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Fierté

25 octobre 2001

La fiche "Honte" a suscité quelque étonnement (cf. message du 23 octobre 2001). Il faut donc que je sois plus précis. 

Je pense évidemment que les terroristes doivent être combattus fermement. Si je désapprouve les bombardements et la façon dont la guerre est menée en Afghanistan ou en Israël, ce n'est pas que je sois devenu tout à coup antisémite, ni que je cède à la "tentation progressiste qui s'évertue à inverser les rôles". C'est parce que ces stratégies sont contre-productives. Il s'agit de technique et d'efficacité militaires.

Le terrorisme peut être nuisible avec de tout petits effectifs. "Action Directe", les "Brigate Rosse", la "Rote Armee Fraktion" comptaient peu d'individus. Les terroristes de l'ETA sont peu nombreux. Pour éliminer les terroristes, il faut les identifier, les localiser, élucider leurs réseaux ainsi que les acteurs géopolitiques qui les manipulent, désamorcer les mécanismes qui les ont suscités. C'est une difficile affaire de police, d'espionnage, de coups de main et de politique internationale, la méthode clé étant l'infiltration qui demande temps et patience (sans parler du courage), puis l'action économique (cf. "Une guerre"). 

Voici en effet la recette du terrorisme : prenez une population pauvre où les hommes jeunes sont nombreux ; supposez que les pays riches fassent en sorte que cette population s'estime à tort ou à raison méprisée. Cette population sera "à risque", car potentiellement vulnérable à la tentation du terrorisme - qui, répétons-le, n'a pas besoin de gros effectifs. Il suffira que des intérêts géopolitiques poussent en avant un doctrinaire éloquent pour que se forme une équipe de terroristes. Les Américains ont ainsi introduit l'ayatollah Khomeyni en Iran et armé les talibans. 

Mais il ne sert à rien d'éliminer des terroristes si l'on agit de façon à éveiller de nouvelles vocations de "héros" qui viendront les remplacer. Tout médecin, connaissant les mécanismes de l'infection, sait que certaines formes de riposte ne font qu'amplifier le phénomène. Il comprend aussi que le traitement de fond, celui qui supprime l'origine du phénomène, réside dans la fin de l'humiliation réelle ou imaginaire ressentie par le pays pauvre. On n'y parviendra pas avec la "Françafrique", ni avec la charité "humanitaire" ou la condescendance du nanti qui "aide" le pauvre, mais en équilibrant les rapports économiques et culturels entre des nations également fières de leur histoire, de leur culture, et mutuellement respectueuses. 

Le premier effet du terrorisme, le plus dangereux, est d'inhiber l'intelligence de sa cible par l'horreur qu'éveillent les attentats. L'émotion bien compréhensible de la population visée est pour le terroriste un régal : la riposte, déréglée par l'émotion, sera aussi maladroite que violente ; elle n'atteindra pas le terroriste à qui les "dégâts collatéraux" amèneront de nouvelles recrues. 

Il faut comprendre le terroriste pour le combattre efficacement, le "comprendre" non pas au sens de l'"excuser", mais au sens où l'on dit que l'on comprend un mécanisme. Cependant ici l'adversaire n'est pas une mécanique mais un être humain, fût-il instrumentalisé et mécanisé par le fanatisme. Donc on ne peut le vaincre qu'à condition de savoir se mettre mentalement à sa place pour reconstituer ses raisonnements et comportements. Le militaire intelligent respecte et étudie son adversaire. 

Le reître se fie à la force pure. Les armes, le tir, le sang, l'humiliation et la souffrance de l'autre lui procurent une jouissance sensuelle. L'action intelligente, elle, se passe ici de porte-avions, bombardiers et chars. Elle a devant les attentats (qui, rappelons-le, tuent moins que l'automobile) le sang froid qui prive le terroriste de sa meilleure arme, la terreur ; elle réévalue le cours des matières premières et des produits agricoles dont le bas niveau enrichit les pays riches et appauvrit les pays pauvres ; elle légalise et médicalise la consommation de drogue, grande source de revenu des terroristes ; elle supprime les paradis fiscaux et surveille les circuits financiers pour attaquer l'adversaire à la caisse ; elle organise la réprobation internationale envers les pays qui soutiennent le terrorisme, et fait en sorte que cette réprobation prenne une forme économique dissuasive ; elle infiltre, identifie et indique leurs cibles à ses alliés nationaux ; enfin elle enlève et emprisonne ou, si elle ne peut faire autrement, elle tue les chefs des terroristes sans hésitation mais dans le secret absolu.

(Soit dit en passant, la méthode utilisée pour former les "troupes spéciales" américaines laisse songeur. Il s'agit, disent les officiers, de briser la personnalité de la recrue pour lui substituer une personnalité standard. Ils obtiennent ainsi des soldats disciplinés, prévisibles et physiquement endurants. Mais sont-ils aptes aux missions que comporte cette guerre ? En "brisant" la personnalité, n'a-t-on pas cassé le ressort de la sensibilité et de la relation à autrui, si importantes pour l'action secrète ? Alors qu'il faudrait des Lawrence, les Américains forment des Rambo).

Je comprends le désarroi des Israéliens et compatis avec leurs souffrances, mais il n'en reste pas moins que l'exhibition de force de Tsahal est contre-productive. La stratégie d'un Yeshaayahu Leibowitz sera plus efficace à terme que celle d'Ariel Sharon. 

Certains croient devoir être des inconditionnels de leur pays, de leur foi, leur famille, leur parti, leurs amitiés etc. Mais la fidélité inconditionnelle insulte ce qu'elle prétend honorer. Si vous avez un ami inconditionnel, écartez le : il est plus dangereux pour vous qu'un adversaire résolu, car il incite à la complaisance envers soi-même et à la condescendance envers autrui. Les anti-dreyfusards, croyant honorer l'armée française, l'ont salie. J'invite les inconditionnels de la Palestine, de l'Amérique, d'Israël, de l'Église, du Parti, de la France etc. à y penser.

Je respecte assez ceux qui m'ont formé pour me sentir, avec tout l'amour que je leur porte, libre de mon jugement envers eux. Cette liberté se paie par la solitude : il serait plus commode, et infiniment mieux vu, de prononcer de ces phrases emphatiques qui font se rengorger des dindons ("J'ai confiance en la justice de mon pays" etc.), ou encore d'exprimer de bons sentiments avec une émotivité pleurnicharde ("C'est affreux ce qui se passe" etc.) Je crois plus constructif de garder la tête froide pour évaluer les rapports de force et en tirer les conséquences pratiques. Cela n'empêche pas de percevoir, comprendre et partager la souffrance d'autrui, avec respect et pudeur.