Comptabilité et valeur
de l'entreprise
19 juin 2002,
mis à jour le 3 juillet 2002
Plusieurs types d’acteurs
sont intéressés par la valeur de
l’entreprise : les managers ; les actionnaires ; ceux qui
souhaitent acheter des actions ; ceux qui souhaitent acheter l’entreprise
entière, ou en prendre le contrôle ; l’administration fiscale enfin.
Ces acteurs disposent des informations suivantes : les comptes
(bilan et compte d’exploitation) établis par le comptable et complétés par
le rapport du commissaire aux comptes ; les études réalisées par les
analystes financiers à l’occasion des opérations de
fusion-acquisition, mais dont la diffusion est restreinte ; les études des
analystes boursiers qui, elles, sont publiées ; les articles des journalistes
spécialisés, souvent inspirés par les études des analystes.
Les malversations révélées
par les enquêtes qui font suite à l'affaire Enron ont éveillé la méfiance
envers les comptes. Or on savait depuis longtemps qu'il existe un écart entre
les méthodes de la comptabilité et celles des économistes. Il est intéressant
de les examiner et d'expliquer leurs raisons.
Point de vue de l’économiste
Pour un économiste, la valeur
de l'entreprise est égale à la somme actualisée des cash-flows (solde des
flux de trésorerie) futurs.
Pourquoi pas la somme des profits futurs ? parce que quand on calcule le
profit d’une année, on impute à cette année l’amortissement des
investissements réalisés les années antérieures. Dans un calcul actualisé,
il faut que les flux soient exactement datés : on affectera la totalité
de la dépense d’investissement à l’année où elle a eu lieu, et on
n’imputera donc pas d’amortissements aux années suivantes.
On entend parfois dire que la valeur de l’entreprise,
c’est la valeur actuelle nette des dividendes futurs, ou encore des profits
futurs (et non du cash-flow futur). Actualiser la valeur des dividendes, c’est ignorer que lors de la
revente l’actionnaire fait une plus-value résultant de l'augmentation de la
valeur de l’entreprise par accumulation du cash-flow non distribué. Considérer la chronique des profits, c’est étaler dans le temps les flux de trésorerie
associés à l’investissement, ce qui ne convient pas pour un calcul
actualisé.
Évidemment le cash-flow, étant
futur, n'est ni observé ni connu. Il s'agit d'une estimation qui est, comme
tout ce qui est relatif au futur, incertaine. Des aléas peuvent survenir :
le produit de l'entreprise n’aura pas trouvé le débouché anticipé, elle sera obligée de
diminuer son prix pour faire face à une concurrence imprévue, etc. Il peut
aussi y avoir de bonnes surprises : la faillite d’un concurrent permettra
d’accroître la part de marché, une innovation se révèlera profitable, etc.
L’économiste s’efforce de tenir compte de ces risques et entoure ses
estimations d’un halo d’incertitude. L’examen
des fluctuations passées peut lui apporter des indications. Pour préciser l’évaluation
du risque, il tient compte de la qualité des dirigeants de l’entreprise
: toute choses égales d'ailleurs une entreprise peut réussir ou échouer selon
la qualité de sa direction.
Une fois évaluée,
l’incertitude contribue à la « prime de risque » introduite dans
le taux d’actualisation : plus l’incertitude est grande, plus le taux
d’actualisation est fort, moins la valeur de l’entreprise est élevée, c'est conforme au bon sens.
(Nota Bene : Le calcul
de la prime de risque résulte d'un raisonnement probabiliste dans le cadre de
la théorie du portefeuille ; cf. "valeur de l'entreprise et valeur de ses
actions".)
Ne retenons que l’essentiel :
le regard de l’économiste est orienté vers le futur ; il raisonne sur
des anticipation dont il s’efforce d’apprécier l’incertitude ; il tient
compte de cette incertitude dans l’évaluation de la valeur de l’entreprise.
Point de vue du
comptable
Pour un comptable, la valeur de
l’entreprise est égale à son actif net, c’est à dire à la valeur de ce
qu’elle possède (capital physique, actions d’autres entreprises, trésorerie,
créances) diminué de ses dettes. Le regard du comptable est donc orienté vers le
passé lors duquel les actifs se sont accumulés ; il évalue leur valeur
en se fondant sur des informations qu’il trouve dans des pièces écrites
et contrôlables.
