"Computers help if we use
them to create abstract social machines on the Web : processes in which the
people do the creative work and the machine does the administration" (p.
172)
Lire les ouvrages des inventeurs permet de
percevoir leurs intentions, et aussi de comprendre pourquoi ils ont réussi là où
tant d'autres avaient échoué. L'invention, en effet, réside moins dans l'idée
que dans la démarche ; l'idée relève souvent du simple bon sens, mais pour la faire admettre il faut une rare habileté et un terrain
favorable - et aussi une conviction assez forte pour résister à tous les
découragements.
Le Web a fait fusionner les apports de
l'hypertexte et de l'Internet. Avant le Web, l'hypertexte existait mais
ne fonctionnait qu'à l'intérieur d'un même corpus de documents ;
l'Internet existait mais ne permettait pas la navigation commode dans
un ensemble de documents.
Pour y parvenir, il a fallu bâtir un édifice technique
comportant
trois éléments : l'URL ("Uniform Resource Locator", adresse unique
d'un document) ; HTML ("Hypertext Markup Language"), langage simple
pour la mise en forme des documents ; HTTP ("Hypertext Transfer Protocol"),
protocole de communication pour l'échange des documents. XML va succéder à HTML et enrichir le Web en
permettant d'articuler données structurées et langage naturel (p. 160)
Dans le monde du logiciel, il s'est bâti des
édifices autrement imposants ! Mais ici il s'agissait de changer la façon dont
les ordinateurs sont utilisés... et c'est donc du côté de l'usage que se
trouvait la difficulté essentielle.
La conviction
Lorsqu'il était enfant, Berners-Lee avait eu une
conversation avec son père, mathématicien, qui préparait un
article sur les relations entre l'ordinateur et le cerveau (p. 3). L'enfant en
avait retiré une conviction durable : "l'ordinateur pourrait être
beaucoup plus puissant si l'on pouvait le programmer de telle sorte qu'il puisse
relier des informations que rien n'interconnecte par ailleurs" (p. 4).
Cette conviction est à l'origine du Web : il s'agissait de
mettre l'ordinateur au service de la pensée corrélative, cette étape obscure
où l'intuition prépare à tâtons la construction conceptuelle (voir "Interaction entre
langage connoté et langage conceptuel")
Le terrain
Au CERN, centre de recherche sur la physique des
particules, Berners-Lee a trouvé un terrain à la fois favorable et indifférent.
Favorable, parce que l'écheveau des
collaborations et des expériences qui se noue au CERN pose de multiples
problèmes d'interopérabilité entre systèmes d'information ; aussi parce que
comme dans tout bon centre de recherche il y est possible, dans certaines
limites, de consacrer du temps de travail à un projet que personne n'a compris.
Indifférent, parce que même si le CERN a utilisé
à partir de 1991
les premières versions du Web il ne s'est jamais passionné pour un projet qui,
il est vrai, ne relevait pas de son activité principale.
L'habileté
Le projet, dans ses premières étapes, aurait pu
être écrasé par un gestionnaire soucieux de recentrer les efforts du CERN sur la cible principale ; Berners-Lee le
sentait bien, et il a su adapter son travail pour qu'il puisse être
immédiatement utile aux projets du CERN, dût-il pour cela renoncer à une
définition plus stricte ou plus logique de ses priorités.
Lorsque le Web a décollé en 1993, il s'est trouvé en
concurrence avec d'autres projets (comme Mosaic, ancêtre de Netscape) qui
voulaient monopoliser le terrain. Berners-Lee a mis en place le W3C en 1994
et défini ses règles de fonctionnement. Cela s'est fait par
tâtonnement, sous l'empire de la conviction ci-dessus et aussi d'un idéal qui
est son autre moteur.
L'idéal
Berners-Lee n'a pas pour priorité de s'enrichir,
ce qui surprend beaucoup les Américains (p. 107). Il s'est donné pour but de
faire du Web un lieu (purement logique, non situé dans l'espace) équipé de
tout ce qui peut faciliter le travail coopératif.
