Contrairement à ceux qui
trouvent Berlusconi ridicule,
Pierre Musso analyse le phénomène avec sérieux. Il
n’a pas écrit une biographie : il décrit une logique, un système, une structure
de pensée et d’action.
Berlusconi a réussi ce que
beaucoup de nos hommes politiques ambitionnent : eux aussi voudraient animer les
forces de la société en manipulant des symboles. Mais comme les Français ont une
conception fausse de l’entreprise nos politiques n'ont pas pu s’appuyer, comme
l'a fait
Berlusconi, sur le modèle de l’entreprise pour redéfinir l’action publique.
Autour
de l’entreprise
L’image que veulent
émettre nos entreprises n’a pas pour destinataire le client, le public, le
marché, mais les créanciers (banques, actionnaires) devant lesquels il s’agit de
défendre la « crédibilité », l’aptitude de l’entreprise à avoir du « crédit ».
Cette image est émise vers le circuit court qui tourne à l’intérieur du « monde
des affaires » et dont le client est exclu. Elle vise à manipuler l’opinion des
« marchés » (au pluriel) financiers et non du « marché » (au singulier) des
produits. Elle tourne le dos au marketing :
la direction financière est plus importante que la direction commerciale.
Pourquoi ce refus du
marketing ? Parce dans la sociologie de l’entreprise se retrouve la gestion de
la légitimité et du « sérieux » qui caractérise l’appareil d’État.
Le
dirigeant
La légitimité d’un directeur
d’administration centrale ne résulte pas de sa compétence mais de l’onction qui
lui est conférée lors de sa nomination et dont l’effet durera tant que cette
nomination sera reconduite. Pour conforter sa légitimité, il lui suffit
d’émettre un signe d’allégeance vers un puissant bien choisi et de gérer sa
sphère relationnelle : c'est pourquoi l'on entend souvent dire « En France, pour
réussir, il faut avoir des relations ».
L’art du dirigeant, limité à ce
cercle étroit, suppose une maîtrise du comportement proche de l’art du courtisan
(parole et vêtement, culture affichée, tenue à table et en réunion, mémorisation
des noms propres et personnalités, repérage des rapports de force,
identification des puissants). Cet art est celui de toutes les hiérarchies qui,
comme celle de l’Eglise, se recrutent par cooptation.
La « gestion de l’image »
monopolise l’attention du dirigeant « à la
française » qui se détourne ainsi de la « physique » de l’entreprise
(approvisionnement, technique, production, commercialisation, et surtout
marketing qui oriente l’ensemble).
Marketing
C’est sur le marketing que
s’est focalisé Berlusconi. Comme le dirigeant à la française, il s’emploie à
produire des images, des symboles, il veut séduire, mais sa cible n’est pas
la même. L’image qu’il émet n’est pas destinée à conforter sa cooptation par
les professionnels de la finance et des « marchés » : elle est orientée vers le
consommateur final, destinataire des produits que l’entreprise élabore.
Dès lors la gestion de l’image
est non plus relationnelle et mondaine mais statistique et scientifique.
Berlusconi travaille. Il s’entoure d’experts qu’il écoute. Il examine les
sondages et construit son discours à partir d’une analyse méthodique des
besoins. Ce système fonctionne comme un alambic qui, par distillation des
informations extraites du marché, produit la synthèse symbolique qui permet la
transition de l’expression de la demande à l’explicitation du
besoin.
Réalisme
Une telle opération suppose un
réalisme, un respect des choses et des faits, qui sont aux antipodes de la
« fiction » (terme que Musso utilise peut-être trop). Certes, le symbole émis
appartient au monde des images et il est donc « irréel ». Mais il est choisi, à
partir de l’examen attentif d’une société réelle, pour permettre à cette société
de focaliser l’expression de ses désirs, de ses besoins, et en ce sens il est
« réaliste ». Le spectacle superficiel et parfois vulgaire offert par les médias
que dirige Berlusconi masque une pensée méthodique, studieuse, attentive aux
faits.
On refuse à Berlusconi le
« sérieux » cher à la culture germanique. Mais ce « sérieux » si vanté n’est
qu’une gravité théâtrale tout aussi artificielle, et à coup sûr plus ennuyeuse,
plus superficielle aussi peut-être que le sourire berlusconien.
Une
option métaphysique
Sous l’artifice de la
légitimité « à la française », sous le refus de l’entreprise, se trouve une
option idéaliste. Si l’expérience est fallacieuse, si la statistique est
trompeuse, si la vérité réside dans des Idées qui se transmettent par
initiation, alors le pouvoir de décision sera le monopole de quelques Sages
recrutés par cooptation parmi les initiés : le philosophe-roi platonicien
est apte à régner parce qu’il connaît les Idées du beau, du bien et du vrai. Le
marketing, observation des êtres et des faits, ne pourrait rien lui apprendre et
risquerait même de le détourner de la Vérité.
La science expérimentale a
polémiqué avec cet idéalisme, mais elle a peut-être poussé trop loin cette polémique.
Par souci de « rigueur » elle a combattu la composante symbolique, imaginaire,
si importante dans les phases tâtonnantes où le scientifique oriente son effort.
Elle a tourné le dos à l’équilibre entre
symbole et modélisation au bénéfice de cette dernière. C’est pourquoi le
monde des ingénieurs, « sérieux » d'une façon qui n’est pas celle des
dirigeants, ne détient pas lui non plus la clé de l’articulation entre la pensée
et l’action, la clé de la civilisation.
Une nouvelle Renaissance ?
On peut interpréter l’action de
Berlusconi, ainsi que son succès, par un déblocage de la société aux plans
culturel et politique. Il lui rend les moyens d’articuler la pensée et l’action,
le rêve et le projet.
Ces moyens serviront-ils à des
fins « bonnes » ou « mauvaises » ? Ce n’est pas la question.
Le médecin qui
restitue à un paraplégique l’usage de ses jambes fait œuvre utile ; le
paraplégique fera-t-il ensuite de ses jambes un usage « bon » ou « mauvais » ?
C’est une tout autre affaire.
A la société bloquée par
l’idéalisme mondain des dirigeants politiques comme par le scientisme des
ingénieurs, Berlusconi oppose une démarche expérimentale qui emprunte ses
instruments à l’entreprise - notamment au marketing - et ressuscite la dimension
symbolique qui avait été brûlée avec Giordano Bruno (1548-1600) à l’orée du XVIIe
siècle. Le déblocage qu'il opère ainsi parviendra-t-il à libérer la créativité
des individus, à susciter une nouvelle Renaissance ?
Certes, la trivialité du
spectacle audiovisuel est loin du raffinement de la Renaissance italienne. Mais
celle-ci n'a-t-elle pas été amorcée par des audacieux qui aimaient le pouvoir,
la beauté et le
plaisir ? |