Un « dirigeant », c’est
quelqu’un qui occupe dans l’entreprise un pôle de légitimité : soit c'est le
pôle suprême (PDG et DG, directeur d'administration centrale), soit c'est un
pôle spécialisé (DGA, directeur d'une grande direction).
La légitimité est dans
l’entreprise une fonction nécessaire. Elle arbitre entre les projets que
l’entreprise produit sans cesse ; elle définit les priorités et oriente les
évolutions. Si personne n’était légitime, les affrontements entre équipes et
entre personnes seraient sans fin. En les dénouant, l'arbitrage amorce le cycle
qui, poussant chaque projet soit vers la réalisation, soit vers l’abandon,
dégage l'espace pour de nouveaux projets.
La légitimité a ainsi une
fonction mécanique, indépendante de la qualité des décisions : elle fait avancer l’entreprise. Mais il n’est pas indifférent de savoir si
celle-ci va vers un précipice, tourne en rond ou se dirige vers un territoire fertile qu’elle
pourra mettre en exploitation. Si la légitimité est nécessaire, elle n’est
pas suffisante.
Nous utiliserons ici le mot
« stratège »
(on pourrait dire aussi « entrepreneur ») pour désigner le dirigeant efficace. Si tous les dirigeants possèdent la
légitimité, tous ne sont pas des stratèges (selon ma petite expérience, seuls 10
à 20 % des dirigeants mériteraient ce qualificatif). La liturgie qui entoure la
légitimité fait obstacle à la qualité de la stratégie.
Habitus et recrutement des dirigeants
Ses pairs confèrent au nouveau
dirigeant, lors d’un conseil d’administration, le pouvoir légitime dans
l’entreprise. La cérémonie se réduit à un échange de signatures, à quelques
poignées de mains et quelques coupes de champagne mais, tout comme l’onction épiscopale, elle transmet une grâce d’état : le nouveau dirigeant, du fait qu’il a été
nommé, est supposé posséder les compétences nécessaires à sa fonction.
En un sens, la nomination lui
confère effectivement des capacités : il aura le droit de signer des décisions
qui engagent l’entreprise, de téléphoner à d’autres dirigeants, de les
rencontrer, d’être écouté
lorsqu’il parle. Sa parole, sa signature seront nécessaires pour concrétiser les
projets et désigner les responsables. Il a ainsi les moyens d’agir.
Mais quelles sont les qualités
qu’il faut posséder pour être nommé ? Ou, comme le disait naïvement un de mes
amis, « Que faut-il faire pour devenir un dirigeant ? »
Pour que les dirigeants déjà en
place aient envie de coopter quelqu’un, il faut que sa compagnie leur
soit agréable. Distinction discrète, culture générale, élocution claire, don de
repartie, bonne tenue à table, humour délicat et sérieux, goût pour les
meilleurs vins et cigares, art d'entrer dans les bons réseaux et
de s’y maintenir (sortir d'une grande école ou d'un grand corps de
fonctionnaires y aide, s'intéresser au rugby ou au
golf aussi) : voilà
quelques-unes des qualités qui aident à pénétrer l’exquis milieu des
dirigeants français. Il est habile de les compléter par l'allégeance à un
dirigeant en place.
Ces qualités ne sont pas
faciles à acquérir mais on peut les simuler. Un de mes camarades ambitionnait d'entrer
dans le corps de l’inspection des finances. Je l'ai croisé dans les couloirs de
Bercy, vieilli, voûté sous le poids imaginaire des dossiers, les pans de la veste
battus par le mouvement alternatif des bras qui ramaient l'air. Ayant ainsi
montré qu’il possédait l’habitus du haut fonctionnaire, il fut coopté haut
la main. Après quoi il rajeunit, sa taille se redressa et ses bras retrouvèrent
leur mouvement
normal.
Vous avez sans doute observé
que je ne mentionnais ni la compétence, ni l'expérience parmi les qualités
nécessaires : c'est qu'elles ne sont pas absolument indispensables, la grâce
d'état y pourvoyant. C'est ainsi que l'on a nommé Michel Bon à France
Telecom, Jean-Yves Haberer au Crédit Lyonnais, Jean-Marie Messier à la Générale des
Eaux etc. La suite des événements a prouvé que la grâce d'état pouvait avoir des ratés.
Pour une mission suicide, comme
de redresser l'entreprise après un désastre, on préfèrera tout de même une
personne compétente. Mais elle est jetable : si elle échoue, elle disparaîtra ;
si elle réussit, on s'en débarrassera.
* *
Celui qui a les qualités du
stratège est peut-être celui qui a le moins envie de devenir un dirigeant, car
il anticipe les difficultés de cette tâche et le poids des responsabilités
qu’elle comporte. Ces difficultés et ce poids, le mondain ne les entrevoit pas ; par contre
les privilèges qui accompagnent la fonction de dirigeant le font rêver. Voiture
avec chauffeur, collaborateurs pour faire les tâches matérielles, parler sans
être jamais contredit, lire l’admiration et la servilité dans les yeux des
autres… Étant considéré comme un mâle dominant (ou une femelle dominante) le dirigeant
peut enfin, si cela lui plaît, bénéficier de services sexuels fréquents et
variés : il ne faut pas exagérer ce dernier point, mais il ne faut pas non plus
le passer sous silence.
Un de mes amis, DG d’une grande
entreprise pendant des décennies, se retrouva sur le sable après que celle-ci eût
été achetée par un groupe étranger. Il dut réapprendre à coller les timbres sur
les enveloppes, prendre le métro, composer des numéros de téléphone, solliciter des personnes
qui ne souhaitaient pas lui parler. Il fut assez sage pour prendre cela avec humour mais ce type de virage fait
sombrer beaucoup d'anciens dirigeants dans la
dépression.
On trouve aussi, parmi les
aspirants aux fonctions de dirigeant, des pervers qui ne convoitent la légitimité que pour pouvoir humilier
les autres et les faire souffrir. Mais il sont rares : le pervers satisfait
plus aisément ses penchants dans les fonctions de petit chef, moins en vue et plus faciles
à conquérir.
Parmi les mondains et les
pervers peut enfin se glisser un vrai stratège, tout comme il se trouvait de
vrais chefs de guerre parmi les courtisans d'autrefois. Mais c’est là une
coïncidence. Il arrive aussi que l'entreprise, dirigée par un mondain,
emploie une ou plusieurs personnes qui auraient les qualités du stratège ; mais
elles sont privées des moyens d'action que confère la légitimité et doivent
ronger leur frein.
Le côté
de la finance
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