Le programme de la magie est
d’agir sur le réel en manipulant des symboles. Le magicien est celui qui est
capable d’agir à distance, sur des objets qu’il ne touche pas, en prononçant des
paroles magiques.
Bien sûr c’est impossible. La
magie ne fonctionne que dans des fictions comme la série des Harry Potter,
dans des films à effets spéciaux ou dans des dessins animés. Mais elle existe
aussi dans nos têtes, dans nos désirs : qui n’a pas souhaité, un jour de
paresse, pouvoir commander aux choses par sa seule volonté, comme l’apprenti
sorcier commande son balai !
Ceux qui savent s'appuyer sur
notre imaginaire pour nous manipuler obtiennent à travers nous, en mobilisant notre force de
travail ou notre pouvoir d'achat, un pouvoir sur la nature. On a pu ainsi évoquer le
pouvoir « magique » de la publicité, de la manipulation financière, de la
propagande enfin dans laquelle les nazis ont été d'habiles innovateurs. Les
médias nous envoient une image de nous-mêmes à laquelle nous sommes invités à
nous conformer, bouclant ainsi le cercle « magique » qui tend à nous enfermer
pour déterminer nos comportements (voir Le triangle
médiatique). Jeanne Favret-Saada a, dans Les
mots, la mort, les sorts, décrit la
puissance terrifiante du symbole : certes l'ensorcellement est une fiction, mais
les manoeuvres du désorceleur peuvent pousser le sorcier présumé à la folie ou
au suicide.
La science expérimentale ne s’est dégagée que très
progressivement de la magie. A la Renaissance, les expérimentateurs qui
exploraient les propriétés de la matière, des plantes et des animaux, étaient considérés (et se
considéraient eux-mêmes) comme des magiciens.
L’Église se méfiait d'eux ; elle se méfie aujourd'hui
encore
de la science à
laquelle elle oppose sa propre conception de la vérité.
* *
Pour pouvoir commander à la
nature, la science a choisi le chemin long de la théorie et de
l’expérience : et voici qu’elle a à peu près réalisé le programme des magiciens.
Les magiciens ambitionnaient de
parler à distance : nous le faisons avec nos téléphones mobiles ; d’évoquer les
images des morts ou de personnes absentes : nous le faisons avec le cinéma et la
télévision ; de commander aux choses en prononçant ou écrivant des mots : nous
le faisons avec nos programmes informatiques ; de se déplacer vite et sûrement
d’un point du monde à l’autre : nous le faisons en avion.
Ils croyaient à la
transmutation des métaux, ils croyaient qu’il était possible de dégager de
l’énergie en disposant des corps purs selon une forme géométrique
précise : c’est ce que nous faisons dans les piles et bombes nucléaires.
La physique moderne a substitué
la table de Mendeleïev aux quatre éléments de la physique d’Aristote, l’eau, la
terre, le feu et l’air. Si ces quatre éléments ont perdu leur pertinence en
physique, ils restent les symboles de ce qui nous préoccupe le plus :
- l’eau, c’est
« l’élément humide » d’où la vie est sortie ; c’est aussi le véhicule de
nos hormones, de nos « humeurs » : elle évoque la biologie comme l’équilibre
intime de la personne ;
- la terre est composée principalement de silicium, corps dont les propriétés
électroniques ont permis à nos lointains ancêtres de développer l’industrie de
la pierre taillée, et nous ont permis plus récemment de développer l'industrie des circuits intégrés ;
- le feu, c’est
l’énergie, c’est aussi l’atome ; le « feu nucléaire » suscite
sur terre l’équivalent d'un petit soleil ;
- l’air, c’est l’atmosphère, avec l’effet de serre et le changement
climatique.
Il ne faut pas attacher à ces
images une portée excessive, mais il ne faut pas non plus sous-estimer le poids
des symboles dans l’imaginaire. Needham a
dit comment la pseudo-science des magiciens (le Yi-Jing) a précédé la
proto-science des alchimistes (les taoïstes) qui, en accumulant les
connaissances empiriques, ont préparé la naissance de la science tout court.
A l’intérieur d’une
personne, les associations d’idées, les images et les symboles, précèdent les
tâtonnements de l’action exploratoire qui eux-mêmes précèdent la modélisation
théorique. Lorsque l’esprit est prisonnier d’un modèle auquel il s’est trop habitué le choc des symboles lui apporte une secousse bienvenue : ainsi les
écrits magiques d’Hermès Trismégiste ont inspiré le modèle héliocentrique de
Copernic, et Newton a été incité à construire sa mécanique céleste par des
considérations mystiques.
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