent le pouvoir de décision,
le pouvoir d’influence, le droit à la parole ? Toujours dans les grandes lignes,
on distingue trois styles de management : le système des caciques, le
système rationalisé, le système organique.
Système des caciques
L'entreprise est dirigée par des " anciens " dont chacun a, durant sa
carrière, construit un réseau de relations et négocié
une
zone d'influence. Le directeur général est un arbitre qui veille à l'équilibre
des pouvoirs en donnant raison (et budget) tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Il
divise pour régner. L'énergie de l’entreprise se consume en négociations
internes.
Les qualités demandées au personnel sont discipline, dévouement, fidélité,
égalité d'humeur. Ses compétences, acquises avant d’entrer dans l'entreprise,
progressent peu car elles ne constituent pas un critère d'avancement.
L’entreprise ne peut survivre que si elle est protégée. C'était le cas des
monopoles publics avant que la concurrence n'arrive, c’est le cas de certaines
entreprises protégées par un monopole local.
Le système d’information est construit autour d’applications stables, gérée
par une direction informatique elle-même dirigée par un cacique. L’innovation
est rare.
Système " rationalisé "
L'entreprise est divisée en centres de résultat dotés chacun d'objectifs et
de comptes permettant d'évaluer l'efficacité des managers. Pour construire la
comptabilité analytique, il a fallu définir des conventions âprement négociées ;
une fois ces choix faits la négociation porte sur la décision d'investir, que le
calcul éclaire sans ambiguïté sinon sans incertitude.
Les responsabilités sont décentralisées au sein du management.
L'organigramme, qui définit les entités et désigne leurs responsables, est la
pièce maîtresse de l'organisation. Il doit être assez stable dans le temps pour
que l'on puisse confronter engagements et résultats.
Ce système convient à des entreprises produisant en série des produits
standards sur des marchés à évolution lente. Il facilite la gestion des
infrastructures, l'organisation d'une force de travail spécialisée, la
préparation des plans d'investissement.
Les compétences demandées sont des savoir-faire correspondant chacun à des
tâches définies. L'entreprise dispense les formations nécessaires ; des
qualifications standardisées rendent les individus interchangeables.
Le système d’information sera volontiers structuré autour d’un ERP.
Il
fournit des éléments d’aide à la décision et s’organise
autour du référentiel de l’organisation, colonne
vertébrale de la comptabilité analytique. Cependant il
est difficile pour l’entreprise rationalisée de mettre en place des structures
de projet pour les projets transverses, et il est pratiquement impossible de trouver
un centre de résultat qui accepterait de porter une dépense qui, tout
en ayant un effet négatif sur ses propres comptes, serait nécessaire pour
l'entreprise.
Le passage du système des caciques au système rationalisé se fait,
sous la pression de la concurrence, pour diminuer les coûts et restaurer la
marge. Il implique l'élimination des caciques, la mise en place de centres de
résultats et de procédures de planification. Il comporte un changement des
critères de gestion et des points de repère du personnel.
Système " organique "
Pour l'entreprise " organique ", le mot clé est processus, au sens de
" suite des opérations permettant de traiter une affaire ". Un processus
comporte une succession de décisions qui doivent être
prises par le personnel. Le contrôle hiérarchique joue a posteriori et répond
aux dysfonctionnements en adaptant le processus. La
responsabilité est décentralisée vers les exécutants eux-mêmes.
La hiérarchie est courte, le contact entre base et sommet facile. Les
personnels se forment en travaillant. Les qualités qui leur sont demandées sont
l'adaptabilité (pouvoir activer des processus divers), le bon sens (prendre la
décision juste face à un cas particulier), l'esprit de responsabilité (assumer
les décisions sans angoisse).
Le système d’information met en œuvre l’ " aide à la tâche " (" travail
assisté par ordinateur ") et les workflows.
Il articule les applications centrales avec les ressources du groupware
(" Intranet "). Son référentiel est construit autour de " composants métiers "
réutilisables par divers processus.
