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Commentaire sur l'histoire du Web :
Tim Berners-Lee, Weaving the Web, Harper Business 2000

20 juillet 2003


Liens utiles

- Langage connoté et langage conceptuel
-
Informatique de communication
- Utilisation du Web

-
Les origines de l'Internet

"Computers help if we use them to create abstract social machines on the Web : processes in which the people do the creative work and the machine does the administration" (p. 172)

Lire les ouvrages des inventeurs permet de percevoir leurs intentions, et aussi de comprendre pourquoi ils ont réussi là où tant d'autres avaient échoué. L'invention, en effet, réside moins dans l'idée que dans la démarche ; l'idée relève souvent du simple bon sens, mais pour la faire admettre il faut une rare habileté et un terrain favorable - et aussi une conviction assez forte pour résister à tous les découragements. 

Le Web a fait fusionner les apports de l'hypertexte et de l'Internet. Avant le Web, l'hypertexte existait mais ne fonctionnait qu'à l'intérieur d'un même corpus de documents ; l'Internet existait mais ne permettait pas la navigation commode dans un ensemble de documents.

Pour y parvenir, il a fallu bâtir un édifice technique comportant trois éléments : l'URL ("Uniform Resource Locator", adresse unique d'un document) ; HTML ("Hypertext Markup Language"), langage simple pour la mise en forme des documents ; HTTP ("Hypertext Transfer Protocol"), protocole de communication pour l'échange des documents. XML va succéder à HTML et enrichir le Web en permettant d'articuler données structurées et langage naturel (p. 160)

Dans le monde du logiciel, il s'est bâti des édifices autrement imposants ! Mais ici il s'agissait de changer la façon dont les ordinateurs sont utilisés... et c'est donc du côté de l'usage que se trouvait la difficulté essentielle. 

La conviction

Lorsqu'il était enfant, Berners-Lee avait eu une conversation avec son père, mathématicien, qui préparait un article sur les relations entre l'ordinateur et le cerveau (p. 3). L'enfant en avait retiré une conviction durable : "l'ordinateur pourrait être beaucoup plus puissant si l'on pouvait le programmer de telle sorte qu'il puisse relier des informations que rien n'interconnecte par ailleurs" (p. 4). Cette conviction est à l'origine du Web : il s'agissait de mettre l'ordinateur au service de la pensée corrélative, cette étape obscure où l'intuition prépare à tâtons la construction conceptuelle (voir "Interaction entre langage connoté et langage conceptuel")

Le terrain 

Au CERN, centre de recherche sur la physique des particules, Berners-Lee a trouvé un terrain à la fois favorable et indifférent.

Favorable, parce que l'écheveau des collaborations et des expériences qui se noue au CERN pose de multiples problèmes d'interopérabilité entre systèmes d'information ; aussi parce que comme dans tout bon centre de recherche il y est possible, dans certaines limites, de consacrer du temps de travail à un projet que personne n'a compris.

Indifférent, parce que même si le CERN a utilisé à partir de 1991 les premières versions du Web il ne s'est jamais passionné pour un projet qui, il est vrai, ne relevait pas de son activité principale.

L'habileté

Le projet, dans ses premières étapes, aurait pu être écrasé par un gestionnaire soucieux de recentrer les efforts du CERN sur la cible principale ; Berners-Lee le sentait bien, et il a su adapter son travail pour qu'il puisse être immédiatement utile aux projets du CERN, dût-il pour cela renoncer à une définition plus stricte ou plus logique de ses priorités.

Lorsque le Web a décollé en 1993, il s'est trouvé en concurrence avec d'autres projets (comme Mosaic, ancêtre de Netscape) qui voulaient monopoliser le terrain. Berners-Lee a mis en place le W3C en 1994 et défini ses règles de fonctionnement. Cela s'est fait par tâtonnement, sous l'empire de la conviction ci-dessus et aussi d'un idéal qui est son autre moteur.

L'idéal

Berners-Lee n'a pas pour priorité de s'enrichir, ce qui surprend beaucoup les Américains (p. 107). Il s'est donné pour but de faire du Web un lieu (purement logique, non situé dans l'espace) équipé de tout ce qui peut faciliter le travail coopératif.

