RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


 

Vers un Empire Européen

20 février 2004


Liens utiles

- Notre Amérique
- Notre Europe
- Au carrefour
- Reconstruire les valeurs


« Du côté de l'Amérique, l'Europe doit toujours avoir les yeux ouverts et ne fournir aucun prétexte de récrimination ou de représailles. L'Amérique s'accroît chaque jour. Elle deviendra un pouvoir colossal et un moment doit arriver où, placée vis-à-vis de l'Europe en communication plus facile par les moyens de découvertes nouvelles, elle désirera dire son mot dans nos affaires et y mettre la main. La prudence politique impose donc aux Gouvernements de l'ancien continent le soin de veiller scrupuleusement à ce qu'aucun prétexte ne s'offre pour une telle intervention. Le jour où l'Amérique posera son pied en Europe, la paix et la sécurité en seront bannies pour longtemps. »
(Talleyrand (1754-1838), cité par Michel Poniatowski, Talleyrand aux Etats-Unis, Librairie académique Perrin 1976, p. 493)
 

Pour une « European Way of Life »

Les Etats-Unis d’Amérique – que l’on appelle souvent « Amérique » tout court – étaient au milieu du XXe siècle un modèle pour le monde. Les Européens  étaient dans l’après-guerre pleins d’admiration et d’envie devant le mode de vie américain : réfrigérateur, télévision, téléphone, automobiles, maison individuelle, jazz, films, littérature…

Aujourd’hui la situation est différente. La planète est menacée par l’effet de serre résultant de l’excès de la consommation d’énergie d’origine fossile[1]. Les résidus de la consommation, les déchets de l’industrie s’accumulent. Les décharges publiques ou sauvages se multiplient.

En 2025, la Terre comptera 7 milliards 900 millions d’êtres humains, les Etats-Unis 351 millions[2]. Si l’on généralisait à la population mondiale le mode de vie américain (habitat dispersé, utilisation intensive de l’automobile, forte consommation d’énergie), la planète étoufferait bientôt. L’« American Way of Life » ne peut donc plus être proposée au monde comme un idéal.

Cependant les pays pauvres, qui bien naturellement souhaitent accroître leur niveau de vie, ont l’Amérique pour seul modèle, un modèle présenté de façon flatteuse par les médias qu’elle domine. Par ailleurs nous ne savons pas quel but donner à l’Europe : elle n’est aujourd’hui qu’un Zollverein, un espace de libre échange administré par une bureaucratie essoufflée. Elle manque d’idéal, de perspective.

Ne devrions-nous pas demander à l'Europe de définir, mettre en œuvre, puis proposer au monde un mode de vie compatible avec la survie de la planète ? Cela lui confèrerait une perspective susceptible d’éveiller, de mobiliser nos énergies.

L’Europe n’est certainement pas plus vertueuse que l’Amérique[3] à qui elle n'a pas de leçons à donner en matière d'humanisme. Mais elle est dans le monde, grâce à sa richesse, la mieux placée pour élaborer un autre modèle. Cela lui donne une responsabilité à laquelle nous ne pouvons pas nous dérober.

Cette ambition est réaliste : il est matériellement possible de définir ce mode de vie. Est-ce possible aux plans culturel, sociologique, psychologique ? Cela dépend de notre discernement et de notre volonté : nous sommes à un carrefour qui nous impose de choisir entre la civilisation et la barbarie.

Construire une civilisation

Car il s’agit non seulement de définir un mode de vie mais de construire une civilisation, en entendant par ce terme l’édifice qui, à la prospérité économique, ajoute l’élucidation des valeurs sans laquelle l’énergie des personnes se dissipe en conflits intimes et disputes stériles.

Or construire une civilisation, c’est la tâche d’un Empire. Certes ce mot a des connotations négatives : il est associé aux souvenirs désastreux de l’empire napoléonien et du troisième Reich hitlérien, à l’esprit de conquête et de domination de l’empire romain comme des empires coloniaux. Mais pensons à la Chine, à l’Égypte, à l’empire carolingien enfin qui restaura la civilisation en Europe[4] : ce sont ces empires-là qu'il faut se donner en exemple.

L’Europe doit être un empire non pas dominateur, mais porteur d’une civilisation qu’il proposera dans le concert d’un monde multipolaire où les diverses cultures s'enrichissent mutuellement. 