L’entreprise rationalisée résistera d'autant plus à la mise en place
du système organique qu'elle sera mieux organisée. Pour
une entité jugée sur ses comptes analytiques, tout
processus qui traverse sa frontière doit en effet être muni de compteurs. Mais
comment évaluer une expertise ? si plusieurs entités coopèrent à un même
processus, comment en partager la responsabilité ? Il avait
fallu
casser le système des caciques pour passer au système rationalisé ; il faut
casser le système rationalisé pour passer au système organique. Chacun de ces
passages suppose sacrifices et destructions.
Le SI, reflet des valeurs de l’entreprise
L’entreprise exprime ses idées directrices dans sa communication interne, son
rapport annuel et sa publicité. Mais ces discours
décrivent ce que l’entreprise voudrait être ou paraître, non ce qu’elle est
vraiment. L’entreprise voudrait être aimée par
de fidèles clients, admirée pour la qualité de ses
produits, prestigieuse par son professionnalisme. Il faut, pour
voir la vérité, pénétrer l’arrière cuisine, l’endroit où l’entreprise
s’exprime naïvement. Cet endroit, c’est le système
d’information.
En examinant le système d’information, on découvre des priorités différentes
de celles affichées ou souhaitées. La vérité de l'entreprise,
c'est souvent le nombrilisme ; ce n’est pas le client qui est
"au cœur de l’entreprise", mais
l’organisation interne. La priorité des managers ne
réside pas dans le marché, mais dans la surveillance de
leurs plates bandes mutuelles (voir "Le
compromis managérial").
Cela se voit dans les identifiants. Identifie-t-on le client, dont on veut
suivre le comportement et étudier les besoins, ou bien
l’équipement dont l’entreprise se sert pour produire le service ? le marketing
dit qu’il faut identifier le client ; la pratique, c’est
que l’opérateur télécoms identifie la ligne téléphonique, le banquier
identifie le numéro de compte, l’hôpital identifie le lit. Votre banquier ne
sait pas additionner les crédits et débits de vos comptes, votre opérateur
télécoms vous envoie autant de factures que vous avez de lignes etc.
L’entreprise est dévorée par son organisation interne, à laquelle elle accorde
toute son attention, et le client passe
après, quoique l'on dise.
La relation avec la clientèle n’est pas la seule victime de la priorité
accordée à l’organisation. Dans une entreprise
industrielle, on trouvera une nomenclature de produits différente
pour chaque usine, pour chaque filiale, ce qui rendra difficile la
définition de produits intégrés et la mise en place de
l'"e-business". Le découpage
géographique du marché sera dicté par l’équilibre des pouvoirs entre barons ou
par des critères managériaux (" pas plus de cinq établissements pour une
direction régionale "), au dépens de la compréhension du
marché.
Il n’est pas surprenant alors qu’il soit
si difficile de réussir les partenariats où
l’entreprise associe, en un même " package ", son offre à celle d’autres
entreprises. La réussite d’un partenariat suppose que les systèmes d’information
échangent les données nécessaires
au processus de production et, surtout,
au partage du profit. Mais il sera pratiquement
impossible de faire
communiquer des SI dont les fondations reflètent non l’économie du marché, mais
l’organisation particulière à chaque entreprise.
Les couches de la décision
La décision tranche les débats, arbitre les conflits, indique la stratégie.
C'est la fonction du "décideur". On ne peut évoquer la décision dans l’entreprise sans parler de légitimité :
seul est habilité à décider celui qui en a la fonction.
L’expert a le droit, et même le devoir, de donner un avis ; mais ce
n’est pas à lui qu’il revient de décider. On distingue
diverses expertises : l’expertise
du terrain, apportée par la première ligne ; l’expertise des
concepteurs métier, apportée par des ingénieurs attentifs à l’état de l’art
professionnel ; l’expertise technique, apportée par d’autres ingénieurs
qui suivent l’état de l’art technologique. Dans le cas du système d’information,
l’expertise du terrain vient des utilisateurs, les concepteurs métier sont les
maîtres d’ouvrage opérationnels, l’expertise technique vient de l’informatique.
La qualité de la procédure de décision réside dans la
distinction des rôles des divers experts et du décideur, et dans le soin apporté
à leur articulation (voir "Articuler l'expertise
et la décision").
