En lisant Joseph Needham (1900-1995) on pense à
George Orwell, Thomas Edgar Lawrence, Winston Churchill,
Tim Berners-Lee : hommes
courageux, fermes, exigeants envers eux-mêmes et cependant pleins d'humour. Ils
ne parlent pas d'engagement, ne se soucient pas de ce que l'on pense d'eux, ne
prennent pas la posture de l'intellectuel : mais ce sont bien des intellectuels,
et aussi des militants mobilisés non pour la défense d'un parti, mais pour
celle de valeurs auxquelles ils adhèrent de tout leur être. Quels hommes que
ces Britanniques !
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- Pour se lancer dans Science and
Civilisation in China il faut aimer les lectures au long cours. Si vous
avez aimé vous "taper" les mémoires de Saint-Simon (huit
volumes dans "La Pléïade"), ou "Port-Royal" de
Sainte-Beuve (trois volumes de la même collection), ce monument ne
vous fera pas peur. J'ai lu les deux premiers volumes, et c'est d'eux que je
parle ici. Je me régale à la perspective de lire les suivants.
Chaque page
contient, un peu comme le Talmud, plusieurs couches de texte. Les références
bibliographiques, utiles pour la recherche et la datation, composent de longues
énumérations sur lesquelles on reviendra en deuxième lecture pour prendre des
repères. Les analyses scientifiques, philosophiques et historiques, les digressions
personnelles aussi,
composent les couches les plus nutritives, mais elles sont dispersées. Enfin, les
citations en chinois (en notation phonétique dans le texte, toujours accompagnées de la
traduction, puis en idéogrammes en note de bas de page) permettent de mémoriser
certains termes qui reviennent souvent, de repérer certaines tournures de
phrase : on ne peut pas entrer dans la pensée chinoise sans passer par
l'écriture.
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- Needham était un biologiste et aussi un
historien. Il enseignait à Cambridge. Il s'est passionnément intéressé
à l'histoire de sa discipline, puis à l'histoire des sciences en
général. Il parle avec beaucoup de respect d'Alfred North Whitehead
(1861-1947), dont la pensée l'a peut-être préparé à comprendre la Chine
(Whitehead ne disait-il pas "The reality is the process" ?).
Un jour arrivent à Cambridge des scientifiques
chinois. Needham s'intéresse à leur langue, à leur pensée, à la science
chinoise ; il apprend le chinois, se rend en Chine, et se lance dans l'étude de
l'histoire de la science chinoise. Cette étude jette en effet une lumière
latérale sur la science occidentale : pourquoi celle-ci s'est-elle développée
si rapidement à partir du XVIIème siècle, alors que la Chine était
jusqu'alors en avance ? Pourquoi la Chine n'a-t-elle pas, dans le domaine
scientifique, précédé l'Occident ?
Needham était, en tant que scientifique et
historien de la science, mieux préparé que des sinologues à comprendre le
contenu scientifique des textes chinois. Il a pu interpréter des textes restés
jusqu'alors opaques, sur lesquels les traducteurs avaient commis de nombreux
contresens.
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- L'histoire de la Chine est comme un multiple
de la nôtre. Elle a eu en plusieurs exemplaires des Richelieu,
Colbert, Louis XIV, Montaigne, Pascal et Descartes, sans compter des
Alexandre Dumas et Balzac (les romans chinois sont immenses) ; chacune de
ses régions a une histoire aussi riche et aussi compliquée que celle d'un
grand pays d'Europe. Entre les confucéens, taoïstes, bouddhistes,
logiciens et légistes, et sous la croûte du respect de la tradition, elle
a connu les débats les plus vifs. Toutes les modes s'y sont succédées, de
la sobriété à l'extravagance ; à une certaine époque, les personnes à
l'air maladif ont eu la côte tout comme chez nous naguère, du temps de
l'"existentialisme" français.
L'unité de cette Chine si diverse se définit,
dans le temps comme dans l'espace, par l'écriture. Les idéogrammes sont
lus par des Chinois qui parlent des langues différentes ; les idéogrammes
tracés voici 2000 ans ont gardé leur fraîcheur même si la prononciation a
changé. Le Chinois du XXème siècle a pu ainsi accéder facilement à
des textes anciens qui étaient pour lui comme contemporains.
La langue chinoise, étant allusive, est d'une
redoutable polysémie. Le commentaire est nécessaire pour éclairer le texte :
la plupart des grands textes chinois ont été commentés à plusieurs
reprises.