- La valeur du capital physique est calculée après déduction des
amortissements ;
- Les actions des autres entreprises sont estimées à leur valeur
d’acquisition (mais on regarde tout de même les cours, et s’ils ont trop
baissé on passera une provision ; par contre, s’ils ont augmenté le
principe de prudence voudra que l’on ne tienne compte de la plus-value que
lors de la vente des titres) ;
- Les créances sont évaluées en fonction de leur solidité et des provisions
sont passées si l’on doute de la capacité de l’entreprise à les recouvrer.
Le but essentiel de la
comptabilité est de fournir une assiette indiscutable au calcul de l'impôt. C’est
pour cela que les comptables s’appuient sur des pièces écrites qu’ils
pourront présenter aux vérificateurs. Le calcul des amortissements et des
provisions obéit à des règles précises fixées par l’administration
fiscale, car il a une incidence sur le profit imposable.
Ces règles, qui visent
principalement à limiter le risque de fraude ou de contestation de l'assiette
fiscale, n'ont pas nécessairement de consistance économique. Une machine totalement amortie est supposée avoir une valeur nulle même
si elle est encore pour l’entreprise un facteur de production efficace. Certains actifs « immatériels », que l’entreprise a produit
elle-même et dont la valeur n’est donc attestée par aucune pièce comptable,
sont supposés de valeur nulle (valeur de la marque, qualité du réseau
commercial, qualité de l’organisation, certains logiciels etc.). Les actifs immobiliers
(actions, bâtiments) peuvent être évalués à des prix différents de leur
valeur marchande. Mais on ne peut faire aucun reproche aux comptables s’ils
fournissent une assiette convenable au calcul de l’impôt.
Les actionnaires recherchent
cependant une information plus exacte sur le patrimoine dont ils sont, après tout, les
propriétaires. Certains compléments, toujours lacunaires, sont ajoutés aux comptes à leur intention
pour indiquer la valeur des titres au cours du jour, la valeur des actifs
non comptabilisés, etc. Mais les données comptables restent la référence
centrale.
Il arrive alors parfois qu'une
entreprise dont l’actif net (comptable) est faible soit achetée par une personne
qui fera un profit
important en liquidant l’entreprise, c’est à dire en arrêtant son activité
et en vendant ses actifs : preuve que l’actif net comptable la sous-évaluait.
Pour accroître l’impression
de flou que tout cela donne, ajoutons que la valeur de l’entreprise dépend de la poursuite de son activité : elle est comme un cycliste qui ne
garde l'équilibre qu’à condition d’avancer. Si
pour une raison quelconque l’entreprise interrompt soudainement son activité, elle
aura du mal à liquider certains actifs : on ne peut tirer un bon prix des
immeubles de bureau que si l’on a le temps d’attendre un acheteur intéressé ;
les machines se vendront au prix de l’occasion, bien ou mal selon qu’il
existe ou non sur le marché des entreprises intéressées à les acheter. Lors
de l’évaluation des actifs, le comptable s’enquiert de la continuité de
l’exploitation : si son regard est orienté vers le passé, il
donne ainsi un petit coup d’œil dans la direction de l’avenir immédiat.
Point de vue des
analystes
Parmi les analystes, il faut
distinguer deux populations : l’analyste financier et l’analyste
boursier.
1) L’analyste
financier
L’analyste financier
travaille pour des personnes qui veulent par exemple acheter l’entreprise ou
la fusionner avec une autre. Il évalue l’entreprise selon des concepts
analogues à ceux des économistes.
Son travail, c’est d’aller plus loin que les apparences comptables pour
pouvoir évaluer
la vraie valeur de l’entreprise. Les données comptables sont pour lui une
information à retraiter, à compléter, à redresser. Il prend un par un
tous les postes du bilan, les redresse et les corrige selon son estimation des risques, et
fournit une évaluation de l’actif net qui
s’éloignera souvent de celle des comptables.
A ce travail sur le passé,
l’analyste ajoute l’approche de l’économiste en considérant le futur
et ses incertitudes ; de l’ensemble de ses calculs résulte une
fourchette, souvent assez large, dans laquelle il situera finalement son
estimation.
2) L’analyste
boursier
L’analyste boursier conseille
les personnes qui ont un portefeuille d’actions : lesquelles vendre,
lesquelles acheter, sachant que la possession d’une
action rapporte un dividende annuel (en général modeste) et peut rapporter une
plus value si le cours a monté sensiblement.