La légitimité se distribue autour de quatre pôles : la direction de
l’entreprise possède la légitimité politique ;
l’administration de l’entreprise est légitime
sur les questions d’organisation et l’évaluation
des projets ; les métiers sont les maîtres de l’expertise
professionnelle ; l’informatique possède l’expertise
technique.
La direction
Le président de l’entreprise incarne la légitimité suprême, comme le fait la
Couronne en Grande-Bretagne. Il se charge des relations avec les
actionnaires, les banquiers, l’administration ; dans les grandes entreprises, il
est en rapport avec le gouvernement. Il représente
l'entreprise devant les médias et la direction de la
communication est son outil quotidien.
Le dirigeant français n’est généralement pas un ingénieur mais plutôt un
politique : depuis les années 70, le pouvoir dans les grandes entreprises a été
pris par des Enarques ou assimilés (il existe des exceptions, mais encore une
fois nous schématisons délibérément). Le dirigeant estimerait incompatible avec son statut
social de mettre les mains sur un clavier d’ordinateur.
S’il a une boîte aux lettres, c’est son assistante qui trie et imprime
les messages.
Même s’il est conscient de l’importance " stratégique " du système
d’information, le dirigeant s’en fait une idée abstraite et il est mal à l’aise
pour arbitrer les décisions le concernant. Il arrive qu’il soit
volontariste (" je veux que nous soyons présents sur
l’e-commerce dans six mois "), mais devant les difficultés ce volontarisme se dégrade en
velléités. Les contraintes pratiques, techniques du
système d’information lui paraissent mesquines, comparées
à ses attentes stratégiques grandioses. Si vous lui
parlez du poste de travail des utilisateurs, du référentiel de l’organisation,
des processus à équiper, il vous trouvera terre à terre.
A l’orée de l’économie de l’" immatériel " et des " services ",
certains
dirigeants en viennent à penser que la technique n’a
aucune importance, l’essentiel étant affaire d’image de marque. Ils surestiment
l’importance des médias, de la communication, au détriment des fondamentaux.
L’administration
L’" administration de l’entreprise ", c’est l’ensemble constitué par la
direction générale, la direction financière, le contrôle de gestion et la DRH.
Ce sont des activités de contrôle et d’organisation, de support et de
normalisation. En relation directe avec la direction de l’entreprise, elles
relayent sa stratégie.
Les responsables de l’administration ne sont généralement pas des ingénieurs
de formation,
mais des juristes, des économistes ou des sociologues. Pour eux
aussi, le système d’information est une chose abstraite, même si se conformant
à la mode ils lui attribuent eux aussi un caractère " stratégique ".
L’administration est jalouse du pouvoir que
l’informatique tire de son gros budget. Elle pratiquera
donc volontiers une politique de compression des coûts : quelles que soient les
priorités et contraintes, le budget de l’informatique ne devra pas dépasser un
montant fixé à l’avance, l’" enveloppe ". Celle-ci sera
parfois libellée non en euros, mais en hommes*mois de développement, et le
budget proprement dit sera entouré d’un flou facilitant les dérives. La
discussion du budget sera réduite à une séance lors de laquelle le DG
manifestera de la mauvaise humeur et barrera quelques projets dans une longue
liste.
L’administration aime la simplicité de l’organisation et s’oppose
donc à la constitution de pôles de compétence en maîtrise
d’ouvrage. On entendra dire : " tout ça, c’est de l’informatique ", ou mieux encore : " la
maîtrise d’ouvrage doit être faite par l’informatique ". Il est en effet
difficile pour des organisateurs d’instaurer dans l’entreprise à propos du
système d’information, qu’ils comprennent mal, une dialectique entre deux pôles
professionnels chargés l’un des aspects fonctionnels, l’autre des aspects
techniques. Une telle dialectique existe certes entre la direction de la production et
la direction commerciale, dont l’affrontement constitue la respiration même de
l’entreprise (l’un disant que les produits sont invendables, l’autre que les
commerciaux sont incapables de vendre de merveilleux
produits). Mais cette dialectique est subie, non voulue,
alors que la constitution d’une maîtrise d’ouvrage professionnelle suppose que
l’on veuille créer un pôle dialectique.
