RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Articuler expertise et décision

20 décembre 2002

L'un des principes essentiels de l'organisation de l'entreprise est la séparation entre l'expertise et la décision

Nos entreprises cultivent souvent l'illusion que le dirigeant est un expert. Certes ce n'est pas un ignorant ; il a le plus souvent été, dans une vie antérieure, un spécialiste compétent, un expert dans un domaine professionnel. Mais lorsqu'il accède à une fonction de direction son expertise s'efface. D'une part, il a à prendre des décisions stratégiques, concernant l'ensemble de l'entreprise et dont la portée embrasse donc celle de plusieurs spécialités. D'autre part, même dans le cas où la décision relèverait de son ancienne spécialité, ils n'est plus capables d'utiliser son expertise : dans sa fonction de dirigeant il n'a pas pu l'entretenir, il n'a pas pu suivre l'état de l'art. Rien n'est d'ailleurs plus dangereux pour une entreprise qu'un dirigeant qui, expert naguère, impose des choix techniques désuets. 

Il est donc préférable de postuler que le dirigeant n'est pas un expert, qu'il n'est pas en mesure d'instruire à fond les choix qui se présentent à l'entreprise. Cette hypothèse est contraire à certaines habitudes : l'entreprise croit parfois devoir, malgré l'évidence, attribuer au dirigeant une lucidité, une science hors de portée d'un être humain ordinaire ; elle suppose qu'il bénéficie, comme le Pape, d'une grâce d'état qui confère l'infaillibilité à ses décisions. Cette conception a des racines culturelles évidentes mais malencontreuses. 

Que doit attendre l'entreprise de son dirigeant, quelle est la valeur ajoutée propre de celui-ci ? elle réside d'abord dans la légitimité de la décision, dans un pouvoir d'arbitrage qui permettra de trancher les hésitations de la réflexion et la concurrence entre les diverses ambitions pour indiquer l'action à laquelle toutes les énergies doivent se consacrer. Elle réside aussi dans une vigilance périscopique qui, survolant les détails de l'exécution et surveillant l'environnement, apporte à l'entreprise autant de sécurité qu'il est possible dans un univers incertain. Elle se concentre enfin sur les enjeux essentiels : positionnement sur le marché ; relations avec les partenaires, fournisseurs, créanciers ; qualité de l'organisation et de du système d'information.  

Que doit attendre l'entreprise d'un expert ? qu'il assure une veille sur son domaine d'expertise afin de se tenir au courant de l'état de l'art (qualité et coût des diverses solutions) ; qu'il soit en mesure, quand l'entreprise pose une question relevant de son domaine, de lui apporter dans un court délai l'éclairage nécessaire à la prise de décision. L'expert, notons-le, travaille d'autant mieux qu'il est soulagé de l'angoisse de la décision ; il apporte au décideur les informations nécessaires mais ne prend pas la décision lui-même. Lors de l'affaire de la vache folle, des experts furent consultés pour éclairer la décision concernant les importations de viande venant de Grande-Bretagne. Lionel Jospin déclara qu'il suivrait leur avis : il en résultait entre la recommandation des expert et la décision un lien automatique qui mit les experts mal à l'aise car ils sentaient que bien d'autres dimensions devaient être prises en compte. 

Si la séparation de l'expertise et de la décision est une règle générale pour l'entreprise, elle s'applique de façon particulièrement impérieuse dans le domaine du système d'information car l'évolution technique y est rapide, et la majorité des dirigeants n'y ont jamais eu de compétence. Dans dix ou vingt ans nos entreprises seront dirigées par des hommes qui ont eu une pratique du système d'information mais ce n'est généralement pas le cas aujourd'hui. Parmi les dirigeants des entreprises françaises, nombreux sont ceux qui n'ont jamais posé les doigts sur un clavier d'ordinateur : le manque d'expérience ne les empêche pas de décider, puisque telle est leur fonction ; mais il faut qu'ils écoutent les experts, sinon la décision risque de manquer de réalisme. Ajoutons que même si le dirigeant avait une bonne pratique du système d'information, il devrait consulter les experts en raison de la rapidité des évolutions de l'état de l'art, évolutions qu'un dirigeant n'a pas le temps de suivre dans le détail. 