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- Needham est un scientifique, un praticien et
un théoricien de la démarche hypothético-expérimentale. Sa définition
de la science est stricte. On la perçoit lorsqu'il décrit les Mohistes
(école philosophique chinoise). Ils possédaient, dit-il, "une
théorie complète de la méthode scientifique" (vol. 2, p. 182) ;
"ils traitent de sensation et de perception, de causalité et de
classification, de ressemblance et de différence, de relations entre la
partie et le tout. Ils étaient avertis de l'élément sociologique qui
préside au choix du vocabulaire et des nomenclatures ; ils distinguaient
les évidences de première main et de deuxième main, et préféraient
qu'elles fussent indépendantes des croyances morales en vigueur ; ils
parlaient de Changement et de Doute. La seule chose qui leur manquait était
une théorie des phénomènes naturels autre que la théorie des cinq
éléments de Tsou Yen ; toutefois ils la critiquaient en se fondant sur des
arguments quantitatifs".
Needham n'est
pas de ceux qui mettent en doute la validité de la science, même s'il sait que
la science, à elle seule, ne résout pas tous les problèmes de la société,
et même qu'elle en pose de spécifiques : il n'est pas scientiste, mais en tant
que scientifique il ne met pas son drapeau dans la poche. Il distingue la
pseudo-science, la proto-science, et la science tout court, qu'il met en haut
d'une échelle de valeurs progressive.
Le confucianisme ne veut connaître que l'homme,
la société, l'organisation, et considère que s'intéresser à la nature est
une perte de temps ; le confucianisme, dit Needham, n'est donc pas scientifique,
même s'il comporte des raisonnements subtils et peut être efficace dans sa
sphère.
La pseudo-science, c'est celle qui cultive un
formalisme creux, comme celui du Yi-King sur lequel Needham est plus que
sévère : "Ils auraient mieux fait d'attacher une pierre autour du cou (de
ce livre) et de le jeter à la mer" (p. 311).
La proto-science, c'est essentiellement la magie
; elle n'est pas scientifique puisqu'elle est encombrée de préjugés et
d'illusions, mais elle s'intéresse à la nature, elle l'examine et la manipule
; les magiciens sont aussi des expérimentateurs, et ils font de vraies
découvertes (comme la boussole ou certaines réactions chimiques étranges).
Needham est d'ailleurs fasciné par le taoïsme : "même s'il est mort ou
mourant en tant que religion organisée, le futur appartient peut-être à sa
philosophie" (p. 152 ; il n'est sans doute pas indifférent que cette
phrase vienne à la fin du paragraphe consacré aux techniques sexuelles des
taoïstes).
La pensée chinoise, transmise par les Jésuites,
a permis à Leibniz d'introduire en Occident la philosophie de l'organisme.
"il se peut que la philosophie du choc aléatoire des atomes, produite par
la société européenne de Cités-Etats commerçantes, ait été nécessaire à
la science du XIXème siècle ; la philosophie de l'organisme, nécessaire à la
science moderne, a été produite par la société bureaucratique de la Chine
ancienne et médiévale (...) la science doit aujourd'hui prendre une forme
nouvelle parce qu'elle entend traiter de domaines de la réalité que (la
science newtonienne) n'avait pas considérés" (p. 339).
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- Needham a peut-être été trop sévère
envers les confucéens : l'économie, la sociologie, la morale, sont des
sciences, car la nature humaine (qu'elle soit individuelle ou collective)
fait, elle aussi, partie de la nature ; mais il est vrai - et là je le
rejoins - que l'humaniste aurait tort de se détourner du spectacle de la
nature physique, riche en surprises qui sont autant de sources d'enseignement.
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- D'ailleurs l'idéalisme des confucéens
ressemble à celui des anciens Grecs : ne touchant pas la matière de leurs
mains - car le travail manuel était réservé en Chine aux classes
inférieures tout comme en Grèce il était réservé aux esclaves - ils
pouvaient croire que l'important résidait dans les idée et dans les mots
qui servent à donner des ordres aux exécutants.
Il se peut aussi que Needham ait été trop
sévère envers les pseudo-sciences, notamment envers le Yi-King. Si les
associations d'idées que le Yi-King détaille ne relèvent pas de la démarche
hypothético-expérimentale, elles peuvent alimenter la phase heuristique qui précède
l'élaboration de la science, cette étape où le cerveau
fonctionne en roue libre et propose à l'intuition des éléments ou ébauches
de théorie. Si le Yi-King peut servir de moteur à l'intuition, ne mérite-t-il
pas un meilleur sort que celui qu'a recommandé Needham ?
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