Articuler expertise et décision
20 décembre 2002
L'un des principes essentiels de l'organisation
de l'entreprise est la séparation entre l'expertise et la décision.
Nos entreprises cultivent souvent l'illusion que
le dirigeant est un expert. Certes ce n'est pas un ignorant ; il a le plus
souvent été, dans une vie antérieure, un spécialiste compétent, un expert
dans un domaine professionnel. Mais lorsqu'il accède à une fonction de
direction son expertise s'efface. D'une part, il a à prendre des décisions
stratégiques, concernant l'ensemble de l'entreprise et dont la portée embrasse
donc celle de plusieurs spécialités. D'autre part, même dans le cas où la
décision relèverait de son ancienne spécialité, ils n'est plus capables
d'utiliser son expertise : dans sa fonction de dirigeant il n'a pas pu
l'entretenir, il n'a pas pu suivre l'état de l'art. Rien n'est d'ailleurs plus
dangereux pour une entreprise qu'un dirigeant qui, expert naguère, impose des
choix techniques désuets.
Il est donc préférable de postuler que le
dirigeant n'est pas un expert, qu'il n'est pas en mesure d'instruire à fond les
choix qui se présentent à l'entreprise. Cette hypothèse est contraire à
certaines habitudes : l'entreprise croit parfois devoir, malgré l'évidence, attribuer
au dirigeant une lucidité, une science hors de portée d'un être humain
ordinaire ; elle suppose qu'il bénéficie, comme le Pape, d'une grâce d'état
qui confère l'infaillibilité à ses décisions. Cette conception a des racines
culturelles évidentes mais malencontreuses.
Que doit attendre l'entreprise de son dirigeant,
quelle est la valeur ajoutée propre de celui-ci ? elle réside d'abord dans la
légitimité de la décision, dans un pouvoir d'arbitrage qui permettra de
trancher les hésitations de la réflexion et la concurrence entre les diverses
ambitions pour indiquer l'action à laquelle toutes les énergies doivent se
consacrer. Elle réside aussi dans une vigilance périscopique qui, survolant
les détails de l'exécution et surveillant l'environnement, apporte à
l'entreprise autant de sécurité qu'il est possible dans un univers incertain.
Elle se concentre enfin sur les enjeux essentiels : positionnement sur le
marché ; relations avec les partenaires, fournisseurs, créanciers ; qualité
de l'organisation et de du système d'information.
Que doit attendre l'entreprise d'un expert ?
qu'il assure une veille sur son domaine d'expertise afin de se tenir au courant
de l'état de l'art (qualité et coût des diverses solutions) ; qu'il soit en
mesure, quand l'entreprise pose une question relevant de son domaine, de lui
apporter dans un court délai l'éclairage nécessaire à la prise de décision.
L'expert, notons-le, travaille d'autant mieux qu'il est soulagé de l'angoisse
de la décision ; il apporte au décideur les informations nécessaires mais ne
prend pas la décision lui-même. Lors de l'affaire de la vache folle, des
experts furent consultés pour éclairer la décision concernant les
importations de viande venant de Grande-Bretagne. Lionel Jospin déclara qu'il
suivrait leur avis : il en résultait entre la recommandation des expert et la
décision un lien automatique qui mit les experts mal à l'aise car ils
sentaient que bien d'autres dimensions devaient être prises en compte.
Si la séparation de l'expertise et
de la décision est une règle générale pour l'entreprise, elle s'applique de
façon particulièrement impérieuse dans le domaine du système d'information
car l'évolution technique y est rapide, et la majorité des dirigeants n'y ont
jamais eu de compétence. Dans dix ou vingt ans nos entreprises seront dirigées
par des hommes qui ont eu une pratique du système d'information mais ce n'est
généralement pas le cas aujourd'hui. Parmi les dirigeants des entreprises
françaises, nombreux sont ceux qui n'ont jamais posé les doigts sur un clavier
d'ordinateur : le manque d'expérience ne les empêche pas de décider, puisque
telle est leur fonction ; mais il faut qu'ils écoutent les experts, sinon la
décision risque de manquer de réalisme. Ajoutons que même si le dirigeant
avait une bonne pratique du système d'information, il devrait consulter les
experts en raison de la rapidité des évolutions de l'état de l'art,
évolutions qu'un dirigeant n'a pas le temps de suivre dans le détail.
