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Commentaire sur :
Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 

20 juillet 2003


Liens utiles

- La vie sexuelle dans la Chine ancienne
-  Bibliographie de François Jullien
- La Cabale

En lisant Joseph Needham (1900-1995) on pense à George Orwell, Thomas Edgar Lawrence, Winston Churchill, Tim Berners-Lee : hommes courageux, fermes, exigeants envers eux-mêmes et cependant pleins d'humour. Ils ne parlent pas d'engagement, ne se soucient pas de ce que l'on pense d'eux, ne prennent pas la posture de l'intellectuel : mais ce sont bien des intellectuels, et aussi des militants mobilisés non pour la défense d'un parti, mais pour celle de valeurs auxquelles ils adhèrent de tout leur être. Quels hommes que ces Britanniques !

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Pour se lancer dans Science and Civilisation in China il faut aimer les lectures au long cours. Si vous avez aimé vous "taper" les mémoires de Saint-Simon (huit volumes dans "La Pléïade"), ou "Port-Royal" de Sainte-Beuve (trois volumes de la même collection), ce monument ne vous fera pas peur. J'ai lu les deux premiers volumes, et c'est d'eux que je parle ici. Je me régale à la perspective de lire les suivants. 

Chaque page contient, un peu comme le Talmud, plusieurs couches de texte. Les références bibliographiques, utiles pour la recherche et la datation, composent de longues énumérations sur lesquelles on reviendra en deuxième lecture pour prendre des repères. Les analyses scientifiques, philosophiques et historiques, les digressions personnelles aussi, composent les couches les plus nutritives, mais elles sont dispersées. Enfin, les citations en chinois (en notation phonétique dans le texte, toujours accompagnées de la traduction, puis en idéogrammes en note de bas de page) permettent de mémoriser certains termes qui reviennent souvent, de repérer certaines tournures de phrase : on ne peut pas entrer dans la pensée chinoise sans passer par l'écriture. 

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Needham était un biologiste et aussi un historien. Il enseignait à Cambridge. Il s'est passionnément intéressé à l'histoire de sa discipline, puis à l'histoire des sciences en général. Il parle avec beaucoup de respect d'Alfred North Whitehead (1861-1947), dont la pensée l'a peut-être préparé à comprendre la Chine (Whitehead ne disait-il pas "The reality is the process" ?).

Un jour arrivent à Cambridge des scientifiques chinois. Needham s'intéresse à leur langue, à leur pensée, à la science chinoise ; il apprend le chinois, se rend en Chine, et se lance dans l'étude de l'histoire de la science chinoise. Cette étude jette en effet une lumière latérale sur la science occidentale : pourquoi celle-ci s'est-elle développée si rapidement à partir du XVIIème siècle, alors que la Chine était jusqu'alors en avance ? Pourquoi la Chine n'a-t-elle pas, dans le domaine scientifique, précédé l'Occident ? 

Needham était, en tant que scientifique et historien de la science, mieux préparé que des sinologues à comprendre le contenu scientifique des textes chinois. Il a pu interpréter des textes restés jusqu'alors opaques, sur lesquels les traducteurs avaient commis de nombreux contresens. 

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L'histoire de la Chine est comme un multiple de la  nôtre. Elle a eu en plusieurs exemplaires des Richelieu, Colbert, Louis XIV, Montaigne, Pascal et Descartes, sans compter des Alexandre Dumas et Balzac (les romans chinois sont immenses) ; chacune de ses régions a une histoire aussi riche et aussi compliquée que celle d'un grand pays d'Europe. Entre les confucéens, taoïstes, bouddhistes, logiciens et légistes, et sous la croûte du respect de la tradition, elle a connu les débats les plus vifs. Toutes les modes s'y sont succédées, de la sobriété à l'extravagance ; à une certaine époque, les personnes à l'air maladif ont eu la côte tout comme chez nous naguère, du temps de l'"existentialisme" français. 

L'unité de cette Chine si diverse se définit, dans le temps comme dans l'espace, par l'écriture. Les idéogrammes sont lus par des Chinois qui parlent des langues différentes ; les idéogrammes tracés voici 2000 ans ont gardé leur fraîcheur même si la prononciation a changé. Le Chinois du XXème siècle a pu  ainsi accéder facilement à des textes anciens qui étaient pour lui comme contemporains. 

La langue chinoise, étant allusive, est d'une redoutable polysémie. Le commentaire est nécessaire pour éclairer le texte : la plupart des grands textes chinois ont été commentés à plusieurs reprises. 