Il estime nécessaire d'adapter l'ordinateur aux exigences de la pensée : il faut que la machine démarre instantanément, que la recherche sur le Web ramène immédiatement l'information, de telle sorte que la pensée puisse rebondir selon son propre rythme (p. 159) ; il faut que l'hypertexte permette de suivre les associations d'idées qui sont le terreau de la réflexion.

Les limites

Les "browsers" servent à consulter le Web, non à rédiger des documents, et Berners-Lee le regrette : il aimerait qu'il fût aussi facile d'écrire que de lire sur le Web (p. 169). Je dois ici le contredire : en ce moment même, je tape un document sur FrontPage, que j'utilise comme traitement de texte et qui produit à la volée le document HTML que je chargerai sur www.volle.com dans quelques minutes. Il n'est pas difficile d'écrire sur le Web, point n'est besoin d'être informaticien pour cela. Les choses seraient certes plus difficiles si je voulais utiliser toutes les astuces graphiques et autres qui sont possibles sur le Web. Mais à quoi cela me servirait-il ? n'y a-t-il pas déjà beaucoup à faire pour ceux qui n'utilisent le Web que pour publier du texte ?

S'il faut élargir les possibilités offertes par le Web, ne faut-il pas penser à la logistique de son utilisation ? réfléchissons en effet. Disposer de la version finale d'un texte, c'est bien. Disposer aussi des annotations qui ont été déposées sur ce textes par divers commentateurs, ou de ses diverses versions provisoires, est-ce mieux ? Un texte n'est lisible en effet que si l'on consent une perte en information : un imprimé est plus lisible qu'un manuscrit, et pourtant on a perdu l'information qu'apportait l'écriture manuscrite. Lorsque nous aurons lu un texte, plus ses annotations, plus ses versions successives, que nous restera-t-il de notre journée de travail ?

Lorsque l'on parle de travail coopératif, d'ailleurs, il faudrait d'abord organiser sa forme la plus simple : le dialogue entre auteur et lecteur. Or depuis que les hommes savent parler - car les conteurs sont des auteurs - peut-on dire qu'ils maîtrisent ce dialogue ? savoir parler, savoir écrire, savoir lire, cela recouvre des exigences sans fin. Nous devons non seulement savoir parler, mais savoir gérer notre parole ; nous seulement savoir lire, mais gérer notre activité de lecture.

Le "Web sémantique" (p. 177) auquel aspire Berners-Lee pose donc des problèmes de savoir-vivre autant que de savoir-faire. Comment faire pour que le Web nous assiste sans nous abrutir ? favorise notre concentration ? ne nous accable pas sous un flot qui disperse notre attention ? Il reste à définir une hygiène du Web, attentive au fonctionnement de notre pensée, au rythme de notre concentration, de la formation des images centrales autour desquelles s'articulent nos représentations et concepts. Au "zapping" qui fait "surfer" d'une page à l'autre sans les lire et qui suscite l'écœurement, ne préférons-nous pas la recherche qui permet de trouver les rares textes qui méritent une lecture attentive, lente et concentrée ? 

Berners-Lee n'évoque pas ces questions-là ; mais qui reprocherait à Gutenberg de ne pas parler des problèmes que soulève la diffusion des livres, le choix des lectures, la gestion d'une mémoire que l'imprimé accable autant qu'il ne la soutient ? Le livre articule divers acteurs remplissant chacun son rôle : auteur, éditeur, imprimeur, distributeur, libraire, lecteur, autour desquels l'on trouve encore les critiques littéraires, historiens de la littérature, professeurs, jury des prix, journalistes, juristes spécialistes du droit d'auteur etc. Tout ce monde est connecté par des rapports économiques et symboliques.

Le Web n'est pas plus spontané que le livre ; il a besoin de qualité éditoriale, de critiques, d'animateurs qui fourniront des points de repères à l'utilisateur. Les textes ne sont pas de valeur équivalente, tant en ce qui concerne l'écriture que la pensée. Des institutions (non autoritaires, certes) sont nécessaires pour faciliter son utilisation, tout comme le W3C a été nécessaire pour faciliter son éclosion.