RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


Concept, processus et symbole

15 mai 2003


Liens utiles
- Évolution du rôle du système d'information : du concept au processus
- Interaction entre langage connoté et langage conceptuel

Alors que la pensée grecque s’est fondée sur le concept[1], la pensée chinoise considère le processus. Il serait impertinent de dire l’une de ces pensées plus « réaliste » ou plus « exacte » que l’autre : chacune donne une « vue » différente du monde (comme l’on dit, en informatique, d’une « vue » sur une base de données ; ou, dans le langage courant, d’un « point de vue » sur un paysage). A chacune de ces vues correspond une forme spécifique d’intuition et de démarche intellectuelle. Ceux qui vivent dans l’une des deux cultures ne sont pas habiles dans l'autre. Il en va de même en musique : même si un instrumentiste n’ignore pas les autres instruments, il sera plus habile avec celui sur lequel il s’est entraîné.

A celui qui pense par concepts les choses paraissent posées les unes à côté des autres selon un découpage. Même s’il sait qu’elles évoluent, il lui sera difficile de penser cette évolution. Ainsi nous savons que les entreprises sont mortelles, mais nous y vivons comme si elles étaient éternelles ; nous savons qu’à l’origine de toute institution s’est trouvé un germe fragile, mais nous avons du mal à discerner aujourd'hui les germes des institutions futures.

Celui qui pense par processus a, lui, du mal à se représenter la stabilité des choses ; pour sa pensée, qui se projette spontanément à la fois vers le futur et dans le passé, le présent n’est qu’un point de mesure nulle, pratiquement imperceptible. Il est sensible au caractère éphémère de toute chose et attentif aux germes du futur. 

Celui dont l’esprit s’est formé selon l’une ou l’autre des deux vues n’ignore sans doute pas l’autre mais elle prend, à l’horizon de sa pensée, la forme floue de la rêverie : la méditation de l’homme des concepts vagabonde du côté du processus lorsqu'il regarde s’écouler l’eau d’un fleuve ou vaciller la flamme d’une bougie.

La vue conceptuelle considère les choses et, pour pouvoir penser leur existence et leurs relations, les isole chacune du fond indifférencié sur lequel elle se détache. Cette vue fait abstraction du devenir (et aussi, selon une autre abstraction, elle néglige ce qu'elle n'a pas érigé en concept : la formation de concepts est sélective). La vue par les processus, par contre, considère chaque chose comme un phénomène doté d’un début, d’une évolution et d’une fin : la chose est le lieu où le processus prend une consistance semblable à celle d'un tourbillon dans un fleuve, forme mobile que dessine un flux toujours renouvelé.

Pour comprendre la différence entre ces deux points de vue, considérez tel objet placé devant vous, votre téléphone portable par exemple. Pour celui qui pense par concepts, cet appareil a une apparence, un volume, une consistance ; sa fonction est d’émettre et recevoir des communications, il est relié à un réseau, il relève des techniques de la microélectronique, etc. Pour celui qui pense par processus cet appareil est perçu dans son histoire : il a été conçu et fabriqué conformément à un état de l’art (lui-même transitoire) des sciences et des techniques, il a été commercialisé et vendu, enfin lorsqu’il sera obsolète il sera jeté et remplacé par un autre.

Les deux vues se distinguent par l’échelle de temps qu’elles considèrent. Le concept, photographique, saisit l’être dans l’instant pour le poser tel quel dans la pensée. Le processus considère l’être dans son évolution, dans les cycles et tendances qui l’impliquent.

Notre corps se prête à l’une et l’autre de ces vues. Hic et nunc, il est chose parmi les choses, siège de notre volonté, support de nos sensations, outil de notre action. Nous pouvons le poser comme concept parmi les concepts. Mais il est aussi le lieu où se condensent des flux alternatifs : respiration, alimentation, rêverie, réflexion. Par ailleurs il est né, il s’est développé, il s’use, il mourra, et il en est de même de nos entreprises, de nos immeubles[2], de nos civilisations.

*  *

L’action nous confronte au monde. Pour pouvoir transformer les choses, elle doit emprunter des processus : le changement qui ne transiterait pas par un processus relèverait de la magie. L’action suppose donc d’inscrire le travail dans le temps, de penser le processus. Nous proposons d’appeler « rythme » la représentation du processus : le rythme représente le processus comme le concept représente la chose. La pensée qui considère le processus est « musicale ».

Explorons la piste qu’ouvre cette analogie. Le rythme, en musique, n’est pas seulement le tempo de l’exécution : il est aussi accentuation et flexibilité. Dans la mesure certains temps seront accentués et certains seront plus longs que d’autres. Ainsi, en général, dans la mesure à quatre temps l’accent principal porte sur le premier temps, et un accent plus léger sur le troisième ; dans la valse le premier temps est en général un peu plus long que les autres. Par ailleurs le fil de la mélodie n’obéit pas au métronome : le tempo accélère ou ralentit selon une respiration analogue à celle du chant. L’écriture musicale est une sténographie que l’interprète doit compléter pour respecter l’intention du compositeur : certes il doit jouer en mesure, mais l’expressivité suppose de faire légèrement fluctuer la vitesse.

