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Articuler la pensée et l'action

29 novembre 2003


Liens utiles

- Vers la charnière
- L'Amérique en armes

- Théorème de Gödel
- La charnière dans la personne
- La charnière dans l'entreprise

Comment articulons nous notre pensée et notre action ?

A chaque instant nous faisons jouer la charnière[1] qui les relie. Mais plutôt que de se tenir à cloche-pied sur la crête qui les sépare en les articulant notre réflexion préfère presque toujours dévaler la pente soit vers la pensée, soit vers l'action. Si les penseurs militaires (Guibert, Clausewitz, Jomini etc. ; voir Vincent Desportes, L'Amérique en armes) ont été attentifs à cette charnière, les philosophes restent, à de rares exceptions près[2], accaparés par le versant de la pensée, et le commun des mortels par celui de l'action quotidienne.

Pourtant rien n’est plus évidemment nécessaire que de penser notre action et d’agir de façon réfléchie. Mais notre formation intellectuelle nous en a éloignés, tout comme nous en éloigne la culture que diffusent les médias.

Au XXe siècle la science a en effet rejeté des modèles qu’elle avait auparavant adoptés (le déterminisme, l’équivalence entre vérité et démonstrabilité[3]) pour en proposer d’autres dont la compréhension suppose une bonne connaissance des mathématiques (espace non euclidien de la relativité générale, ondes de probabilité de la mécanique quantique, théorème de Gödel). L’intellect en est resté comme stupéfait. Si l’on demande à des ingénieurs d’aujourd’hui ce que signifient les mots « réalité » et « causalité », beaucoup répondront que ces mots n’ont aucun sens pour eux. Cependant en pratique, et c’est heureux, ils discernent ce qui est réel de ce qui ne l’est pas et ils raisonnent sur des causalités, fussent-elles hypothétiques[4]. Mais cet écart entre leur pratique et leur pensée n’est-il pas dommageable ?

On lisait ces derniers jours sur le mur d’un immeuble de Paris la phrase que voici : « Seul l’imaginaire est réel ». Celui qui a écrit ces mots croyait être profond. Mais si l’architecture de la ville témoigne de notre capacité à graver l’imaginaire dans le réel, cette action elle-même ne peut être conçue que si on les distingue l’un de l’autre.

La coupure entre la façon dont nous nous autorisons à penser explicitement et la façon dont, en pratique, nous agissons et pensons n’est pas innocente. Si elle ne nous interdit pas de définir les objets de notre action, de les modéliser, de les maîtriser par l’intellect – chacun reste libre de réfléchir –, elle constitue un obstacle presque insurmontable à la communication, au partage et à la circulation de la réflexion. Or une réflexion qui reste individuelle a tôt fait de se faner et de se dissoudre.

Il en résulte des dommages immenses pour l’équilibre des personnes, la clarté des enjeux de société, l’efficacité des entreprises. Comment ces dernières pourraient-elles être « souples », « évolutives », si elles estiment « trop intellectuel » d’expliciter la charnière, de mettre en discussion leurs concepts, composants, processus, modèles etc., si elles refusent de penser les référentiels qui fondent leur représentation des êtres (clients, fournisseurs, partenaires, techniques, produits, salariés etc.) avec lesquels elles entendent faire évoluer leur relation ? A l’occasion des partenariats ou des fusions elles découvrent, toujours avec le même étonnement douloureux, des écarts conceptuels qu’il est difficile de résorber. Ne devraient-elles pas tirer la leçon d’une surprise qui se renouvelle si souvent ?

Osons secouer la stupeur, la timidité où tentent de nous emprisonner une formation superficielle et des médias qui cultivent la confusion entre réel et image. Osons recourir aux notions de « réalité » et de « causalité » pour décrire la charnière. Tout en favorisant notre équilibre personnel cette clarification assainira nos entreprises et, en tout premier, leur système d’information.

La charnière joue à l'intérieur de chacun : chacun pense, agit en fonction de ce qu’il pense, réfléchit pour préparer ses actions futures. Elle joue aussi à l'intérieur de chaque entreprise (voir « Qu’est-ce qu’une entreprise ? »), où elle est enrichie et compliquée par la division du travail ainsi que par les frontières entre spécialités et entre domaines de l'organisation. Elle joue encore à l’intérieur de la société qui, considérée dans son ensemble, pense et agit collectivement.

Un même modèle peut être utilisé pour décrire le jeu de cette charnière, dans la personne comme dans l'entreprise et la société : chacune de ces entités peut, dans certaines limites, servir de métaphore à l'autre : ainsi, nous pouvons dire qu'une entreprise « réfléchit » ou « comprend », qu'une personne « gère » et « investit ».

La charnière dans la personne


[1] Que nous appellerons par la suite « charnière » tout court.

[2] Parmi les exceptions, citons Maurice Blondel (1861-1949), auteur de L’Action, 1893, et Edmund Husserl (1859-1938), père de la phénoménologie. On trouve une réflexion sur l’action (fût-ce en la concevant comme une non-action) chez des philosophes chinois (voir « A propos de la sagesse »).

[3] Le déterminisme est contredit à l’échelle subatomique par la mécanique quantique, à l’échelle macroscopique par la théorie du chaos ; l’équivalence entre vérité et démonstrabilité est contredite par le théorème de Gödel.

[4] De même ils utiliseront la mécanique newtonienne dans les échelles courantes d’espace et de temps, la mécanique quantique et la relativité générale ne s’imposant l’une qu’à l’échelle de l’atome, l’autre qu’à celle du cosmos, échelles que notre expérience rencontre rarement.