Plus on est indigné, plus il
faut maîtriser son langage. Exprimer sa colère par des invectives, cela soulage
peut-être mais cela affaiblit le propos.
Taguieff est à bon droit excédé
par l’antisémitisme et l’antiaméricanisme, surtout quand ils se déguisent sous
de bons sentiments. Il ne supporte pas que des escrocs colportent Les
Protocoles des Sages de Sion comme si ce faux était l’expression authentique
du sionisme.
Mais lorsqu’il dit qu’un texte
est « nauséabond », que Michael Moore est un « bibendum » ou qu’Edwy Plenel n’a
que le baccalauréat pour tout diplôme, ces grossièretés ne servent à rien.
Il aurait dû appliquer aussi
l'esprit critique à son propre camp. Il dit que
Les penchants criminels de
l'Europe démocratique, de Jean-Claude Milner, est un livre « aussi
étincelant que contestable » (je n’y ai pourtant pas vu d'étincelle). Mais
pourquoi lui emprunte-t-il des notions aussi contestables que le « couple
problème / solution », calembour pénible, ou que le « juif de négation » ?
Taguieff dit, bien sûr, qu’il
est licite de critiquer la politique d’Ariel Sharon ainsi que celle de George W.
Bush ou de tout autre dirigeant. Mais comme il ne cite aucune critique
raisonnable,
comme il emprunte toutes ses citations aux extrémistes qu’il dénonce, il semble
être de ceux qui, à la moindre critique, vous traitent d’antisémite ou
d’anti-américain.
Cette impression est fausse sans doute, mais celui qui écrit un livre ne doit-il
pas tout faire pour donner de ce qu’il pense une impression exacte ?
* *
Taguieff distingue
antisémitisme et judéophobie, arabophobie et islamophobie, etc. Il a raison de
préciser les concepts, mais il faudrait pousser plus loin l’exigence de
précision : lorsqu’il utilise le mot « islamiste » pour qualifier une minorité
suicidaire et meurtrière dans le monde musulman, il lui attribue beaucoup plus d’influence qu’elle n’en
a et, par le jeu des connotations, contamine la représentation que l'on se
fait de l’Islam lui-même.
* *
Une fois que l’on dispose de
concepts bien définis, il ne suffit pas de s’en servir pour décrire : il faut aussi les faire jouer pour explorer des schémas
explicatifs.
Il est ainsi bien connu, en
psychologie, que celui qui maltraite son voisin se procure par compensation une
bonne conscience en manifestant une solidarité peu coûteuse, car symbolique,
envers des malheureux qui vivent au loin.
Les bons sentiments qui
s’expriment en France envers les Palestiniens n’ont-ils pas pour fonction, en
tout ou partie, de compenser les mauvais sentiments que l’on éprouve, mais dont
on a honte et que l’on voudrait réprimer, envers les « arabes » venus du
Maghreb ? La statistique est éclairante :
les personnes dont la famille est originaire du Maghreb ont, à niveau de
formation égal, beaucoup plus de mal à trouver un emploi que les autres
(l’écart est surtout sensible pour les Algériens ; les Marocains et les
Tunisiens sont moins mal traités).
Lisons le tableau ci-dessous.
Alors que le taux de chômage pour diplômés de l’enseignement supérieur est de 6
% parmi les hommes dont les deux parents sont nés français, de 6 % pour ceux
dont un parent est né en Italie et de 9 % pour ceux dont un parent est né au
Portugal, il est de 20 % pour ceux dont un parent est immigré d'Algérie. L'écart est
significatif, et un écart analogue se rencontre dans les autres cases du
tableau.
Études |
France |
Italie |
Portugal |
Algérie |
M |
F |
M |
F |
M |
F |
M |
F |
Sans diplôme |
18 |
26 |
15 |
28 |
22 |
37 |
48 |
58 |
CEP, BEPC |
10 |
16 |
10 |
19 |
17 |
26 |
38 |
41 |
CAP |
9 |
17 |
11 |
15 |
18 |
23 |
31 |
37 |
BEP |
8 |
16 |
8 |
12 |
17 |
22 |
40 |
40 |
Bac |
8 |
13 |
11 |
12 |
12 |
14 |
31 |
25 |
Supérieur |
6 |
7 |
6 |
7 |
9 |
7 |
20 |
21 |
Ensemble |
9 |
14 |
10 |
15 |
16 |
19 |
36 |
35 |
Taux de chômage en % par diplôme, sexe et origine
Lorsque Taguieff évoque les
actes antisémites, il nous accable sous une avalanche de nombres dans laquelle
il est difficile de déceler une tendance ou une proportion. Pourtant, c’est sur
les sujets délicats qu’il convient le plus d’avoir le sens des proportions (voir
Statistique et « political correctness
»).
On ne doit pas lutter contre
les négationnistes, contre les tueurs, en empruntant
leurs procédés rhétoriques : invectives, allusions sexuelles, citations
sélectives etc. L’argumentation sera d’autant plus efficace que l’on économise
l’expression de son indignation pour user d’une langue sobre, de concepts nets,
de statistiques claires.
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