L'Europe inspire aux Français des sentiments
extrêmes : les uns se disent déjà "citoyen européen", et pour eux
la France n'aurait qu'à "s'adapter" au nouvel Eldorado ; d'autres
détestent cette "construction artificielle",
"bureaucratique", "sans âme", à qui ils nient toute
légitimité.
Qui sommes-nous donc, nous autres Français,
devant cette Europe ?
La France, c'est depuis longtemps une petite
Europe et même davantage : nous sommes gaulois, latins, germains,
bretons,
juifs, arabes, berbères etc. (oui, arabes et berbères depuis longtemps : les "sarrasins" furent nombreux à s'installer au bord de
la Méditerranée). Le nom de notre pays est celui d'une tribu germanique.
Notre langue, notre droit sont un peu gaulois, surtout latins et germaniques.
Les Gallo-romains et les Germains ont tôt fusionné car les Francs de Clovis furent les seuls barbares convertis au
catholicisme, les autres ayant préféré l'hérésie d'Arius. Cela a
rendu plus précoce et plus facile qu'ailleurs le mélange des
populations par mariage mixte, d'où une interpénétration
précoce et profonde des
cultures.
Le royaume de France a par la
suite absorbé plusieurs provinces, ce qui a encore accru sa diversité.
Pour s'équilibrer, il a encouragé une centralisation monstrueuse sur Paris. Elle n'a
pas effacé la diversité qui marque nos idées, nos comportements, nos paysages.
L'obligation de faire vivre ensemble
des gens si divers explique une part de nos institutions, notre esprit républicain,
ce goût du service
public qui cohabite si bien avec les moqueries envers les
"fonctionnaires". L'esprit républicain était déjà vif sous
l'ancien régime : le "républicain" était
alors non un
adversaire de la monarchie, mais quelqu'un qui s'intéressait à la "chose
publique", "res publica".
Le jeune Français qui voyage en Europe ne se
sent perdu nulle part. Il savoure la "Gemütlichkeit" allemande, la finesse
italienne, l'énergie espagnole, la dignité britannique, la modestie belge :
partout il reconnaît des composantes qui se sont mêlées en France comme dans un creuset.
Nous héritons aussi, il faut le reconnaître, d'une tradition haineuse ou
méprisante. L'Europe ressemble à un de ces villages où des familles se haïssent
d'une génération à l'autre. Ce
défaut est partagé : certains Anglais, Allemands ou Espagnols croient devoir
mépriser les Français, sous prétexte que nous serions prétentieux, que nous
aurions perdu la guerre de 40, que nous manquerions de sérieux, que sais-je.
C'est mauvais signe pour eux : le mépris est le sentiment
caractéristique de ceux qui, étant faibles,
ont besoin de se croire les plus forts. Les
Français ont eux aussi grand tort lorsqu'ils méprisent leurs voisins ou
dénigrent ceux qui viennent des anciennes colonies, dont ils pourraient tant apprendre.
Certains Allemands, restés sensibles à la "pureté de la race", nous
reprochent en outre d'être un peuple "mêlé". Mais notre richesse n'est-elle pas,
précisément, d'avoir construit l'unité à partir du mélange ? Les mariages mixtes,
très rares aux Etats-Unis, sont fréquents
en France.
Qu'une fille soit noire, jaune, verte ou rouge,
si elle est bien faite, elle trouvera toujours chez nous quelqu'un qui
désirera de tout
son cœur se mettre en ménage avec elle.
Cela fait 2000 ans que nous vivons dans notre
bout d'Europe, au finistère du continent ; toute l'Europe s'est déversée chez nous
et
nous l'avons absorbée. Nous saurons donc nous y prendre avec l'Europe qui s'esquisse. Nous
pourrions, au passage, corriger nos défauts. Car la richesse de
notre héritage a fait de nous des êtres dont la complication est parfois un handicap. Non seulement notre pays se divise par moitié sur
chaque grande question de société, mais chacun de nous est un être
divisé chez qui s'affrontent
(entre autres adversaires) un
républicain et un aristocrate ; chacune de nos
institutions est une entité ambiguë, coincée entre les impératifs de
l'efficacité et de la légitimité.
Notre esprit républicain fait en effet bon ménage, de
façon parfaitement illogique, avec le goût pour les privilèges et les
corporations. Nos ancêtres ont coupé la tête de quelques aristocrates, mais
nous avons la nostalgie de l'aristocratie. Les pires des conventionnels n'ont
pas eu honte de devenir ducs d'Empire. Nous avons créé une noblesse de
l'argent (les "grandes" familles), puis du diplôme (les
"grands" corps d'ingénieurs, les "hauts" fonctionnaires, l'ENA). Dans certaines entreprises
publiques on rencontre une noblesse syndicale. On voit poindre aujourd'hui une
noblesse médiatique.
L'Europe n'a rien à faire de ces
noblesses à la française. Elle jugera le Français non selon ses manières et ses relations mais selon ses qualités pratiques et utiles. Nos
petits marquis, nos corporations ont peu d'avenir en Europe.
Cela nous fera
le plus grand bien.
Certains craignent, certains souhaitent, que la France
"se fasse avoir par les autres". Jusqu'ici, elle s'est surtout
fait avoir par les Français eux-mêmes : nous sommes la patrie du
gaspillage, des occasions perdues, des compétences
brimées. Ce gâchis, cet écart entre notre potentiel et nos
réalisations, s'expliquent par les complications que nous a léguées notre
histoire. Il ne revient qu'à nous de les
dominer et de les faire fructifier.
Quant à ceux qui espèrent ou qui craignent que
la France disparaisse, se fonde dans l'Europe, ils me font sourire. Comment diable la France disparaîtrait-elle ? Cesserons-nous d'exister, nous
Français, à cause de l'Europe ? serons-nous massacrés ? cesserons-nous
d'habiter nos maisons, de parler notre langue, de cultiver notre littérature, d'élever nos enfants, de travailler dans nos
entreprises, de faire avancer nos affaires ? nos scientifiques cesseront-ils de
chercher, nos ingénieurs d'innover ? nos institutions
seront-elles démantelées ? notre pays sera-t-il moins attractif pour les
compétences provenant d'ailleurs ?
L'Europe peut être pour nous une affaire
positive si nous nous y prenons convenablement (qu'est-ce à dire ? cela
mériterait un développement qui n'a pas sa place ici). Que "Bruxelles" soit ou non une "bureaucratie" ne change rien à la question, car le fonctionnement actuel de
"Bruxelles" n'est qu'un épisode d'une histoire qui débute à
peine.
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