C'est la raison pour laquelle il est
recommandé d'adjoindre à chaque dirigeant, maître d'ouvrage stratégique dans
son domaine (MOAS), un "maître d'ouvrage délégué" (MOAD) qui
remplira auprès de lui une fonction d'expertise. Dans le schéma ci-dessus, les
ronds jaunes désignent les MOAS, les ronds oranges les MOAD ; l'organigramme,
représenté en noir, indique les relations entre par exemple le DG (dirigeant
suprême de l'entreprise) et les DGA ou directeurs responsables des divers
métiers. Les flèches en rouge désignent des relations entre MOAD que nous
commentons ci-dessous.
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- Nous allons maintenant décrire
l'organisation idéale qui se rencontre sous une forme plus ou moins
approximative dans les entreprises les plus avancées en matière de SI
(tout particulièrement dans le secteur des banques et assurances dont les
entreprises, luttant pour la survie, ont pris quelques années d'avance
sur les autres secteurs).
Le MOAD doit veiller à l'urbanisme
du système d'information et à l'appropriation de cet urbanisme par le MOAS :
il importe que le MOAS ait une perception exacte, sinon exhaustive, de son
système d'information. Cela suppose que le MOAD lui présente la nature et les
enjeux du SI dans un langage que le MOAS puisse comprendre (ce langage doit donc
être "sur mesures", finement adapté à la personnalité du
MOAS).
Par ailleurs le MOAD mène une
"veille SI" sur les pratiques des autres entreprises en matière de SI
pour éviter que l'entreprise prenne du retard, ou pour qu'elle puisse mettre en
oeuvre une solution nouvelle et opportune. Le MOAD contribue enfin à l'évolution
du système d'information en triant et classant les demandes présentées par
les MOAO et par les utilisateurs, puis en évaluant les priorités qu'il
présentera à l'arbitrage du MOAS.
Parmi les MOAD existe une relation
fonctionnelle. L'un des MOAD assiste le DG lui-même, et prépare les arbitrages
définitifs. Il se trouve en position de coordinateur par rapport aux autres
MOAD : il lui revient d'animer le réseau des MOAD, de veiller à l'utilisation
de méthodes convenables (voir "professionnalisation
de la maîtrise d'ouvrage"), de préparer l'interclassement des
priorités entre les demandes présentées par les diverses directions.
Enfin les MOAD des diverses
directions échangent des informations qui contribuent à aplanir les barrières
ou les fossés entre les directions et à promouvoir le respect de normes
communes (par exemple le respect du référentiel de l'entreprise). Cette
collaboration transverse est particulièrement nécessaire aux entreprises qui
veulent utiliser de façon cohérente les divers médias (Internet, téléphone,
courrier etc.) dans leurs relations avec les clients, fournisseurs et
partenaires.
La direction des systèmes
d'information (DSI), responsable de l'informatique, est en général chargée de
la maîtrise d'œuvre du service informatique utilisé par les autres
directions, mais elle est aussi maître d'ouvrage de la plate-forme
informatique de l'entreprise qu'elle a mission de faire fonctionner (on
l'habitude d'utiliser le terme "maître d'ouvrage" pour désigner le client
de l'informatique, mais si l'on se reporte à la définition
on voit qu'il a une portée plus générale). Ainsi le DSI est un MOAS et il
convient qu'il soit lui aussi assisté par un MOAD.
Les arbitrages ultimes concernant le
SI, et notamment ceux relatifs au budget annuel, sont pris par le comité de
direction de l'entreprise réuni dans une configuration spéciale, le
"Comité Stratégique du Système d'Information" (CSSI). L'ordre du
jour des réunions de ce comité doit être préparé conjointement par le MOAD
qui assiste le DG et le MOAD qui assiste le DSI de façon à garantir
l'équilibre entre priorités techniques (dimensionnement des ressources, choix
des solutions, mises à jour) et priorités fonctionnelles.
Le CSSI rassemble les divers MOAS,
qui sont là pour défendre les propositions de leurs directions respectives et
participer collégialement à la prise de décision, et leurs MOAD qui sont là
assister chacun le MOAS auprès duquel ils jouent le rôle d'un
"sherpa". En principe, seuls les MOAS ont droit à la parole autour de
la table, les MOAD se tenant en retrait comme le fait le conseiller d'un
ministre en réunion interministérielle. En pratique, les choses se passent de
manière assez détendue et informelle, étant entendu que chacun pèse dans la
discussion selon la légitimité de sa fonction.
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