Même si les notes sont les mêmes il existe en musique un écart sensible (et à vrai dire immense) entre une exécution mécanique et une bonne interprétation. De même, il existe un écart sensible entre l'exécution mécanique du processus et son interprétation intelligente. Si dans l’entreprise ou au combat l’ordinateur peut assurer parfaitement les étapes automatiques du travail et assister ainsi l’être humain dans la réalisation du processus, celui-ci ne sera parfait que si l’être humain peut « reprendre la main » pour lui apporter finition et sensibilité. L’automatisation, poussée trop loin, interdit le traitement intelligent des cas particuliers et provoque des catastrophes[3] : des entreprises ou des personnes sont ruinées parce que l’administration fiscale exige une avance de trésorerie (qui sera remboursée plus tard, mais trop tard) etc.

*  *

Le monde, essentiellement complexe, ne peut être reproduit entièrement par aucun modèle, aucune représentation, qu’elle soit conceptuelle, rythmique ou les deux à la fois. L’action, solidement fondée sur les concepts et le rythme qui lui confèrent sa puissance opérationnelle, doit donc s’accompagner de vigilance, d’une ouverture d’esprit aux surprises qui résultent des inévitables lacunes du modèle.

Vous conduisez votre voiture. Cette activité simple vous est habituelle, mais vous devez rester vigilant : l’éclatement d’un pneu peut déstabiliser le véhicule (accident interne à votre système), un animal peut se jeter sous vos roues (accident externe). A la vue conceptuelle, à la vue du processus, doit donc s’ajouter la disponibilité, la vigilance[4] qui nous permettront de changer de modèle à l’instant, lorsque le monde semble basculer, pour concevoir aussitôt l’action pertinente.

Chaque culture – ici les cultures chinoise et grecque – outille les êtres humains pour la modélisation. Héritiers des grecs, nous sommes à l’aise pour penser par concepts, et les Chinois sont à l’aise pour penser par processus. Mais notre pensée, comme la leur, déborde les techniques de modélisation. La pensée symbolique, dont le mécanisme est l’association d’idées que suscitent des connotations, est le moteur et l’aliment de la modélisation[5].

Ici tous les êtres humains se rencontrent, quelle que soit leur culture, car chez tous la pensée symbolique précède la modélisation ; mais lorsqu'il leur faut modéliser ils empruntent les sentiers qui leur sont familiers – ou, pour reprendre la métaphore musicale, ils jouent de l’instrument qu’ils connaissent le mieux[6].


[1] La découverte de la puissance de l’abstraction a été pour les Grecs une expérience grisante. Xénophon (-430, -355), dans L’Anabase, explique la supériorité militaire des Grecs par le fait qu’ils savaient penser. Leurs ruses de guerre s’appuyaient sur une pratique de l’abstraction impliquant l’analyse critique des tactiques de l’adversaire. Si Platon a situé la réalité dans les Idées, c’est parce qu'il a exagéré la portée de cette découverte. 

[2] Nos lointains ancêtres habitaient des grottes ; nos maisons sont des grottes artificielles, confortables, que l’on peut édifier loin des falaises. Leurs pierres (ainsi que leurs briques ou leurs parpaings), issues des carrières, retourneront au sol après quelques dizaines d'années ou quelques siècles.

[3] Lorsque l’être humain fonctionne comme une machine et néglige les caractéristiques particulières du cas traité (c'est ce que ferait un magistrat qui appliquerait la loi de façon automatique), il provoque lui aussi des catastrophes.

[4] Jean-Marc Oury, Economie politique de la vigilance, Calmann-Lévy 1994

[5] La part symbolique de la pensée chinoise est alimentée par le Yì Jīng (易 經, prononcer Yi Djing), le Livre du changement (voir le commentaire de François Jullien (1951-), Figures de l’immanence, Grasset 1993). Joseph Needham a été trop sévère envers le Yì Jīng : « They would have been wiser to tie a millstone about the neck of the I Ching and cast it into the sea » (Science and civilisation in China, vol. 2, p. 311). Les associations d'idées que le Yì Jīng  détaille ne relèvent certes pas de la démarche expérimentale, mais elles peuvent alimenter la phase heuristique qui précède l'élaboration de la science, cette étape où le cerveau fonctionne en roue libre et propose à l'intuition des ébauches de théorie. Si le Yì Jīng  peut servir de moteur à l'intuition, ne mérite-t-il pas un meilleur sort que celui qu'a recommandé Needham ?