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Needham est un scientifique, un praticien et un théoricien de la démarche hypothético-expérimentale. Sa définition de la science est stricte. On la perçoit lorsqu'il décrit les Mohistes (école philosophique chinoise). Ils possédaient, dit-il, "une théorie complète de la méthode scientifique" (vol. 2, p. 182) ; "ils traitent de sensation et de perception, de causalité et de classification, de ressemblance et de différence, de relations entre la partie et le tout. Ils étaient avertis de l'élément sociologique qui préside au choix du vocabulaire et des nomenclatures ; ils distinguaient les évidences de première main et de deuxième main, et préféraient qu'elles fussent indépendantes des croyances morales en vigueur ; ils parlaient de Changement et de Doute. La seule chose qui leur manquait était une théorie des phénomènes naturels autre que la théorie des cinq éléments de Tsou Yen ; toutefois ils la critiquaient en se fondant sur des arguments quantitatifs". 

Needham n'est pas de ceux qui mettent en doute la validité de la science, même s'il sait que la science, à elle seule, ne résout pas tous les problèmes de la société, et même qu'elle en pose de spécifiques : il n'est pas scientiste, mais en tant que scientifique il ne met pas son drapeau dans la poche. Il distingue la pseudo-science, la proto-science, et la science tout court, qu'il met en haut d'une échelle de valeurs progressive.

Le confucianisme ne veut connaître que l'homme, la société, l'organisation, et considère que s'intéresser à la nature est une perte de temps ; le confucianisme, dit Needham, n'est donc pas scientifique, même s'il comporte des raisonnements subtils et peut être efficace dans sa sphère. 

La pseudo-science, c'est celle qui cultive un formalisme creux, comme celui du Yi-King sur lequel Needham est plus que sévère : "Ils auraient mieux fait d'attacher une pierre autour du cou (de ce livre) et de le jeter à la mer" (p. 311).

La proto-science, c'est essentiellement la magie ; elle n'est pas scientifique puisqu'elle est encombrée de préjugés et d'illusions, mais elle s'intéresse à la nature, elle l'examine et la manipule ; les magiciens sont aussi des expérimentateurs, et ils font de vraies découvertes (comme la boussole ou certaines réactions chimiques étranges). Needham est d'ailleurs fasciné par le taoïsme : "même s'il est mort ou mourant en tant que religion organisée, le futur appartient peut-être à sa philosophie" (p. 152 ; il n'est sans doute pas indifférent que cette phrase vienne à la fin du paragraphe consacré aux techniques sexuelles des taoïstes).

La pensée chinoise, transmise par les Jésuites, a permis à Leibniz d'introduire en Occident la philosophie de l'organisme. "il se peut que la philosophie du choc aléatoire des atomes, produite par la société européenne de Cités-Etats commerçantes, ait été nécessaire à la science du XIXème siècle ; la philosophie de l'organisme, nécessaire à la science moderne, a été produite par la société bureaucratique de la Chine ancienne et médiévale (...) la science doit aujourd'hui prendre une forme nouvelle parce qu'elle entend traiter de domaines de la réalité que (la science newtonienne) n'avait pas considérés" (p. 339).

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Needham a peut-être été trop sévère envers les confucéens : l'économie, la sociologie, la morale, sont des sciences, car la nature humaine (qu'elle soit individuelle ou collective) fait, elle aussi, partie de la nature ; mais il est vrai - et là je le rejoins - que l'humaniste aurait tort de se détourner du spectacle de la nature physique, riche en surprises qui sont autant de sources d'enseignement. 
 
D'ailleurs l'idéalisme des confucéens ressemble à celui des anciens Grecs : ne touchant pas la matière de leurs mains - car le travail manuel était réservé en Chine aux classes inférieures tout comme en Grèce il était réservé aux esclaves - ils pouvaient croire que l'important résidait dans les idée et dans les mots qui servent à donner des ordres aux exécutants. 

Il se peut aussi que Needham ait été trop sévère envers les pseudo-sciences, notamment envers le Yi-King. Si les associations d'idées que le Yi-King détaille ne relèvent pas de la démarche hypothético-expérimentale, elles peuvent alimenter la phase heuristique qui précède l'élaboration de la science, cette étape où le cerveau fonctionne en roue libre et propose à l'intuition des éléments ou ébauches de théorie. Si le Yi-King peut servir de moteur à l'intuition, ne mérite-t-il pas un meilleur sort que celui qu'a recommandé Needham ?