Parmi les gens qui possèdent
des actions, et que l’on nomme bizarrement les « investisseurs »,
certains ne s’intéressent pas aux fluctuations des cours au jour le jour. Ils
ont placé leur argent, ils perçoivent les dividendes, ils vendront les actions
lorsqu’ils auront besoin d’argent liquide : c’est alors qu’ils
constateront s’ils ont fait une plus value ou une moins value. Ces « investisseurs »
sont intéressés par l’évolution de l’entreprise à long terme, par
la tendance longue du cours. Ils ont une approche normative : il existe, dans
leur esprit, une « vraie valeur » de l’entreprise, déterminée
par les « fondamentaux », cette
« vraie valeur » est l'attracteur naturel autour duquel le cours gravite.
Ils achètent de préférence les titres des entreprises qui leur semblent sous-cotées, ils
vendent de préférence des titres qui leur semblent
sur-cotés.
D’autres « investisseurs »,
au contraire, sont attentifs à la fluctuation des cours. On les appelle,
d’un terme péjoratif mais techniquement exact, les « spéculateurs ».
Les dividendes les intéressent peu : ils veulent surtout faire des plus values.
L’astuce, c’est bien sûr d’acheter lorsque le cours est bas et de vendre lorsque le
cours est haut (on peut aussi "jouer à la baisse", c'est un peu plus technique). Le secret, c’est de bien anticiper la fluctuation prochaine – ce n’est qu’après coup que l’on peut savoir où sont les creux et les
sommets du cours. Ils s’intéressent non à la tendance longue du cours,
mais à ses fluctuations courtes qui dépendent moins de la
valeur de l’entreprise que des mouvements d’opinion et relèvent d’une logique
parfois plus médiatique qu’économique.
Les « spéculateurs » ne
se soucient pas de connaître la « vraie valeur » de l’entreprise,
expression qu'ils jugent dénuée de sens. Leur dogme, c’est que
« le marché a toujours raison ». Il serait donc inepte de se
demander si l’entreprise est sur-cotée ou sous-cotée : à chaque
instant le marché lui attribue une valeur égale à sa capitalisation boursière
(cours de l’action multiplié par le nombre des actions émises) et ce sont
les fluctuations de cette valeur qu’il faut anticiper pour bien jouer. La
« vraie valeur » que les économistes évaluent, ou qui sert de référence
aux analystes financiers, n’intervient dans ce raisonnement que comme l’un
des termes de l’équation médiatique, de la communication qui contribue à
influencer les marchés et qui suscite leurs évolutions.
Le « spéculateur »
sait que parfois les cours s’effondrent. Il se croit assez vigilant pour
vendre au point le plus haut, juste avant la chute. Cette chute échappe
pourtant à sa logique lorsqu’elle est comme aujourd'hui plus générale, plus durable que les
fluctuations de court terme sur lesquelles il joue. C'est alors la revanche des
« fondamentaux » : l'opinion estime que la capitalisation boursière
s’est écartée de toute évaluation raisonnable de la « vraie valeur ».
Comme de telles chutes sont rares le « spéculateur » a raison la
plupart du temps, mais il a tort lorsque le marché se retourne ; si le retournement est trop
rapide pour qu’il puisse se retirer à temps, il perdra tout ce qu’il
avait gagné en spéculant. Le raisonnement du spéculateur équivaut à dire qu'un
automobiliste qui aime à prendre des risques a raison tant qu'il évite
l'accident : une telle opinion se discute évidemment.
Certains chefs d'entreprise
disent que leur priorité, c'est le cours de l'action. Ils seraient mieux inspirés d'accorder la priorité aux « fondamentaux »
sur lesquels ils peuvent agir, alors qu'ils ne peuvent pas maîtriser les
fluctuations de l'opinion qui déterminent la volatilité du cours même s'ils peuvent
tenter de la manipuler par la communication. Le chef d'entreprise qui se soucie
avant tout du cours de l'action posera sur son entreprise des diagnostics
erronés. Lors de la montée des cours avant le début de 2000 certains se sont pris pour de grands entrepreneurs (cf. "lettre
ouverte à un dirigeant français"). La baisse des cours les a
contraints ensuite à concentrer leur attention sur des « fondamentaux »
qu'ils n'auraient jamais dû perdre de vue.
Quelques difficultés
La diversité des points de
vue, les difficultés de la mesure, l’incertitude des anticipations conduisent
à une conclusion pessimiste : s’il n’est pas impossible
de donner un sens théorique à l’expression « valeur de l’entreprise »,
il est difficile de lui associer une mesure univoque.