Dans son utilisation des systèmes d’information, l’administration est souvent
maladroite. Elle produit pour la direction les tableaux
de bord et aides à la décision. Il est rare que ces outils soient de bonne
qualité, car l’administration n'a pas les compétences
nécessaires en administration des données et en statistique (le savoir
statistique est utilisé par les banques pour le calcul financier, par les
entreprises industrielles pour la maîtrise de la qualité, mais les " datawarehouse ",
" datamining " et autres " systèmes d’aide à la
décision " en sont au tout début.) (voir "Histoire
d'un tableau de bord").
Les métiers
Par " métiers ", nous entendons les directions qui produisent et qui
vendent : marketing, commerce, production, maintenance, exploitation,
distribution, etc. Les métiers constituent la physique de
l’entreprise, le lieu où se construisent ses produits et sa relation avec son
marché.
Les métiers détiennent le savoir technique et économique de
l’entreprise, mais à la façon dont des consommateurs détiennent le savoir sur
leurs besoins : s'ils sont les seuls porteurs
légitimes de leurs propres besoins, cela ne veut
pas dire qu’ils sachent les exprimer. Les métiers étant accaparés par l’activité
quotidienne il leur est difficile de définir leurs
priorités, de les communiquer entre eux et
à la direction de l’entreprise.
C’est dans les métiers que réside l’expertise de l’entreprise, avec les
divers niveaux que nous avons évoqués : le terrain, le concepteur, le stratège
(directeur du métier) ; à chacun de ces niveaux correspond une couche spécifique
de maîtrise d’ouvrage : utilisateurs, maîtrise d’ouvrage opérationnelle (MOAO),
maîtrise d’ouvrage stratégique (MOAS) ; le maître
d’ouvrage délégué (MOAD) est,
auprès du stratège, le garant de la qualité de l’expression des besoins et des
méthodes de travail. (voir "Fonctions dans la
maîtrise d'ouvrage").
L’empilage de ces niveaux d’expertise reflète la complexité de la relation
des métiers avec leur système d’information. S'y ajoute
un problème intellectuel : la conception du système d’information suppose que
l’on traverse dans le bon ordre trois couches différentes.
Il faut d’abord que les utilisateurs " réalisent ", c’est à dire perçoivent
que la solution existe réellement. Il faut ensuite qu’ils comprennent comment
cela marche. Ce n’est qu’après ces deux étapes qu’ils peuvent assimiler le
savoir-faire et apprendre à s’en servir. Supposez que vous installiez une
messagerie dans une entreprise qui en était auparavant dépourvue. La première
difficulté pour l’utilisateur est de " réaliser " en quoi la messagerie
consiste, et il découvre non sans étonnement la possibilité d’ouvrir les
messages en cliquant dessus, la possibilité d’envoyer une
réponse, l’existence du carnet d’adresse et des pièces jointes, etc.
Il est impossible d’utiliser un outil dont on n’a pas " réalisé "
l’existence. Il n’est pas, par contre, indispensable de " comprendre " comment
il fonctionne : d'excellents
conducteurs ignorent comment fonctionne leur automobile ;
par contre cette compréhension est nécessaire aux maîtres d’ouvrage, aux
concepteurs qui doivent définir l’outil, le paramétrer, l’articuler à d’autres
au sein du système d’information. Enfin, une fois ces étapes franchies (l’étape
" comprendre " pouvant être légère pour certaines
personnes, utilisateurs purs), on peut passer à l’acquisition du savoir-faire, des réflexes qui permettront d’utiliser l’outil sans même y penser.
La mise en place des workflows se heurte à cette
difficulté intellectuelle : bien que la conception et la réalisation d’un
workflow ne soient pas plus délicate que d’autres démarches, il est difficile pour une personne qui n’a jamais vu de workflow
de " réaliser " en quoi cela consiste. De même, un métier aura du mal à
modéliser son activité, à définir les priorités entre ses
besoins, parce qu’il lui est difficile de " réaliser " par avance les services
que le système d’information lui apportera. C’est cela qui rend délicate
l’utilisation d’UML par les maîtrises d’ouvrage, ainsi que la
validation des modèles par le maître d’ouvrage
stratégique.
Par ailleurs, le système d’information apporte des changements à
l’organisation des métiers, et ces changements suscitent parfois l’appréhension.
