Le langage conceptuel est nécessaire à l'action :
si je veux agir efficacement sur des objets du monde réel, il importe que je
les désigne avec une parfaite précision. Par contre, dans la phase
exploratoire qui précède l'action et la construction conceptuelle, il est
utile que je puisse procéder par analogies, associations d'idées, et que je
relie les divers domaines de mon expérience par des connotations. Le langage
connoté est comme l'humus sur lequel pousse le langage conceptuel. Sans humus,
pas de plante possible ; mais l'humus n'est pas lui-même un aliment végétal. De même,
sans la phase préliminaire du langage connoté, pas de langage conceptuel et
donc pas d'action possible ; mais le langage connoté ne saurait nourrir
directement l'action.
Certaines personnes, attachées à la fécondité du langage
connoté et sensibles à la richesse du monde qu'il permet de représenter (car
l'allusion poétique comble les lacunes du langage, de même que les images du cinéma créent la
sensation du mouvement continu), refusent la "sécheresse"
du langage conceptuel ; ce faisant elles se mutilent du côté de l'action (du
moins de l'action consciente, voulue et pensée) et se limitent à un rôle contemplatif.
Certes cela leur apporte des plaisirs esthétiques, mais
non les sobres plaisirs et les rudes leçons de l'action.
D'autres personnes, attachées à des finalités pratiques et
éprises d'efficacité, refusent au contraire le flou, l'ambiguïté du langage
connoté, et ne veulent utiliser qu'un langage conceptuel. C'est
souvent le cas des ingénieurs, des informaticiens.
Ils en viennent à se couper
des autres auxquels ils parlent avec la même rigueur formelle que s'ils
écrivaient un programme. Steven Levy, dans "Hackers",
l'a illustré en décrivant ce
qui est arrivé à Bob Saunders.
En fait les deux langages
constituent deux couches différentes de la pensée, à utiliser
alternativement selon le moment où l'on se trouve. Ce modèle en couches permet d'interpréter les
reproches qu'adressent les ingénieurs à ceux qu'ils
qualifient de "littéraires" (philosophes, sociologues, historiens et
autres "poètes"), ainsi d'ailleurs que l'exécration vouée par
certains sociologues, philosophes etc. aux ingénieurs, aux
"techniciens" dont ils déplorent la "froideur inhumaine" et le "technicisme".
Les critiques adressées à la technique
paraissent d'ailleurs étranges si l'on convoque l'étymologie pour préciser ce que ce mot veut dire.
Τεχνη ,
en grec, veut dire "savoir faire". La technique, c'est
essentiellement le savoir
faire. Comment pourrait-on être "contre" le savoir faire, le savoir
pratique, l'efficacité ? Bien sûr ce n'est pas cela que visent les adversaires
de la technique ; ils visent le langage conceptuel, la modélisation
qui permet de rendre compte du monde de sorte que l'on puisse agir sur lui
; ils visent la déperdition symbolique, la perte des qualités allusives du
langage dont il faut payer cette modélisation ; ils visent aussi les attitudes
"froides", "inhumaines" de ceux qui se vouent au langage
conceptuel. Ils voudraient que l'on pût être
pratiquement efficace tout en conservant la richesse des connotations,
l'ambiguïté suggestive de la langue : mais cela, c'est impossible.
Les disputes entre
"scientifiques" et "littéraires"
trahissent une incompréhension envers la respiration de notre pensée. Celle-ci a
besoin tantôt d'élargir la sphère de ses représentations, et pour cela de laisser aller les associations d'idées, les
analogies qui constituent son terreau ; et tantôt de
construire, sur la base ainsi élaborée, des concepts et des structures
hypothético-déductives rigoureux : pour cela elle doit se fermer aux
sirènes de l'allusion, éliminer les connotations. Ne vouloir admettre
que l'une ou l'autre des deux phases de la démarche, c'est comme si l'on
disait que quand on respire seule l'inspiration est légitime,
l'expiration étant à proscrire (ou l'inverse). Celui qui appliquerait une
telle règle serait vite étouffé. En empruntant le vocabulaire de
l'économie, nous dirons que le flux qui renouvelle et alimente notre
pensée passe par le langage connoté ; le langage conceptuel permet, lui, de mettre
en exploitation le stock des représentations ainsi accumulées. Il
n'existe pas de stock sans flux qui l'alimente, et le flux se perd s'il
n'alimente pas un stock.
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