« Du côté de l'Amérique,
l'Europe doit toujours avoir les yeux ouverts et ne fournir aucun prétexte de
récrimination ou de représailles. L'Amérique s'accroît chaque jour. Elle
deviendra un pouvoir colossal et un moment doit arriver où, placée vis-à-vis de
l'Europe en communication plus facile par les moyens de découvertes nouvelles,
elle désirera dire son mot dans nos affaires et y mettre la main. La prudence
politique impose donc aux Gouvernements de l'ancien continent le soin de veiller
scrupuleusement à ce qu'aucun prétexte ne s'offre pour une telle intervention.
Le jour où l'Amérique posera son pied en Europe, la paix et la sécurité en
seront bannies pour longtemps. »
(Talleyrand (1754-1838), cité par Michel Poniatowski, Talleyrand aux
Etats-Unis, Librairie académique Perrin 1976, p. 493)
Pour une « European Way of Life »
Les Etats-Unis d’Amérique –
que l’on appelle souvent « Amérique » tout court – étaient au milieu du XXe
siècle un modèle pour le monde. Les Européens étaient dans l’après-guerre
pleins d’admiration et d’envie devant le mode de vie américain : réfrigérateur,
télévision, téléphone, automobiles, maison individuelle, jazz, films,
littérature…
Aujourd’hui la situation
est différente. La planète est menacée par l’effet de serre résultant de
l’excès de la consommation d’énergie d’origine fossile.
Les résidus de la consommation, les déchets de l’industrie s’accumulent. Les
décharges publiques ou sauvages se multiplient.
En 2025, la Terre comptera
7 milliards 900 millions d’êtres humains,
les Etats-Unis 351 millions. Si l’on généralisait à la population mondiale le
mode de vie américain (habitat dispersé, utilisation intensive de l’automobile,
forte consommation d’énergie), la planète étoufferait bientôt. L’« American Way
of Life » ne peut donc plus être proposée au monde comme un idéal.
Cependant les pays pauvres,
qui bien naturellement souhaitent accroître leur niveau de vie, ont l’Amérique pour
seul modèle, un modèle présenté de façon flatteuse par les médias qu’elle
domine. Par ailleurs nous ne savons pas quel but donner à l’Europe : elle n’est
aujourd’hui qu’un Zollverein, un espace de libre échange administré par
une bureaucratie essoufflée. Elle manque d’idéal, de perspective.
Ne devrions-nous pas
demander à l'Europe de définir, mettre en œuvre, puis proposer au monde un mode
de vie compatible avec la survie de la planète ? Cela lui confèrerait une
perspective susceptible d’éveiller, de mobiliser nos énergies.
L’Europe n’est certainement
pas plus vertueuse que l’Amérique
à qui elle n'a pas de leçons à donner en matière d'humanisme. Mais elle est dans
le monde, grâce à sa richesse, la mieux placée pour élaborer un autre modèle.
Cela lui donne une responsabilité à laquelle nous ne pouvons pas nous dérober.
Cette
ambition est réaliste : il est matériellement possible de définir ce mode
de vie. Est-ce possible aux plans culturel, sociologique, psychologique ? Cela
dépend de notre discernement et de notre volonté : nous sommes à un
carrefour qui nous impose de choisir entre la civilisation et la barbarie.
Construire une
civilisation
Car il s’agit non seulement
de définir un mode de vie mais de construire une civilisation, en entendant par
ce terme l’édifice qui, à la prospérité économique, ajoute l’élucidation des
valeurs sans laquelle l’énergie des personnes se dissipe en conflits intimes
et disputes stériles.
Or construire une
civilisation, c’est la tâche d’un Empire. Certes ce mot a des connotations
négatives : il est associé aux souvenirs désastreux de l’empire napoléonien et
du troisième Reich hitlérien, à l’esprit de conquête et de domination de
l’empire romain comme des empires coloniaux. Mais pensons à la Chine, à l’Égypte,
à l’empire carolingien enfin qui restaura la civilisation en Europe :
ce sont ces empires-là qu'il faut se donner en exemple.
