« Im Anfang war die Tat ! »
Goethe (1749-1832), Faust, 1808, vers 1237
« J’agis, sans même savoir ce qu’est l’action, sans
avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ce que je suis ni même si je
suis »
Maurice Blondel (1861-1949), L’action, 1893, p. VII
Oui, le moi est haïssable.
Mais parfois il faut indiquer ses intentions. Alors on ne peut pas éviter la
première personne du singulier.
* *
L’articulation entre l’action
et la pensée, que j’appelle « charnière », joue à l'intérieur de
chacun de nous. Elle m’a toujours intrigué. Ma première éducation a été fondée
sur le dogme catholique et sur l’idéalisme platonicien. C’était confortable mais
derrière ce confort je soupçonnais un mensonge : il me
semblait que si nous formons des idées, c’est pour agir sur
le monde qui nous entoure. Sans être exactement matérialiste je ne pouvais pas
me résoudre à l’idéalisme. Il en est résulté un malaise
qui m’a rendu timide. Pour ajourner l’action, j’ai donc débuté dans la
statistique, métier de pure observation.
Voyage à travers la
statistique
L’observation statistique
suppose la grille conceptuelle fournie par les « nomenclatures ». Mais entre des
nomenclatures formellement correctes, comment décider laquelle est la
meilleure ? La construction d’une nomenclature étant logiquement antérieure à
l’observation, l’objectivité de celle-ci ne peut pas lui servir de critère.
Certes un concept doit
respecter des contraintes de cohérence, mais elles ne suffisent pas à le
définir. Il ne peut être défini que si on le soumet aussi à une exigence
pratique. Le critère selon lequel on peut évaluer un concept, c’est donc la
pertinence, l’adéquation à l’action. En 1971 j’ai contribué à un « Essai
sur les nomenclatures industrielles »
consacré à une approche historique de la pertinence.
(Nota Bene : Si pour
évaluer un concept il faut le confronter à l'action, il reste à évaluer l'action
elle-même ! cela, je ne le comprendrai que longtemps après. Alors je
m'interrogerai sur les valeurs.)
Les méthodes d’analyse des
données élaborées par Jean-Paul Benzécri semblaient à la fin des années 60
ouvrir une voie royale à l’interprétation des données. Je m’y suis engouffré
pour arriver dans une impasse. En effet si l’analyse des données révèle des faits
parfois surprenants – et rien n’est plus intéressant qu’une surprise – elle ne
permet que de les décrire, non de les interpréter. L’observation ne se suffit
pas à elle-même : il faut, pour interpréter ses résultats, relier les concepts par un
réseau d’hypothèses causales. Cela revient à disposer d’une théorie.
Passage par l’économie
J’avais jusqu'alors refusé la théorie
économique, que je jugeais trop idéaliste. C’est pourtant là qu’il m’a fallu
me résoudre à chercher ma boîte à outils.
Modéliser, c’est sélectionner
quelques concepts et hypothèses causales pour construire le monde artificiel
dans lequel on pourra mentalement procéder à des simulations. L’art est de
choisir concepts et hypothèses de telle sorte que le modèle apporte sur le monde
réel, ou plutôt sur l’alliage du monde réel et de la théorie, une leçon qui se
formule ainsi : « si vous postulez que les lois économiques sont celles-ci, et
si les résultats de l’observation sont ceux-là, alors vous devez
admettre que si tel acteur agit de telle façon il en résultera telles conséquences ».
Ainsi l'économie est, tout autant que l'histoire (mais sur un plan différent),
une science de l'action.
C’est une pauvre science,
dira-t-on, que celle qui reste suspendue à des hypothèses ! Cependant Popper nous
a enseigné que seules méritent le qualificatif de « scientifique » les théories
dont le caractère hypothétique est mis en évidence pour que l’on
puisse les soumettre à l’expérience.
On ne pense qu’en associant des faits à des hypothèses, et l’économiste
enrichit son raisonnement sur le monde par l’expérience que lui procurent et la
manipulation des modèles, et leur confrontation à l'observation.
L'observation permet de classer
les hypothèses. Elles ne se valent pas toutes. Certaines sont invalidées ;
d'autres doivent être reformulées et précisées ; d'autres enfin, n'ayant jamais
été contredites par l'expérience, ont acquis une forte crédibilité sans que l'on
puisse pour autant prétendre qu'elles ont été « démontrées » (puisque l'expérience,
étant finie, n'épuise pas le possible) sauf toutefois lorsque, le champ de
l'observation s'étant étendu, ce qui relevait de l'hypothèse relève désormais de
l'observation (il en ainsi, par exemple, de la forme de la Terre, que les hommes
de l'antiquité ont pu se représenter comme un disque plan, un plan ou une
sphère).
