Alors que la pensée grecque
s’est fondée sur le concept,
la pensée chinoise considère le processus. Il serait impertinent de dire l’une
de ces pensées plus « réaliste » ou plus « exacte » que l’autre : chacune donne
une « vue » différente du monde (comme l’on dit, en informatique, d’une
« vue » sur une base de données ; ou, dans le langage courant, d’un « point de
vue » sur un paysage). A chacune de ces vues correspond une forme spécifique
d’intuition et de démarche intellectuelle. Ceux qui vivent dans l’une des deux
cultures ne sont pas habiles dans l'autre. Il en va de même en musique : même si
un instrumentiste n’ignore pas les autres instruments, il sera plus habile avec
celui sur lequel il s’est entraîné.
A celui qui pense par concepts
les choses paraissent posées les unes à côté des autres selon un découpage. Même
s’il sait qu’elles évoluent, il lui sera difficile de penser cette évolution.
Ainsi nous savons que les entreprises sont mortelles, mais nous y
vivons comme si elles étaient éternelles ; nous savons qu’à l’origine de
toute institution s’est trouvé un germe fragile, mais nous avons du mal à
discerner aujourd'hui les germes des institutions futures.
Celui qui pense par processus
a, lui, du mal à se représenter la stabilité des choses ; pour sa pensée, qui se
projette spontanément à la fois vers le futur et dans le passé, le présent n’est
qu’un point de mesure nulle, pratiquement imperceptible. Il est sensible au
caractère éphémère de toute chose et attentif aux germes du futur.
Celui dont l’esprit s’est formé
selon l’une ou l’autre des deux vues n’ignore sans doute pas l’autre mais elle
prend, à l’horizon de sa pensée, la forme floue de la rêverie : la méditation de
l’homme des concepts vagabonde du côté du processus lorsqu'il regarde s’écouler
l’eau d’un fleuve ou vaciller la flamme d’une bougie.
La vue conceptuelle considère
les choses et, pour pouvoir penser leur existence et leurs relations, les isole chacune du fond indifférencié sur lequel elle se détache.
Cette vue fait abstraction du devenir (et aussi, selon une autre abstraction, elle néglige ce qu'elle n'a
pas érigé en concept : la formation de concepts est sélective). La vue par les
processus, par contre, considère chaque chose comme un phénomène doté d’un
début, d’une évolution et d’une fin : la chose est le lieu où le processus prend une consistance semblable à celle d'un tourbillon dans un
fleuve, forme mobile que dessine un flux toujours renouvelé.
Pour comprendre la différence
entre ces deux points de vue, considérez tel objet placé devant vous, votre
téléphone portable par exemple. Pour celui qui pense par concepts, cet appareil
a une apparence, un volume, une consistance ; sa fonction est d’émettre et
recevoir des communications, il est relié à un réseau, il relève des techniques
de la microélectronique, etc. Pour celui qui pense par processus cet appareil
est perçu dans son histoire : il a été conçu et fabriqué conformément à un état
de l’art (lui-même transitoire) des sciences et des techniques, il a été
commercialisé et vendu, enfin lorsqu’il sera obsolète il sera jeté et remplacé
par un autre.
Les deux vues se distinguent
par l’échelle de temps qu’elles considèrent. Le concept, photographique, saisit
l’être dans l’instant pour le poser tel quel dans la pensée. Le processus
considère l’être dans son évolution, dans les cycles et tendances qui
l’impliquent.
Notre corps se prête à l’une et
l’autre de ces vues. Hic et nunc, il est chose parmi les choses, siège de
notre volonté, support de nos sensations, outil de notre action. Nous pouvons le
poser comme concept parmi les concepts. Mais il est aussi le lieu où se
condensent des flux alternatifs : respiration, alimentation, rêverie, réflexion.
Par ailleurs il est né, il s’est développé, il s’use, il mourra, et il en est de
même de nos entreprises, de nos immeubles,
de nos civilisations.
* *
L’action nous confronte au
monde. Pour pouvoir transformer les choses, elle doit emprunter des processus :
le changement qui ne transiterait pas par un processus relèverait de la magie.
L’action suppose donc d’inscrire le travail dans le temps, de penser le
processus. Nous proposons d’appeler « rythme » la représentation du
processus : le rythme représente le processus comme le concept représente la
chose. La pensée qui considère le processus est « musicale ».
Explorons la piste qu’ouvre
cette analogie. Le rythme, en musique, n’est pas seulement le tempo de
l’exécution : il est aussi accentuation et flexibilité. Dans la mesure certains
temps seront accentués et certains seront plus longs que d’autres. Ainsi, en
général, dans la mesure à quatre temps l’accent principal porte sur le premier
temps, et un accent plus léger sur le troisième ; dans la valse le premier temps
est en général un peu plus long que les autres. Par ailleurs le fil de la
mélodie n’obéit pas au métronome : le tempo accélère ou ralentit selon
une respiration analogue à celle du chant. L’écriture musicale est une
sténographie que l’interprète doit compléter pour respecter l’intention du
compositeur : certes il doit jouer en mesure, mais l’expressivité suppose de
faire légèrement fluctuer la vitesse.
Même si les notes sont les
mêmes il existe en musique un écart sensible (et à vrai dire immense) entre une
exécution mécanique et une bonne interprétation. De même, il existe un écart
sensible entre l'exécution mécanique du processus et son interprétation
intelligente. Si dans l’entreprise ou au combat l’ordinateur peut assurer
parfaitement les étapes automatiques du travail et assister ainsi l’être humain
dans la réalisation du processus, celui-ci ne sera parfait que si l’être humain
peut « reprendre la main » pour lui apporter finition et sensibilité.
L’automatisation, poussée trop loin, interdit le traitement intelligent des cas
particuliers et provoque des catastrophes :
des entreprises ou des personnes sont ruinées parce que l’administration fiscale
exige une avance de trésorerie (qui sera remboursée plus tard, mais trop tard)
etc.
* *
Le monde, essentiellement
complexe, ne peut être reproduit entièrement par aucun modèle, aucune
représentation, qu’elle soit conceptuelle, rythmique ou les deux à la fois.
L’action, solidement fondée sur les concepts et le rythme qui lui confèrent sa
puissance opérationnelle, doit donc s’accompagner de vigilance, d’une
ouverture d’esprit aux surprises qui résultent des inévitables lacunes du
modèle.
Vous conduisez votre voiture.
Cette activité simple vous est habituelle, mais vous devez rester vigilant :
l’éclatement d’un pneu peut déstabiliser le véhicule (accident interne à votre
système), un animal peut se jeter sous vos roues (accident externe). A la vue
conceptuelle, à la vue du processus, doit donc s’ajouter la disponibilité, la vigilance
qui nous permettront de changer de modèle à l’instant, lorsque le monde semble
basculer, pour concevoir aussitôt l’action pertinente.
Chaque culture – ici les
cultures chinoise et grecque – outille les êtres humains pour la modélisation.
Héritiers des grecs, nous sommes à l’aise pour penser par concepts, et les
Chinois sont à l’aise pour penser par processus. Mais notre pensée, comme la
leur, déborde les techniques de modélisation. La pensée symbolique, dont le
mécanisme est l’association d’idées que suscitent des connotations, est le
moteur et l’aliment de la modélisation.
Ici tous les êtres humains se
rencontrent, quelle que soit leur culture, car chez tous la pensée symbolique
précède la modélisation ; mais lorsqu'il leur faut modéliser ils empruntent les
sentiers qui leur sont familiers – ou, pour reprendre la métaphore musicale, ils
jouent de l’instrument qu’ils connaissent le mieux.
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