La transparence, que tout le monde souhaite en principe, n’est pas la bienvenue
pour ceux dont elle compromet le pouvoir ; la suppression des niveaux
hiérarchiques intermédiaires est souhaitée par tous, sauf par ceux dont le poste
est supprimé.
Le choc de l’innovation
L’innovation réussie, c’est la clé du succès pour
l’entreprise : elle permet de diminuer le coût de
production, d’offrir des produits nouveaux, de prendre de l’avance sur
les concurrents et de dégager un profit " extra " qui
réjouira ses actionnaires. Certaines grandes entreprises
possèdent un centre de recherche, ou bien elles ont des relations assidues avec
des chercheurs. Il en résulte une boucle sociologique.
Les chercheurs, les innovateurs, constituent un petit monde ayant ses propres
valeurs, signes de reconnaissance, effets de modes et priorités. La sociologie
de l’entreprise a certes une influence sur la sociologie des chercheurs, mais
cette influence est lointaine. Le chercheur dialogue plus volontiers avec un homologue
étranger qu’avec les métiers de l’entreprise, ce qui les fait d’ailleurs
enrager.
L’innovation est bien sûr influencée par la sociologie des chercheurs : elle
se produira dans les domaines qu’ils ont fouillés avec le plus d’intensité. Le
choix de ces domaines est donc décisif pour l’orientation de l’innovation.
Certes le flair des scientifiques les oriente vers les plus
prometteurs ; mais leur choix n’obéit pas qu’à des critères scientifiques : il
existe des modes parmi les chercheurs, des préjugés ; un centre de recherche est
le théâtre de conflits de pouvoir aussi violents que ceux de la DG. Il en
résulte qu’une bonne part de l’effort de recherche reste stérile, l’innovation
étant le produit fatal d’une activité qui ne la visait pas en priorité.
Quoiqu’il en soit, des innovations se produisent. Elles ne sont pas
immédiatement bienvenues. L’innovation
provoque dans l’entreprise un choc parfois épouvantable. Elle modifie le
champ du possible. Il faudra d’abord que l’on " réalise " cette modification,
que l’on en prenne la mesure, que l’on assimile sa réalité. Il faudra mettre en production
le produit nouveau, ce qui comporte des difficultés et des coûts dix fois
supérieurs à ceux de la recherche. Puis il faudra modifier l’organisation de
l’entreprise, ses circuits de vente, etc. L’innovation arrive sur l’économie de
l’entreprise comme un météorite. L’entreprise refusera longtemps de la prendre
au sérieux : pendant des années, Xerox a refusé l’imprimante à laser,
et les opérateurs télécoms ont longtemps refusé le téléphone
mobile.
L’informatique
La sociologie de l’informatique est un sujet délicat. L’informatique est au
sein de l’entreprise un pôle de pouvoir d’autant plus fort que le fonctionnement
des métiers dépend d’elle et que son budget
est plus imposant. Une entreprise de service de quelques
dizaines de milliers de personnes dépense pour l’informatique plusieurs
centaines de millions d'euros par an ; c’est, avec les frais de personnel et l’immobilier,
un des plus gros postes de dépense. Le directeur de
l’informatique est un potentat.
Cependant l’informatique souffre. Elle a été soumise à une évolution rapide :
remplacement de la mécanographie par les ordinateurs dans les années 60, mise
en réseau et irruption des mini-ordinateurs dans les années 70, arrivée des
micro-ordinateurs dans les années 80, développement des réseaux locaux, des
applications bureautiques et de l’Internet dans les années 90. Les plates-formes
(machines, systèmes d’exploitation) ont été bousculées ainsi que les langages
de programmation (Fortran et surtout Cobol font place à C++, Java et Perl).
A chaque étape, des personnes ont été mises sur la touche.
Des activités jugées ancillaires, comme le développement, sont devenues
de plus en plus compliquées sans acquérir pour autant un meilleur statut social.
Par ailleurs il est devenu impossible à une direction
informatique de maîtriser l’ensemble des savoirs
nécessaires à son activité : pour choisir dans la
diversité des solutions, pour maîtriser les langages et interfaces, pour évaluer
la pérennité de fournisseurs dont elle dépendra, elle
doit faire appel à des SSII. Elle est confrontée à des
séductions parfois trompeuses, car il est rare qu’un fournisseur tienne ses
promesses une fois le contrat signé. Les montants en jeu étant importants, il en
résulte des tentations fortes.