Ainsi, d'observation en
observation, d'hypothèse en hypothèse, le cercle lumineux de la connaissance
s'élargit. Mais si la zone obscure recule c'est sans diminuer, car elle s'étend
à l'infini.
Vers l’entreprise
Si les mots « concept »,
« modèle » et « hypothèse » appartiennent au langage de la théorie, chacun sans
le savoir « conceptualise » et « modélise » dans sa vie quotidienne. Nous posons
sans cesse des hypothèses. Bâtir sur des hypothèses ne nous procure pas la certitude,
mais suffit pour éclairer notre action.
Notre action n’est-elle pas
toujours entourée d’incertitude, qu’il s’agisse de stratégie, d’éducation des
enfants ou de conduite automobile ? L’art de l’action ne consiste-t-il pas à
agencer les hypothèses, les concepts, pour évaluer intuitivement des corrélations et faire au mieux,
le plus rapidement possible, dans
l’incertitude ? La science moderne, avec les ondes de probabilité de la
mécanique quantique puis avec les phénomènes chaotiques, n’a-t-elle pas
d'ailleurs mis en scène l’incertitude à l’échelle sub-atomique comme à l’échelle
cosmologique ?
La charnière de l’action,
articulation des deux mondes de la pensée et de la nature, ne joue nulle part plus
clairement que dans un centre de recherche. Quelques années au CNET m’ont permis
de percevoir la relation entre l’économie et la nature ;
elles m’ont fait découvrir le « modèle en couches » qui aide à penser les
situations où plusieurs logiques jouent simultanément.
Je m’étais à l’INSEE spécialisé
en statistique des entreprises ; passer par les télécoms m’a permis de les
aborder par leurs réseaux et systèmes d’information. Dans les « référentiels »
et « processus » de l’entreprise, j’ai
retrouvé mutatis mutandis les nomenclatures et modèles qui m’étaient
familiers.
* *
La recherche sur la charnière
de l’action m’a ainsi fait enjamber plusieurs spécialités. Le modèle en couches m'a
permis de rendre compte de situations où plusieurs logiques coopèrent et où
plusieurs disciplines doivent dialoguer.
Cependant les suggestions que formule
un nomade sont rarement bien reçues. Ainsi les statisticiens n’ont pas apprécié
que j’oppose les critères de pertinence et d’exactitude à ceux,
intimidants mais fallacieux, d’« objectivité » et de « précision ». Ceux des
économistes qui espèrent garantir le réalisme d’un gros modèle par l’ajustement
économétrique, ou qui croient élégant de recouvrir le raisonnement d’une épaisse
couche de mathématiques, n’aiment guère que je confronte leurs boîtes noires
à de petits modèles purs, simples, éclairant chacun un aspect de l’économie.
Ceux des techniciens qui sont fascinés par la performance renâclent quand je les
invite à considérer le marketing de
leurs produits. Enfin certains des stratèges que j’ai confrontés aux contraintes
de la physique de l’entreprise ou de la sémantique du système d’information
m’ont trouvé bien terre à terre.
Une des façons d’évaluer la
qualité d’une théorie, c’est de la confronter à l’expérience quotidienne.
Certains disent celle-ci vulgaire, triviale, alors qu’elle est riche en
enseignements. On apprend beaucoup en méditant l'expérience de la conversation,
de la conduite automobile, du travail manuel, de la lecture, de l'écriture, du
calcul, de la programmation informatique, de l'apprentissage des langues, de la
vie en couple, de la collaboration dans l'entreprise etc. Mieux vaut se référer à cette expérience-là, que tous partagent, qu'à une bibliographie
que peu de personnes ont lue.
Et le système d’information, construction collective, organique et
complexe, peut s’évaluer selon les mêmes critères qui conviennent à la pensée
de l'individu : pertinence, sobriété, cohérence (voir « Aspects
intellectuels de la maîtrise d'ouvrage »).
Le fait est quand on évoque
l’expérience courante pour y montrer la théorie à l’œuvre cela surprend, cela
choque comme si c’était une faute contre le bon goût. Mais où donc réside le bon
goût, si ce n’est dans la simplicité ? Ce qui est vulgaire et trivial, c’est
plutôt d’utiliser le langage de la théorie pour impressionner ou pour faire
carrière !
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