On dirait que l'antisémitisme revient :
attentats contre des synagogues et des écoles, agressions. Chacun est
libre de penser ce qu'il veut de la stratégie d'Ariel Sharon (1), mais glisser de cette opinion à
l'antisémitisme serait franchir une limite qui doit inspirer une horreur sacrée.
Comme l'a démontré Paxton,
le gouvernement de Vichy est allé au devant des
exigences allemandes lorsqu'il a pris, en
octobre 1940, des dispositions contre les juifs. La loi du 3 octobre 1940
portant statut des juifs a défini ainsi la "race juive" : "Est regardé
comme juif toute personne issue de
trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race,
si son conjoint lui-même est juif" (le caractère récursif
de cette définition en fait une monstruosité logique ; elle sera modifiée par
la loi du 2 juin 1941). En
application de cette loi, les enseignants juifs ont dû cesser leurs fonctions
ainsi que les officiers et les fonctionnaires d'autorité. Le maréchal Pétain, beau vieillard que les Français ont
tant adulé, désignait ainsi à
la persécution certains de ses soldats de 14-18 dont il parlait avec un sentiment
ému, ainsi que leurs femmes et leurs enfants. La loi du 4 octobre 1940 sur les "ressortissants
étrangers de race juive" dispose que ceux-ci "pourront être internés
dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence".
On connaît la suite.
Les Français n'ont pas été antisémites sous
la contrainte : leurs institutions furent les aides diligents, empressés des nazis. C'est
Christian X, roi du Danemark, qui menacera l'occupant de porter lui-même
l'étoile jaune, non le chef de l'État français. Pour comprendre ce qui
s'est passé, il est intéressant de lire le témoignage
de Robert Paxton au procès Papon.
Nous sommes aujourd'hui devant les persécutions antisémites
placés entre deux écueils : la repentance qui procure les obscures
délices du remords ; et la lâcheté qui pousse à vouloir croire que si une
victime est une victime, c'est que d'une façon quelconque elle l'a mérité.
Ces deux attitudes empêchent de comprendre cette mécanique de
l'antisémitisme dont les conséquences furent chez nous pires
que celles de la révocation de l'Édit de Nantes en 1685.
* *
Le pape Pie XI a dit en 1937 "nous sommes spirituellement des
sémites". Il voulait exprimer envers les persécutions nazies un souci
qui n'est guère apparu chez son successeur. Mais sa phrase n'était pas
seulement conjoncturelle. La relation entre les juifs et les personnes de
culture catholique, singulièrement les Français puisque notre République a la
première considéré les juifs comme des citoyens, est organique et profonde.
On qualifie notre morale, notre culture, notre
religion de "judéo-chrétiennes". Cela marque à la fois leur origine
et une coupure avec cette origine. Mais elles ont une autre source : la culture
grecque, et plus précisément Platon. Cette filiation grecque a
été cultivée au point de fonder notre conception de la philosophie ; mais la
filiation juive a, elle, été négligée. Il ne suffit pas de dire avec effusion
"nous sommes des sémites" : il faut se demander ce que nous avons
fait de cette identité. Les chrétiens lisent la Bible, leur Bible. Mais
quel chrétien lit le Talmud ? Pourquoi ce texte, fruit d'une
culture dont les racines plongent jusque dans l'Égypte ancienne (2), n'attire-t-il pas l'attention des érudits
non juifs ?
C'est d'abord parce que les chrétiens on cru que
la synagogue était, après la révélation chrétienne, le lieu de la
persévérance dans l'erreur. Et pourtant lorsqu'on relit les notes de la Bible
catholique après avoir lu le Talmud, on voit clairement qui est dans l'erreur, qui
commet des contresens, qui est superficiel !
C'est ensuite et surtout parce que l'on trouve
dans le Talmud la clé qui libère de la prison platonicienne et
de son fruit empoisonné, le dogmatisme abstrait. Ici je vais dire simplement et modestement ce que j'ai cru comprendre : je n'ai pas la prétention d'être juif,
encore moins d'être un talmudiste, et il me reste beaucoup à
apprendre. Que les savants veuillent bien pardonner mon impertinence, qu'ils
aient la patience de m'éclairer !
Dieu, proclame Israël (ici proche de l'Islam :
"Allah" et "Elohim" sont deux prononciations du même mot), est inconnaissable. Il en résulte
que le dogme, prétendue vérité sur Dieu, est un blasphème. Il en
résulte aussi qu'aucune connaissance explicite, exprimable par des mots, ne
peut décrire l'absolu. Cette seconde conviction fonde un rapport expérimental avec la
nature.
La pensée de Platon se nourrit des abstractions qui étaient pour lui la
vraie réalité. La pensée talmudique part des expériences de la vie courante
pour les interpréter à la lumière de la Bible. Cette démarche modeste, pratique, teintée
d'ailleurs d'un humour
spécifique, c'est l'esprit même de la méthode expérimentale qui sera inventée plus
de mille ans après la composition du Talmud. Le Talmud est
positif envers la nature, y compris la nature humaine. Il exprime un amour optimiste de
la vie : la nature, la
création, la connaissance sont bonnes.