La sociologie de l’informatique est donc actuellement en crise et sans doute
en transition vers une nouvelle informatique dont on ne sait trop ce qu’elle
sera.
Toutefois les informaticiens d’aujourd’hui ont gardé de leur histoire
certains traits qui les caractérisent. Par formation, ils restent attachés aux
grands systèmes centraux ; s'ils participent au
déploiement de la bureautique, c'est sans plaisir.
L’informatique de communication (messagerie, documentation électronique) ne
correspond pas à leur culture qui s'attache plutôt au
traitement des données structurées.
L’expérience courante montre combien il est difficile, pour quelqu’un qui a
été formé à la rigueur des langages conceptuels, de s’accommoder du flou des
connotations qui sont si efficaces pour la communication courante entre personnes.
L’informaticien de formation parle une langue de bois un peu
comique ; il lui est difficile de comprendre,
de sentir les situations et les personnes. C’est presque une
maladie
professionnelle, même si bien sûr quelques informaticiens en
sont exempts.
Cependant le système d’information est fécondé par la rencontre de
l’informatique de communication (qui véhicule le langage connoté, symbolique,
des êtres humains) et l’informatique de traitement des données structurées (qui repose sur
un langage conceptuel facilitant la simulation des causalités), rencontre dont
la modélisation des processus est le vecteur. Cette rencontre ne s’opère pas
dans la sociologie actuelle de l’informatique, dont les valeurs
suprêmes résident toutes dans le
traitement des données structurées. L’entreprise ne peut alors faire
progresser le système d’information, bénéficier de l’ensemble des ressources
informatiques qu’il rassemble, qu’en développant une maîtrise d’ouvrage qui
représentera les utilisateurs face à l’informatique et qui
saura respecter celle-ci.
Conclusion
Personne ne reconnaît exactement son comportement dans une étude sociologique
; de même personne ne reconnaîtra exactement son entreprise dans les
petits modèles que nous avons présentés. Leur intérêt
n’est pas tant de décrire des situations concrètes que d’illustrer une
perspective, un point de vue que chacun peut utiliser
pour interpréter la situation de sa propre entreprise.
Il est vrai que nous n’avons pas procédé ici avec la rigueur que réclame la
sociologie : nous n’avons pas fait d’enquête, nous n’avons pas établi de
statistiques, nous nous sommes contentés d’interpréter
une expérience, enrichie par la confrontation avec
d’autres expériences. Nous ne nous sommes
donc pas beaucoup éloignés du café du commerce, mais
peut-être est-il trop décrié. Il faut bien en effet, avant que
ne se mettent en place les enquêtes lourdes et les méthodologies rigoureuses, que
des naïfs posent quelques
jalons conceptuels vers un point de vue inédit ou du moins peu fréquenté.
D'ailleurs il se peut que les sociologues aient quelque chose
à apprendre des praticiens. Citons en l'abrégeant un peu, mais sans le déformer,
Francis Pavé dans " Transformation
des représentations et résistance aux changements " (conférence
à l’école d’été 1998 de l’IUFM de Franche-Comté) : "L'ordinateur
est la matérialisation de la logique mathématique : ils ont connu des
développements historiques conjoints. Aux fondements de
ces développements se trouve le
principe d'identité. L'ordinateur calcule 0/1 mais ne
sait faire que cela. Tout, en effet, est ramené à des 0/1
afin que le courant électrique passe (1) ou ne passe pas (0).
L'ordinateur oblige à faire des modèles entièrement logiques.
Il fonctionne comme un principe de réalité
technico-logique, garant de la cohérence des modèles : un producteur de modèles
hyperrationnels. "
Celui qui utilise nos systèmes d'information sait qu'on ne
peut pas les décrire ainsi, et que ni le traitement de texte ni la messagerie ne
se "ramènent à des 0/1", pas plus d'ailleurs que les traitements de données ; le
mal que l'on doit se donner pour introduire un peu de bon sens dans le système
d'information montre qu'il n'a rien de spontanément rationnel, encore moins d'hyperrationnel.