Bien sûr, si tous les marchés
(et notamment la bourse) étaient à l’équilibre, les diverses mesures de la valeur donneraient le même résultat. Si l’entreprise est cotée par le
marché à la valeur définie par l’économiste, si l’entreprise utilise les
technologies standards, si le prix de son produit est le prix d’équilibre
(c’est-à-dire si l’entreprise ne vient pas tout juste de faire une
innovation qui lui permet de dégager un profit extra), alors sa valeur (mesurée vers le futur) est égale à l’actif net (mesuré
vers le passé), et aussi à la capitalisation boursière. Mais l’équilibre,
s'il est une référence utile pour le raisonnement théorique, n'est jamais atteint dans la vie
courante. Celle-ci est le théâtre de dynamiques qui renouvellent l’équilibre et le font
osciller un peu comme le courant renouvelle un tourbillon dans une
rivière. Les diverses évaluations de la valeur de l’entreprise vont donc s’écarter l’une de l’autre, s’entrecroiser dans une
fluctuation permanente sans jamais se réunir si ce n’est par accident.
Outre cette difficulté de
principe, chaque poste de l’actif est délicat à évaluer (sauf la trésorerie).
La valeur des équipements et des immeubles est aussi conventionnelle que les règles
d’amortissement. La valeur du portefeuille d’actions dépend du point de vue :
si l’on adopte celui de l’analyste boursier, il faut prendre la valeur au
cours du jour ; mais alors cette composante de la valeur sera aussi volatile
qu'un indice boursier. Si l’on adopte le point de vue
de l’analyste financier, il faut estimer la valeur du portefeuille en
s’appuyant sur les fondamentaux des entreprises détenues, ce qui revient à
lisser l’évolution du cours pour en retenir la tendance longue. Si l’on
adopte le point de vue du comptable, il faut conserver la valeur historique
d’acquisition et ne tenir compte des plus-values que lors de la
revente, sauf s’il apparaît que les actions ont perdu beaucoup de valeur –
auquel cas on provisionne : mais une telle décision est toujours
discutable, qu’on la prenne ou qu’on la retarde.
L'évolution du
cours des actions est épidémique, ce qui rend très instable la valeur des
entreprises. Supposons que le cours de certaines actions baisse. Cela entraîne
une dévalorisation de l'actif des entreprises qui en possèdent. Si le marché
boursier perçoit cette dévalorisation, le cours des actions de ces
entreprises-là diminue lui aussi. Il leur devient plus difficile de trouver les
fonds propres nécessaires à leur développement. Une réaction en chaîne
s'instaure, la baisse des cours provoquant la baisse des cours selon une spirale
qui ne semble pas pouvoir avoir de conclusion. Il en est de même en sens inverse lorsque les
cours montent. L'instabilité du marché boursier, sa volatilité, se répercutent
sur l'évaluation des entreprises qui devient elle aussi volatile.
Quelques astuces
Les astuces qui ont conduit à la
perte d’Enron et d'Andersen portent deux noms : consolidation des
dettes, engagements hors bilan. Pour soutenir le cours de son action, Worldcom a
utilisé un procédé beaucoup plus simple.
1) Consolidation
Lorsque l’on considère non
plus une entreprise, mais un groupe constitué par une entreprise et ses
filiales, il faut définir la façon dont les comptes du groupe sont établis. A
priori, le bilan du groupe serait la somme des bilans des entreprises qui le
composent pondérés par la part du groupe dans leur capital. Mais alors il
n’y aurait plus de différence logique entre les participations d’une tête
de groupe dans des filiales et les participations qui résident dans un simple portefeuille d’actions. Il faut donc
dessiner une frontière autour des entreprises qui appartiennent vraiment au groupe. Le
bilan « consolidé » du groupe sera alors obtenu par addition des
bilans (non pondérés) de ces entreprises et sans tenir compte des
autres participations.
Comment définir une telle frontière ?
on peut croire raisonnable de la définir selon le taux de participation, et de
la situer à 50 % : toute entreprise dans
laquelle le groupe détient plus de 50 % est consolidée,
sinon elle ne l'est pas. L’évaluation du taux de participation du groupe peut
prêter à discussion : il se peut que la tête de groupe ne détienne que
10 % de la société S, mais qu’une autre entreprise, détenue par la tête de
groupe à 60 %, possède 55% de S. Que va-t-on dire ? que S appartient au
groupe, en disant que 10 % + 55% = 65%, ou bien que S ne lui appartient pas,
parce que 10 % + 55% * 60 % = 43 %? Cela va dépendre des conventions retenues.