La construction de l’Europe a quelque chose d’inouï : un empire s'édifie sous nos yeux et en douceur, sans guerre ni conquérant. Mais cet empire reste potentiel. Il ne pourra s'épanouir que si nous savons le vouloir. Cette construction si douce risque en effet de produire un résultat douceâtre, sans relief ni personnalité – alors, la violence restant la seule issue offerte aux forces de la société, nous serions allés en douceur vers la barbarie.

*  *

L’humanité ne pouvant pas survivre à l’application généralisée du modèle américain, il faut en élaborer un autre et lui conférer un prestige médiatique au moins aussi puissant que celui dont bénéficie aujourd’hui le modèle américain.

Par ailleurs la construction européenne ne peut pas rester l’affaire des économistes, hommes d’affaire et administrateurs : pour qu’elle prenne corps, il faut que la personnalité de l’Europe déploie un rayonnement symbolique, parle à notre affectivité, présente à l’horizon de notre action un projet qui focalise et nos désirs, et notre énergie.

Cette focalisation suppose, avons-nous dit, l'élucidation de nos valeurs. Aucune civilisation ne peut se construire sans avoir la force militaire qui décourage les prédateurs ; mais sa qualité se mesure au soin qu’elle met à se connaître elle-même et à connaître les autres, à l’équité de ses lois, à l'exactitude de son système judiciaire, à la clarté de ses règles morales, au respect envers l’être humain qui s'y manifeste.

*  *

La démocratie, mode de gouvernement raisonnable, exprime l’individualité d’un peuple. Or toute individualité est sujette à la séduction du Mal. Le peuple doit donc, comme tout souverain, reconnaître des valeurs qui le dépassent et leur obéir.

Pour tirer au clair les valeurs que l’Europe a héritées et dont l’incohérence suscite tant de conflits (entre science et foi, liberté et égalité, distinction aristocratique et simplicité populaire etc.), il faut revenir à leur racine hébraïque : c’est en se rencontrant à cette source commune que les Européens d'origine musulmane et chrétienne pourront fraterniser.

Benamozegh a défini le socle de notre civilisation : « Dieu seul est législateur, et le peuple seul est son interprète sur la terre (…). Il suffit que l'on admette quelque chose de supérieur à la volonté humaine seule, que l'on rejette le despotisme, que l'on croie à l'empire des principes absolus de justice et de moralité, indépendants de tout caprice et de tout intérêt individuel ou même collectif, pour que, sous un nom ou sous un autre on soit, selon la conception israélite, en pleine théocratie » (Élie Benamozegh, Israël et l'humanité, Albin Michel 1961, p. 336).

Ce texte peut aussi se lire ainsi : toute société qui ne se soucie pas de mettre en pratique les principes absolus de justice et de morale, et qui cependant prétend obéir à Dieu, révèle par ce blasphème une inspiration diabolique. C'est le cas des sociétés qui, tout en invoquant à tout propos la « religion » ou « Dieu », abusent de la force, maltraitent les prisonniers, méprisent les autres cultures et dédaignent les exclus.

*  *

Ayant lu ce qui précède, vous êtes sceptique ? Vous avez raison. Il existe dans la nature humaine une tendance suicidaire qui la pousse à refuser ce dont elle aurait le plus grand besoin, surtout quand cela se trouve à portée de la main. Si l'antisémite refuse le judaïsme, c'est parce que celui-ci pourrait répondre aux questions qui le tourmentent. Si certains disent l'Europe morte, c'est parce que son potentiel est puissant. Si l'Europe a tout fait pour se suicider au XXe siècle, c'est parce qu'elle refusait les changements sociaux et culturels que permettait et demandait l'efficacité économique de l'industrie.

Les obstacles résident dans les têtes et les institutions. Ce n'est pas parce qu'un mauvais penchant nous incite à refuser ce qui est salubre qu'il est raisonnable d'en nier la possibilité.


[1] Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique, Seuil 2002.

[2] Gilles Pison, « Tous les pays du monde (2003) », Population & Sociétés, INED, n° 392 Juillet-Août 2003

[3] Jean-Marc Jancovici, Les Américains sont-ils les rois des affreux ?, décembre 2003.

[4] Charlemagne régna de 768 à 814. Son empire recouvrait tout ou partie des pays actuels suivants : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Slovénie et Suisse.