C'est la raison pour laquelle il est recommandé d'adjoindre à chaque dirigeant, maître d'ouvrage stratégique dans son domaine (MOAS), un "maître d'ouvrage délégué" (MOAD) qui remplira auprès de lui une fonction d'expertise. Dans le schéma ci-dessus, les ronds jaunes désignent les MOAS, les ronds oranges les MOAD ; l'organigramme, représenté en noir, indique les relations entre par exemple le DG (dirigeant suprême de l'entreprise) et les DGA ou directeurs responsables des divers métiers. Les flèches en rouge désignent des relations entre MOAD que nous commentons ci-dessous.

*
*  *
Nous allons maintenant décrire l'organisation idéale qui se rencontre sous une forme plus ou moins approximative dans les entreprises les plus avancées en matière de SI (tout particulièrement dans le secteur des banques et assurances dont les entreprises, luttant pour la survie, ont pris quelques années d'avance sur les autres secteurs). 

Le MOAD doit veiller à l'urbanisme du système d'information et à l'appropriation de cet urbanisme par le MOAS : il importe que le MOAS ait une perception exacte, sinon exhaustive, de son système d'information. Cela suppose que le MOAD lui présente la nature et les enjeux du SI dans un langage que le MOAS puisse comprendre (ce langage doit donc être "sur mesures", finement adapté à la personnalité du MOAS). 

Par ailleurs le MOAD mène une "veille SI" sur les pratiques des autres entreprises en matière de SI pour éviter que l'entreprise prenne du retard, ou pour qu'elle puisse mettre en oeuvre une solution nouvelle et opportune. Le MOAD contribue enfin à l'évolution du système d'information en triant et classant les demandes présentées par les MOAO et par les utilisateurs, puis en évaluant les priorités qu'il présentera à l'arbitrage du MOAS. 

Parmi les MOAD existe une relation fonctionnelle. L'un des MOAD assiste le DG lui-même, et prépare les arbitrages définitifs. Il se trouve en position de coordinateur par rapport aux autres MOAD : il lui revient d'animer le réseau des MOAD, de veiller à l'utilisation de méthodes convenables (voir "professionnalisation de la maîtrise d'ouvrage"), de préparer  l'interclassement des priorités entre les demandes présentées par les diverses directions. 

Enfin les MOAD des diverses directions échangent des informations qui contribuent à aplanir les barrières ou les fossés entre les directions et à promouvoir le respect de normes communes (par exemple le respect du référentiel de l'entreprise). Cette collaboration transverse est particulièrement nécessaire aux entreprises qui veulent utiliser de façon cohérente les divers médias (Internet, téléphone, courrier etc.) dans leurs relations avec les clients, fournisseurs et partenaires. 

La direction des systèmes d'information (DSI), responsable de l'informatique, est en général chargée de la maîtrise d'œuvre du service informatique utilisé par les autres directions, mais elle est aussi maître d'ouvrage de la plate-forme informatique de l'entreprise qu'elle a mission de faire fonctionner (on l'habitude d'utiliser le terme "maître d'ouvrage" pour désigner le client de l'informatique, mais si l'on se reporte à la définition on voit qu'il a une portée plus générale). Ainsi le DSI est un MOAS et il convient qu'il soit lui aussi assisté par un MOAD. 

Les arbitrages ultimes concernant le SI, et notamment ceux relatifs au budget annuel, sont pris par le comité de direction de l'entreprise réuni dans une configuration spéciale, le "Comité Stratégique du Système d'Information" (CSSI). L'ordre du jour des réunions de ce comité doit être préparé conjointement par le MOAD qui assiste le DG et le MOAD qui assiste le DSI de façon à garantir l'équilibre entre priorités techniques (dimensionnement des ressources, choix des solutions, mises à jour) et priorités fonctionnelles.

Le CSSI rassemble les divers MOAS, qui sont là pour défendre les propositions de leurs directions respectives et participer collégialement à la prise de décision, et leurs MOAD qui sont là assister chacun le MOAS auprès duquel ils jouent le rôle d'un "sherpa". En principe, seuls les MOAS ont droit à la parole autour de la table, les MOAD se tenant en retrait comme le fait le conseiller d'un ministre en réunion interministérielle. En pratique, les choses se passent de manière assez détendue et informelle, étant entendu que chacun pèse dans la discussion selon la légitimité de sa fonction.