Dieu sait si elles se discutent dans les comités de direction !
Aux États-Unis, un groupe est
autorisé à ne pas consolider le bilan d’une filiale s’il détient une
participation inférieure à 97 % : il suffit que plus de 3 % du capital d'une
filiale soient détenus par des actionnaires externes pour que son bilan ne soit
pas consolidé. Ce taux de 97 % est surprenant, mais c’est la
convention américaine. En faisant porter des dettes importantes par des
filiales qu’il détenait à moins de 97 %, Enron a pu de façon légale
publier des bilans séduisants. Cependant il n'a pas pu trouver des actionnaires
pour porter 3 % du capital de certaines de ces filiales et comme il a omis de
les consolider il s'est mis en infraction envers la loi (ainsi qu’Andersen
qui a couvert la manœuvre).
2) Engagements hors
bilan
Un engagement hors bilan,
c’est une dette qui ne figure pas au bilan parce qu’elle a un caractère
aléatoire.
Ainsi, par exemple, l’entreprise qui a réglé en actions l'achat d'une autre entreprise
s’est engagée à verser du « cash » au cas
où le cours de l'action passerait au-dessous d’un seuil convenu.
L’engagement se transforme en dette si la condition se réalise, sinon il
reste
inopérant : c’est pourquoi la dette est aléatoire. Un économiste
dirait qu’il faut mettre au passif l’espérance mathématique de la dette
(montant multiplié par la probabilité que la condition soit remplie), mais
souvent l’engagement
hors bilan n’apparaît pas du tout dans les comptes. Parfois il n'est même
pas mentionné dans les
commentaires : l’entreprise ne donne pas au comptable
le détail de tous contrats qu’elle a passés.
Les engagements hors bilan sont des amplificateurs de risque. Si tout va
bien, si le cours de votre action se porte bien, si votre bilan a bonne mine,
les conditions qui déclencheraient la dette ne se réalisent pas et
l’engagement hors bilan s’annule de lui-même. Par contre, si le cours de
votre action baisse, si vos actifs se dévalorisent, si votre endettement monte,
alors de surcroît les engagements hors bilan se réveillent et ils vous
enfoncent encore davantage. Vivendi,
France Télécom avaient pris des
engagements hors bilan qui sont devenus des dettes ; ce fut une
mauvaise surprise pour leurs actionnaires.
3) Gonflement
du résultat
Les « spéculateurs »
sont attentifs à l'image de l'entreprise : si elle s'améliore ou se dégrade
brusquement, cela peut provoquer une fluctuation du cours. C'est pourquoi les
comptes trimestriels sont surveillés avec beaucoup d'attention. Certes ils
apportent une information sur l'entreprise, mais il s'agit d'une information
conjoncturelle : elle devrait donc être interprétée calmement. Toute
entreprise peut connaître un mauvais trimestre, cela ne suffit pas pour
altérer sa valeur : cependant la bourse réagit avec nervosité.
Les entreprises qui traversent
une mauvaise passe sont donc tentées de détourner les conventions comptables
pour pouvoir afficher, malgré tout, un résultat satisfaisant. Worldcom, grand
opérateur télécoms, a semble-t-il classé en investissement certaines
dépenses d'exploitation (le loyer qu'il payait pour des lignes louées à
d'autres opérateurs aurait été traité comme un coût de construction de
lignes) : le résultat a dû être redressé de 3,8 milliards de $, et Andersen
est ici aussi sur la sellette. Xerox aurait réintégré dans ses résultats
plus d'un milliard de dollars de provisions pour créances douteuses : là c'est
KPMG qui se trouve sous le feu de la critique.
Quelques perversités
Les enquêtes réalisées par
le procureur de New York à la suite de l’affaire Enron ont révélé des
anomalies dans le comportement des analystes boursiers. Le 9 octobre 2001,
Goldman Sachs recommande fortement l’achat des actions d’Enron qu’il
qualifie comme « the best of the best ». Le 16 octobre, Enron
annonce une charge exceptionnelle d’un milliard de dollars et le 2 décembre
elle se place sous la protection de la loi sur les faillites. L’enquête
montre que les analystes boursiers échangeaient par messagerie des
commentaires négatifs sur la santé de l’entreprise alors même
qu’ils recommandaient d'acheter ses actions
Les entreprises qui publient
les analyses boursière vendent par ailleurs des services financiers ou des
conseils aux entreprises, et elles ne séparent pas
suffisamment les deux activités. Elles ont tendance à publier des analyses
favorables sur les entreprises qui achètent leurs services.
