Le contenu de la mémoire ne se
réduit pas à ce que nous savons « par cœur ». C’est dans notre mémoire
que s’accumulent les souvenirs, les habitudes, les références qui structurent
notre personnalité. Savoir organiser sa mémoire, c’est donc aussi savoir penser.
Frances Yates décrit comment
cet art a évolué depuis les Anciens jusqu’à la fin de la Renaissance. Les Grecs
avaient inventé une technique qui consiste à associer, à chacune des idées ou des
mots que l’on souhaite retenir, une image mentale située dans un espace
architectural lui-même imaginaire. Cette technique fut recueillie par les
Romains, notamment par Cicéron qui s’en servait pour classer ses idées et les
retrouver lors de ses discours.
Oubliée pendant les invasions
barbares, elle fut redécouverte par les scholastiques qui s’en servirent
pour classer les définitions des vices et des vertus, par exemple
Thomas d’Aquin (1228-1274) ; puis, à l’aube de la Renaissance, elle fut enrichie
de considérations magiques : si les idées étaient classées selon un ordre
conforme à l’ordre divin, leur exposé devait pensait-on acquérir une efficacité
pratique.
Les ambitions de la magie
s’appuyaient sur les écrits d’Hermès Trismégiste, identifié
alternativement au dieu Thot, au pharaon Akhenaton ou à Moïse. Situé vers 1 500
avant JC, on voyait en lui un précurseur de Platon. Mais l’influence de ses écrits
s’effondra en 1610 lorsque le linguiste Isaac Casaubon (1559-1614) démontra
qu’ils avaient été rédigés dans l’Alexandrie grecque des IIe ou IIIe
siècles après JC. Cependant elle avait été profonde. Ainsi Hermès Trismégiste dit que
le Soleil est au centre du monde et que la Terre est vivante : Copernic y trouva
l’aliment de son intuition. Il dit aussi que Dieu réside au cœur de l’homme :
cela facilita le passage de la conception médiévale de l’homme, faible et écrasé
par son destin, à celle de l’homme de la Renaissance, hardi et inventif.
La fusion entre l’art de la
mémoire et la magie fut l’œuvre de Giordano Bruno (1548-1600), dominicain condamné
par l’inquisition à périr sur le bûcher. Cependant le livre imprimé avait
apporté à la mémoire un soutien artificiel et bon marché ; par ailleurs un
humaniste comme Érasme préférait classer ses idées selon un ordre déductif,
rationnel, plutôt que selon un ordre fixé dans l’imagination. L’art de la
mémoire, si longtemps cultivé, finit par disparaître.
Frances Yates a dépouillé les
nombreux traités et manuels qui avaient été consacrés à cet art. Elle dit ce
qu’elle en a compris, elle signale avec beaucoup de simplicité les limites de sa
compréhension, elle indique des pistes pour les recherches ultérieures. Elle
décrit de l'intérieur des structures de pensée qui se sont succédé dans
l'histoire. Son livre est fascinant et attachant.
NB : Gallimard a publié en 1987
une traduction en français sous le titre « L’art de la mémoire ».
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