L’Europe doit être un
empire non pas dominateur, mais porteur d’une civilisation qu’il proposera dans
le concert d’un monde multipolaire où les diverses cultures s'enrichissent
mutuellement.
La construction de l’Europe
a quelque chose d’inouï : un empire s'édifie sous nos yeux et en douceur, sans
guerre ni conquérant. Mais cet empire reste potentiel. Il ne pourra s'épanouir que si nous savons le vouloir. Cette construction si douce
risque en effet de produire un résultat douceâtre, sans relief ni personnalité –
alors, la violence restant la seule issue offerte aux forces de la société, nous
serions allés en douceur vers la barbarie.
* *
L’humanité ne pouvant pas survivre à l’application généralisée du modèle
américain, il faut en élaborer un autre et lui conférer un prestige médiatique au moins
aussi puissant que celui dont bénéficie aujourd’hui le modèle américain.
Par ailleurs la
construction européenne ne peut pas rester l’affaire des économistes, hommes
d’affaire et administrateurs : pour qu’elle prenne corps, il faut que la
personnalité de l’Europe déploie un rayonnement symbolique, parle à notre
affectivité, présente à l’horizon de notre action un projet qui focalise et nos désirs, et notre énergie.
Cette focalisation suppose,
avons-nous dit, l'élucidation de nos valeurs. Aucune civilisation ne peut se
construire sans avoir la force militaire qui décourage les prédateurs ; mais sa
qualité se mesure au soin qu’elle met à se connaître elle-même et à connaître
les autres, à l’équité de ses lois, à l'exactitude de son système judiciaire, à
la clarté de ses règles morales, au respect envers l’être humain qui s'y
manifeste.
* *
La démocratie, mode de
gouvernement raisonnable, exprime l’individualité d’un peuple. Or toute
individualité est sujette à la séduction du
Mal. Le peuple doit donc, comme tout souverain, reconnaître des valeurs qui le
dépassent et leur obéir.
Pour tirer au clair les
valeurs que l’Europe a héritées et dont l’incohérence suscite tant de conflits
(entre science et foi, liberté et égalité, distinction aristocratique et
simplicité populaire etc.), il faut revenir à leur racine hébraïque : c’est en
se rencontrant à cette source commune que les Européens d'origine musulmane et
chrétienne pourront fraterniser.
Benamozegh a défini le
socle de notre civilisation : « Dieu seul est législateur, et le peuple seul est
son interprète sur la terre (…). Il suffit que l'on admette quelque chose de
supérieur à la volonté humaine seule, que l'on rejette le despotisme, que l'on
croie à l'empire des principes absolus de justice et de moralité, indépendants
de tout caprice et de tout intérêt individuel ou même collectif, pour que, sous
un nom ou sous un autre on soit, selon la conception israélite, en pleine
théocratie » (Élie Benamozegh, Israël et l'humanité, Albin Michel 1961,
p. 336).
Ce texte peut aussi se lire
ainsi : toute société qui ne se soucie pas de mettre en pratique les principes
absolus de justice et de morale, et qui cependant prétend obéir à Dieu,
révèle par ce blasphème une inspiration diabolique. C'est le cas des sociétés
qui, tout en invoquant à tout propos la « religion » ou « Dieu », abusent de la force,
maltraitent les prisonniers, méprisent les autres cultures et dédaignent les
exclus.
* *
Ayant lu ce qui précède,
vous êtes sceptique ? Vous avez raison. Il existe dans la nature humaine une
tendance suicidaire qui la pousse à refuser ce dont elle aurait le plus grand
besoin, surtout quand cela se trouve à portée de la main. Si
l'antisémite refuse le judaïsme, c'est parce que celui-ci pourrait répondre aux
questions qui le tourmentent. Si certains disent l'Europe morte, c'est parce que
son potentiel est puissant. Si l'Europe a tout fait pour se suicider au XXe
siècle, c'est parce qu'elle refusait les changements sociaux et
culturels que permettait et demandait l'efficacité économique de l'industrie.
Les obstacles résident
dans les têtes et les institutions. Ce n'est pas parce qu'un mauvais penchant
nous incite à refuser ce qui est salubre qu'il est raisonnable d'en nier la
possibilité.
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