Il estime nécessaire
d'adapter l'ordinateur aux exigences de la pensée : il faut que la machine
démarre instantanément, que la recherche sur le Web ramène immédiatement
l'information, de telle sorte que la pensée puisse rebondir selon son propre rythme (p.
159) ; il faut que l'hypertexte permette de suivre les associations d'idées qui
sont le terreau de la réflexion.
Les limites
Les "browsers" servent à consulter le
Web, non à rédiger des documents, et Berners-Lee le regrette : il aimerait
qu'il fût aussi facile d'écrire que de lire sur le Web (p. 169). Je dois ici
le contredire : en ce moment même, je tape un document sur
FrontPage, que j'utilise comme traitement de texte et qui produit à la volée
le document HTML que je chargerai sur www.volle.com
dans quelques minutes. Il n'est pas difficile d'écrire sur le Web, point
n'est besoin d'être informaticien pour cela. Les choses seraient certes plus difficiles si
je voulais utiliser toutes les astuces graphiques et autres qui sont possibles
sur le Web. Mais à quoi cela me servirait-il ? n'y a-t-il pas déjà beaucoup
à faire pour ceux qui n'utilisent le Web que pour publier du texte ?
S'il faut élargir les possibilités offertes par
le Web, ne faut-il pas penser à la logistique de son utilisation ?
réfléchissons en effet. Disposer de la version finale d'un texte, c'est bien.
Disposer aussi des annotations qui ont été déposées sur ce textes par divers
commentateurs, ou de ses diverses versions provisoires, est-ce mieux ?
Un texte n'est lisible en effet que si l'on consent une perte en
information : un imprimé est plus lisible qu'un manuscrit, et
pourtant on a perdu l'information qu'apportait l'écriture manuscrite. Lorsque nous aurons lu un texte, plus
ses
annotations, plus ses versions successives, que nous restera-t-il de notre
journée de travail ?
Lorsque l'on parle de travail coopératif,
d'ailleurs, il faudrait d'abord organiser sa forme la plus simple : le dialogue entre auteur et lecteur. Or depuis que
les hommes savent parler - car les conteurs sont des auteurs - peut-on dire
qu'ils maîtrisent ce dialogue ? savoir parler, savoir écrire, savoir lire, cela
recouvre des exigences sans fin. Nous devons non seulement
savoir parler, mais savoir gérer notre parole ; nous seulement savoir
lire, mais gérer notre activité de lecture.
Le "Web sémantique" (p. 177) auquel aspire
Berners-Lee pose donc des problèmes de savoir-vivre autant que de savoir-faire. Comment faire pour que le Web nous assiste sans nous abrutir ?
favorise notre concentration ? ne nous accable pas sous un flot qui disperse notre attention ? Il reste à
définir une hygiène du Web,
attentive au fonctionnement de notre pensée, au rythme de notre concentration,
de la formation des images centrales autour desquelles s'articulent nos
représentations et concepts. Au "zapping" qui fait
"surfer" d'une page à l'autre sans les lire et qui suscite l'écœurement,
ne préférons-nous pas la recherche qui permet de trouver les rares textes
qui méritent une lecture attentive, lente et concentrée ?
Berners-Lee n'évoque pas ces questions-là ;
mais qui reprocherait à Gutenberg de ne pas parler des problèmes que
soulève la diffusion des livres, le choix des lectures, la gestion d'une
mémoire que l'imprimé accable autant qu'il ne la soutient ? Le livre articule divers acteurs
remplissant chacun son rôle : auteur, éditeur, imprimeur,
distributeur, libraire, lecteur, autour desquels l'on trouve encore les critiques littéraires, historiens de la littérature, professeurs,
jury des prix, journalistes, juristes spécialistes du droit d'auteur
etc. Tout ce monde est connecté par des rapports économiques et symboliques.
Le Web n'est pas plus spontané que le livre ; il
a besoin de qualité éditoriale, de critiques, d'animateurs qui fourniront des
points de repères à l'utilisateur. Les textes ne sont pas de valeur équivalente,
tant en ce qui concerne l'écriture que la pensée.
Des institutions (non autoritaires, certes) sont nécessaires pour faciliter son utilisation, tout comme le W3C a été nécessaire pour faciliter
son éclosion.
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