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Corruption et honnêteté dans l’entreprise

9 septembre 2001

(cf. "les institutions contre l'intelligence")

Lorsque la tentation existe, le statisticien sait que la faute est affaire de probabilités. Ainsi les crimes informatiques sont des " crimes d’occasion ". Un policier spécialisé m’en a décrit le scénario :

Un comptable décèle une faille dans le système. Il la signale mais personne ne s’en soucie. La faille reste ouverte. Il finit par piquer 200 F pour voir. Rien ne se passe. La tentation s’accroît (" après tout, puisqu’ils s’en fichent… ") et alors il pique 2 MF, montant moyen du crime informatique. Le policier concluait en disant " sur cent personnes, dix sont maladivement honnêtes et ne commettront jamais le moindre délit ; dix sont maladivement malhonnêtes ; les quatre-vingt restants sont, comme vous et moi, des gens habituellement honnêtes mais qui peuvent succomber à la tentation si celle-ci est forte ".

Il faut relativiser les affaires de corruption. C’est très mal de piquer dans la caisse, mais les personnes qui l’ont fait - certes elles ont eu grand tort - ne sont pas toutes des salauds irrécupérables. Il faut, pour comprendre ce qui s’est passé, évaluer la tentation à laquelle elles ont été soumises.

La corruption a des formes diverses, certaines subtiles. Les commerciaux des fournisseurs sont des gens intelligents et sympathiques. Sous prétexte de vous faire rencontrer des experts, ils vous invitent dans d’excellents restaurants ou à des compétitions sportives intéressantes. Ils vous flattent sans vergogne. J’occupais naguère des fonctions impliquant un pouvoir de décision et les commerciaux fréquentaient assidûment mon bureau. Il étaient parfois accompagnés d’experts à qui je faisais part de mes réflexions sur les systèmes d’information. Je me rappelle le cri d’admiration que mes propos ont arraché un jour à un commercial qui, certes, de sa vie ne s’était soucié de classes abstraites : " C’est génial, ce que vous venez de dire ! " Il savait bien, pardi, que personne n’a jamais assommé un client à coups d’encensoir.

Il est très pénible, pour le directeur informatique d’une grande entreprise, de passer de la douche tiède de ces flatteries à la douche froide que lui administrent ses collègues, patrons des directions utilisatrices, lorsqu’ils tentent de lui faire endosser tout ce qui va mal dans l’entreprise. Rien d’étonnant si les directeurs informatiques sont, parfois, des personnes un peu susceptibles et irritables.

S’ils sont injustement maltraités par leurs collègues, ils peuvent se consoler en regardant leur budget. Le budget informatique annuel d’une entreprise de 50 000 salariés avoisine deux milliards de F. Ce montant comprend des dépenses incontournables : salaire des personnels en place, location des équipements etc. Cependant une part significative en est sujette à décision. Le " turn over " des personnels étant d’au moins 3%, celui qui dirige 2000 personnes devra embaucher au moins 60 personnes par an. Chaque projet est une occasion de contrat avec un fournisseur. Il faut renouveler les équipements. Sur 2 milliards, il vous revient ainsi d’affecter chaque année une ou plusieurs centaines de millions. Dès lors vous êtes une puissance. Les fournisseurs vous font la cour. Les collègues vous ménagent, car vous pouvez embaucher tel ou tel fils ou neveu. Capable de rendre des services, vous pouvez aussi en demander : le troc des services rendus est la clé de bien des comportements.

L’importance des projets se mesurant par la ponction qu’ils opèrent sur votre marge de manœuvre, vous concentrerez votre attention sur les très gros projets (quelques centaines de MF) et les gros projets (quelques dizaines de MF) ; vous regarderez à l’occasion certains petits projets (quelques MF). Par contre les projets de quelques centaines de kF ne vous effleureront pas (1). Cependant il n’y a pas de proportion entre l’importance fonctionnelle d’un projet et son coût. Il se peut que telle application qui ne coûte que quelques centaines de kF soit importante pour les utilisateurs. Vous ne la percevrez pas. Les fournisseurs, c’est bien naturel, vous présenteront de préférence des solutions lourdes dans la gamme des prix " sérieux ". Vous les étudierez, vous les connaîtrez et finalement vous les préférerez. C’est pourquoi, contrairement à la théorie économique qui veut que l’entreprise minimise ses coûts, l’informatique évite les solutions peu onéreuses.