C'est cet amour de la nature et de la vie que
l'antisémitisme vise en priorité. L'antisémitisme
fleurit dans les périodes de désespoir, lorsque la tentation du suicide
collectif se fait forte (3) ; il se nourrit de l'hérésie gnostique qui a
identifié le Dieu d'Israël au Dieu du mal et contaminé la philosophie allemande
(Husserl excepté). Lorsque des chrétiens persécutent les juifs, c'est pour
manifester de la haine envers la création, du mépris envers l'expérience, pour s'enfermer dans
les idées trop humaines qu'ils parent des noms de "vérité" et de "pureté"
(4).
* *
Il ne faut pas réduire le judaïsme à la Shoah,
fait historique douloureux ; ni à Israël, pays auquel beaucoup de juifs sont naturellement attachés. Il ne faut pas rapporter les relations entre la
France et les juifs aux sentiments pénibles que suscite aujourd'hui le conflit entre Israël
et les Palestiniens. Le judaïsme est une part de notre héritage ; les
juifs sont, parmi nous, les porteurs
authentiques d'une moitié de nous mêmes que nous devons redécouvrir. Ils nous sont précieux et nécessaires.
Certains leur reprochent de s'isoler dans leurs
coutumes, d'être condescendants envers les gentils. Mais comment les juifs auraient-ils pu préserver ce trésor culturel
pendant les siècles de mise à l'écart, de persécution, d'humiliation, s'ils
ne s'étaient cambrés dans un orgueil secret, s'ils n'avaient pas cultivé les
pratiques de leur communauté ?
D'autres s'étonnent de l'importance que les juifs accordent à la
Loi et de la subtilité des discussions talmudiques. Il faut
pourtant bien, lorsqu'un peuple s'appuie sur un principe aussi dangereusement
révolutionnaire que "Dieu est inconnaissable, donc rien de ce que nous
connaissons ne peut être absolu", qu'il se donne des règles pour pouvoir quand même
vivre en société. Tel est le rôle essentiellement pratique de la Loi. Il est
tellement important que certains sont tentés d'en faire un absolu,
renversement qui fut source d'innombrables disputes. On retrouve souvent, chez
les juifs, cet aller-retour essentiel à la vie en société : affirmer le caractère
absolu d'une chose terrestre, puis reprendre de la hauteur pour le nier.
Le conflit entre juifs et Arabes, les cousins sémites, est
des plus inquiétants et des plus dangereux. Le cycle attentat - riposte - attentat -
riposte - etc., le mépris mutuel dans lequel chacun s'enfonce, sont
sans autre issue que catastrophique. La parole des sages, de ceux qui cultivent
le respect et l'échange entre cultures, est couverte par les cris des imbéciles qui
voient dans la violence un signe d'énergie. Les puissances géopolitiques agitent des
polichinelles "religieux" qui incitent les "masses" au crime
irréversible, au crime qui, déclenchant l'explosion finale, servirait des intérêts
pervers et secrets. Il faut souhaiter que les sages d'Israël
et de l'Islam se liguent contre ces forces authentiquement diaboliques. Nous
devons soutenir ces sages, les écouter, et réprimer
chez nous sans faiblesse et sans ambiguïté toute manifestation
d'antisémitisme et de
racisme.
Et nous devons, émus comme celui qui retrouve un frère aîné longtemps négligé, ouvrir avec respect les pages du Talmud pour y
rejoindre la moitié juive, la meilleure
moitié de notre héritage.
(Lire aussi "Encore
l'antisémitisme")
- (1) Cf. "Honte"
et "Fierté"
- (2) On ne doit pas réduire la
culture juive à l'héritage égyptien : elle l'a transformé et lui a
beaucoup ajouté.
- (3) Cette tendance est
illustrée par Ernst von Salomon qui participa à l'assassinat du ministre
des affaires étrangères Walther Rathenau en 1922 : "Nous avons tué
Rathenau parce qu'il représentait un espoir : nous estimions qu'après la
défaite (de 1918) il ne devait plus y avoir d'espoir" (Der Fragebogen).
- (4) Si l'Allemagne ne s'était
pas laissé aller à l'antisémitisme, elle aurait conservé ses
intellectuels juifs - notamment ses chercheurs en physique nucléaire - et
elle aurait pu gagner la deuxième guerre mondiale. Ou plutôt, et bien plus
vraisemblablement, elle aurait gardé assez d'intelligence pour s'éviter
une guerre inutile. Comme l'a observé Kissinger,
"ce qui prouve que l'Allemagne n'avait pas besoin de la guerre pour devenir
la première puissance économique européenne, c'est qu'elle y est parvenue
après la perte de deux guerres, la destruction de ses villes,
le sacrifice de sa jeunesse et l'amputation d'une part importante de son
territoire".
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