Comment articulons nous notre
pensée et notre action ?
A chaque instant nous faisons
jouer la charnière
qui les relie. Mais plutôt que de se tenir à cloche-pied sur la crête qui les
sépare en les articulant notre réflexion préfère presque toujours dévaler la
pente soit vers la pensée, soit vers l'action. Si les penseurs militaires
(Guibert, Clausewitz, Jomini etc. ; voir Vincent Desportes,
L'Amérique en armes) ont été
attentifs à cette charnière, les philosophes restent, à de rares exceptions près,
accaparés par le versant de la pensée, et le commun des mortels par celui de
l'action quotidienne.
Pourtant rien n’est plus
évidemment nécessaire que de penser notre action et d’agir de façon
réfléchie. Mais notre formation intellectuelle nous en a éloignés, tout comme
nous en éloigne la culture que diffusent les médias.
Au XXe siècle la
science a en effet rejeté des modèles qu’elle avait auparavant adoptés (le
déterminisme, l’équivalence entre vérité et démonstrabilité)
pour en proposer d’autres dont la compréhension suppose une bonne connaissance
des mathématiques (espace non euclidien de la relativité générale, ondes de
probabilité de la mécanique quantique, théorème de Gödel). L’intellect en est resté comme
stupéfait. Si l’on demande à des ingénieurs d’aujourd’hui ce que signifient les
mots « réalité » et « causalité », beaucoup répondront que ces mots n’ont aucun
sens pour eux. Cependant en pratique, et c’est heureux, ils discernent ce qui
est réel de ce qui ne l’est pas et ils raisonnent sur des causalités,
fussent-elles hypothétiques.
Mais cet écart entre leur pratique et leur pensée n’est-il pas dommageable ?
On lisait ces derniers jours
sur le mur d’un immeuble de Paris la phrase que voici : « Seul l’imaginaire est
réel ». Celui qui a écrit ces mots croyait être profond. Mais si l’architecture
de la ville témoigne de notre capacité à graver l’imaginaire dans le réel, cette
action elle-même ne peut être conçue que si on les distingue l’un de l’autre.
La coupure entre la façon dont
nous nous autorisons à penser explicitement et la façon dont, en pratique, nous
agissons et pensons n’est pas innocente. Si elle ne nous interdit pas de définir
les objets de notre action, de les modéliser, de les maîtriser par l’intellect –
chacun reste libre de réfléchir –, elle constitue un obstacle presque
insurmontable à la communication, au partage et à la circulation de la
réflexion. Or une réflexion qui reste individuelle a tôt fait de se faner et de
se dissoudre.
Il en résulte des dommages
immenses pour l’équilibre des personnes, la clarté des enjeux de société,
l’efficacité des entreprises. Comment ces dernières pourraient-elles être
« souples », « évolutives », si elles estiment « trop intellectuel »
d’expliciter la charnière, de mettre en discussion leurs concepts, composants,
processus, modèles etc., si elles refusent de penser les référentiels qui
fondent leur représentation des êtres (clients, fournisseurs, partenaires,
techniques, produits, salariés etc.) avec lesquels elles entendent faire évoluer
leur relation ? A l’occasion des partenariats ou des fusions elles découvrent,
toujours avec le même étonnement douloureux, des écarts conceptuels qu’il est
difficile de résorber. Ne devraient-elles pas tirer la leçon d’une surprise qui
se renouvelle si souvent ?
Osons secouer la stupeur, la
timidité où tentent de nous emprisonner une formation superficielle et des
médias qui cultivent la confusion entre réel et image. Osons recourir aux
notions de « réalité » et de « causalité » pour décrire la charnière. Tout en
favorisant notre équilibre personnel cette clarification assainira nos
entreprises et, en tout premier, leur système d’information.
La charnière joue à l'intérieur
de chacun : chacun pense, agit en fonction de ce qu’il pense, réfléchit pour
préparer ses actions futures. Elle joue aussi à l'intérieur de chaque entreprise
(voir « Qu’est-ce qu’une entreprise ? »), où elle est enrichie et
compliquée par la division du travail ainsi que par les frontières entre
spécialités et entre domaines de l'organisation. Elle joue encore à l’intérieur de la
société qui, considérée dans son ensemble, pense et agit collectivement.
Un même modèle peut être
utilisé pour décrire le jeu de cette charnière, dans la personne comme dans
l'entreprise et la société : chacune de ces entités peut, dans certaines limites, servir de
métaphore à l'autre : ainsi, nous pouvons dire qu'une entreprise « réfléchit » ou
« comprend », qu'une personne « gère » et « investit ».
La charnière dans
la personne
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