Il arrive parfois, même s’il ne faut pas exagérer le phénomène, que l’argent aille dans des poches où il n’a rien à faire. Les réseaux politiques, syndicaux, corporatistes qui enserrent la grande entreprise s’alimentent d’emplois fictifs, de faveurs en nature et de billets de banque. En outre l’arrivée de la bureautique dans l’entreprise a décentralisé le pouvoir de décision : avec la grande informatique, seule la tête pouvait être tentée, mais avec la bureautique la tentation descend jusqu’à des niveaux relativement modestes. Tel fournisseur m’a dit un jour que le " tarif ", dans telle entreprise, était de 1 % du coût du contrat. Vus les montants en jeu cela faisait une belle somme. Souvent toutefois la corruption matérielle, grossière, n’est pas nécessaire : la flatterie est moins compromettante et moins coûteuse, et si elle peut suffire c’est autant d'économisé pour le fournisseur.

Après un séjour dans le service public qui m’a accoutumé à une stricte déontologie, j’ai dirigé des entreprises de conseil. J’ai eu d’excellents clients que je respecte, mais j’ai aussi loupé des contrats que j’aurais dû avoir. Je m’en étonnais naïvement : comment le client pouvait-il refuser une proposition d’un coût modique et de la plus grande utilité pour son entreprise ? une partie de l’explication résidait dans la modicité du coût, cf. ci-dessus. Une autre dans le manque de compréhension : le prospect ne " réalisait " pas ce que nous disions, comme cela s’est souvent produit pour les projets de workflow. Mais je ne peux exclure la troisième hypothèse : dans certains cas, si j’avais su émettre le signal annonciateur de faveurs futures, les choses se seraient mieux passées.

J’ai eu parfois la surprise de voir le client potentiel se mettre dans une colère noire au beau milieu d’une discussion calme et professionnelle. Il m’a fallu du temps pour en comprendre la raison. Mettez-vous à la place du malheureux : je déroule devant lui une argumentation imparable, mais comme je n’émets pas le signal attendu il ne peut pas accepter mon offre. Bien sûr il ne peut pas non plus me dire pourquoi. De plus en plus mal à l’aise, il explose pour clore la discussion. Cette colère soudaine, apparemment inexplicable, est un message que j’ai fini par savoir déchiffrer.

La tentation suscite le désir de paraître honnête, forme pernicieuse de malhonnêteté. Des entreprises se font certifier ISO 9000 pour être irréprochables, l’expérience montre toutefois que cela ne garantit pas contre la faillite. Il arrive aussi que, pour éviter le soupçon de malhonnêteté, on n'ose pas faire le bon choix technique. 

Pascal disait " La vraie morale se moque de la morale ". Les qualités qui aident à résister à la tentation forment une constellation identifiable : sens de l’humour et des proportions, esprit clair, goût de la concision et du travail bien fait, courage. L'honnêteté professionnelle, c’est la compétence plus ce dévouement au métier qui fait percevoir l’erreur comme une faute contre l’évidence et contre la nature. Un chirurgien peut tout en étant compétent saboter un patient qu'il juge sans importance sociale. Le chirurgien dévoué à son métier ne sabotera personne.

On n'en a pas fini avec l'exigence morale quand on a les mains propres. Sommes-nous assez courageux ? assez volontaires ? assez vigilants ? nous laissons-nous aller à des idées toutes faites, ou tâchons-nous d'approfondir notre expérience ? sommes-nous respectueux des autres, et de nous-mêmes ? savons nous écouter et comprendre celui qui parle ? Celui qui se pose ces questions-là a d'autres priorités que de piquer dans la caisse.

(1) Dans la construction aéronautique, où l’on compte par milliards de francs, la cécité commence à la dizaine de millions.