Il leur arrive aussi de publier des analyses défavorables sur les entreprises
qui ont refusé leurs services, ce qui ressemble à du racket.
Une confusion analogue semble
avoir prévalu dans les relations entre Andersen et Enron. Andersen remplissait
à la fois des missions de commissaire aux comptes et de conseil. Le chiffre
d’affaire du conseil était important. Lorsqu’un expert d’Andersen émettait
des doutes sur la qualité des comptes d’Enron, Enron protestait et cet expert
était affecté à d’autres dossiers. Quand les autorités ont voulu
comprendre comment Enron avait pu si longtemps publier des comptes optimistes,
les méthodes du commissaire aux comptes ont été critiquées, d’où fuite de ses clients,
condamnation en justice et probable disparition d'Andersen. Cette catastrophe marquera l'économie américaine d'une façon plus profonde, plus durable
sans doute que la faillite d'Enron elle-même.
Enfin certains analystes boursiers
ont été accusés de manipuler les cours pour leur profit personnel ou celui de
leur propre entreprise.
Voici le scénario : vous êtes un analyste boursier influent auprès des « spéculateurs ». Vous achetez progressivement un bon
paquet d’actions d’une société, ou bien vous les faites acheter par votre
entreprise. Puis vous publiez une analyse favorable du type « the
best of the best ». Le cours s’envole, alors vous vendez et empochez la plus
value. Après quoi le cours dégringole et ceux qui ont écouté vos conseils
auront perdu de l'argent. Il ne faut pas recommencer la manœuvre souvent car
vous perdriez votre audience ; mais si vous la faites une fois par an cela peut
arrondir vos revenus sans qu'il n'y paraisse (après tout, un analyste ne
peut pas donner que des conseils gagnants). Évidemment c'est de l'escroquerie.
Conclusion
L’ensemble de ces points de
vue, doutes et perplexités est remonté à la surface à l’occasion des séquelles
de l’affaire Enron. Il en résulte que les actionnaires, longtemps trop
crédules,
sont devenus très méfiants. Les achats en bourse se sont raréfiés et, par le jeu de l’offre et de la demande, les cours ont plongé.
La baisse des cours fait que
beaucoup d’entreprises « valent » désormais, en termes de capitalisation
boursière, moins que leur actif net estimé de la façon la plus prudente.
Quelqu’un qui les achèterait pourrait, en les revendant
par morceaux, faire une bonne affaire. C’est le cas aujourd'hui, dit-on,
de Vivendi et des opérateurs télécoms nationaux qui ne sont protégés de
l'achat que par l'énormité de leur taille (et, pour France Telecom, par le
fait que l'État est actionnaire majoritaire).
Ainsi le marché boursier, après
avoir déliré « vers le haut », délire
« vers le bas ». Est-ce le moment d’acheter ? les analystes
boursiers, échaudés, n’osent pas recommander l’achat parce que la tendance
courte est et reste à la baisse. Les analystes financiers sont désemparés par
cette sous-évaluation qui ne se justifierait que par une
catastrophe du type guerre mondiale, prévision qu'ils n'osent ni faire, ni
exclure.
Les comptables et commissaires
aux comptes, échaudés eux aussi par les aventures d’Andersen, s’efforcent
de redéfinir leurs méthodes pour donner une vue plus exacte de la valeur de
l’entreprise. Ils vont être attentifs aux engagements hors bilan et aux
comptes des filiales non consolidées. Ils vont s’efforcer de considérer,
pour évaluer les actifs, les profits futurs que ces actifs
permettront de réaliser : leurs méthodes se rapprocheront ainsi de celle des
économistes, mais leur culture professionnelle ne les a pas préparés à
traiter les incertitudes - et d'ailleurs il faut
qu'ils continuent de produire des comptes conformes aux règles
fiscales.
Nous allons vers un
bouleversement des méthodes. Seront-elles plus rigoureuses ? sans doute.
L’écart des points de vue sera-t-il résorbé ? certainement pas, car il
est inscrit dans l’écart entre les intérêts des divers acteurs.
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