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Commentaire sur :
Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier 2003.

31 janvier 2004


Liens utiles

- A propos de l'antisémitisme
- A propos de l'extrême droite

-
Prodiges et vertiges de l'analogie

- Prêcheurs de haine

Chacun a ses penchants criminels : la tentation du Mal est présente en tout individu, dans la France, l’Europe, l’Église. Il faut l’élucider pour la combattre.

Mais au lieu d’élucider des penchants, Jean-Claude Milner dénonce la nature criminelle de l’Europe. Pour étayer ce jugement sévère il faudrait une instruction à charge et à décharge, une enquête, des preuves. Milner propose une démonstration fondée sur des hypothèses. Elle vaut donc ce que valent et ses hypothèses, et son raisonnement.

Résumons sa conclusion : Hitler a incarné l’Europe[1] ; la culture et l’industrie européennes ont abouti au Zyklon B[2] ; l’élimination des Juifs reste la priorité de l’Europe, même et surtout si celle-ci prétend le contraire[3].

Comment peut-on schématiser de la sorte ? Certes la dictature de Hitler fut une honte pour l’Europe mais il ne convient pas, pour qualifier un être, de le réduire à sa seule honte. Peut-on résumer les États-unis par le Ku-Klux-Klan, les Grecs par Érostrate, l’Asie par Gengis Khan,  la France par la Saint-Barthélemy[4], Israël par l’adoration du veau d’or ?

L’Europe, dit Milner, est un « illimité ». Il emprunte ce terme aux mathématiques revisitées par Lacan. En français courant cela peut se traduire à peu près ainsi : « l’Europe pousse l’universalisme jusqu’à exiger l’uniformité ». C’est pour cela, dit-il, qu’elle refuse le judaïsme. Mais qu’en est-il de l’islam ? C’est, dit Milner (p. 94), un autre « illimité » qui s’insère dans l’Europe comme une prise mâle dans une prise femelle. Comment deux « illimités » peuvent-ils s’emboîter ? Mystère : le pouvoir suggestif de l'image sexuelle tient ici lieu de raisonnement.

Milner parle d’ailleurs de l’islam avec mépris : « la perpétuation du nom arabe, c’est la perpétuation de la misère organisée et de l’abrutissement programmé » (p. 78). Ce propos digne d'un Café du Commerce de bas étage transpose à nos jours les écrits d’avant-guerre sur la France « enjuivée ».

Il faut dire que Milner méprise aussi les partisans de la paix, de la compréhension et de la modération. Dans une langue avachie, ces termes désignent sans doute des attitudes molles. Mais sous la plume d’un philosophe, d’un linguiste, on doit les supposer exacts. A-t-il voulu faire en les dénigrant l’éloge de la guerre, du mépris et de l’extrémisme ? Mieux vaut le supposer inconséquent : faute grave pour un penseur, mais moins grave que de mêler son cri à ceux de la foule.

*  *

L’Europe, affirme Milner, fonctionne selon le mode problème / solution. Il aurait pu retenir un autre des dipôles dont notre culture abonde : théorie / expérience, hypothèse / observation etc. Mais seul problème / solution lui permettait de « déduire », du fonctionnement même de l’Europe, la nécessité de la solution finale du problème juif. « Expliquer » par un calembour un événement aussi douloureux, c’est pis qu’une faute de goût.

Le judaïsme est d’ailleurs schématisé : sous le concept de « nom juif », Milner classe pêle-mêle le judaïsme, le peuple juif, la nation juive, l’État d’Israël et son gouvernement. Un tel agrégat interdit le discernement. On peut opposer au pessimisme et au schématisme de Milner[5] l’esprit constructif d'Élie Benamozegh, le fin discernement de Gershom Scholem[6], la précision de Zeev Sternhell, et on se demande pourquoi Milner, qui a lu, ignore d’autres hypothèses qui se présentent naturellement à l’esprit :

1) La gnose dualiste de Marcion (84-160) identifie la création au Mal, YHVH au dieu du Mal et les Juifs aux adorateurs du Mal. Tentant de rester fidèle à ses racines hébraïques, l’Église a combattu cette hérésie non sans en être contaminée. Marcion a eu une nombreuse descendance (Pauliciens, Bogomiles, Cathares etc.). Associée à l’idéalisme néo-platonicien, la gnose dualiste a influencé l’Université allemande. Claude Tresmontant y situe la racine métaphysique de l’antijudaïsme[7].

2) Pour Benamozegh, la voie de l’humanité passe par l’instauration d’une filiation respectueuse entre le judaïsme et les deux religions qui en sont issues, christianisme et islam[8]. Si Benamozegh est dans le vrai[9], l’antijudaïsme s’explique par l’attitude, si fréquente, qui consiste à persécuter celui qui pourrait guérir la maladie dont on souffre.

Selon ces deux hypothèses le judaïsme, dont le témoignage est vital pour l’humanité, serait pris en tenaille entre deux ennemis : l’un, suicidaire, bloque le futur en refusant ce témoignage ; l’autre a, dès l’origine, contaminé le christianisme. Ils s'associent pour former une configuration autrement explicative, puissante et donc inquiétante que celle que propose Milner, mais non pas désespérée.

*  *

Les commentaires cités par la « fiche livre » des éditions Verdier sont des plus élogieux : « Esprit éminent », « grand intellectuel » qui « déploie toutes les possibilités de la logique mathématique et philosophique avec un sens incontestable de la pédagogie », « argumentation toute bardée de ferintelligence, drôlerie, férocité, beauté d’écriture, courage, clairvoyance », « penseur de très haute volée », « tranchant exceptionnel », « virtuosité, bon sens et humour » etc. C’est une pluie de fleurs. On note cependant les réserves de Philippe Lançon et de Bernard-Henri Lévy, ainsi que la critique de Jean Daniel.

Il est vrai que Milner sacrifie au style qu’affectionnent certains philosophes français, et contre lequel Bouveresse a mis en garde en dénonçant le recours métaphorique et techniquement inexact aux théories scientifiques[10].

Le livre commence par une introduction « mathématique » à partir desquelles l’auteur prétend progresser more geometrico, mais sans clarté dans les définitions ni discrétion dans le formalisme ; au concept de fonction, un calembour associe la « fonction phallique » (j’aimerais que l’on traduisît la p. 18 en français[11]) ; les noms propres pleuvent ainsi que les néologismes et les mignardises. Alors les leçons de rigueur et de modestie que dispense Milner font un peu sourire : « L’extrême arbitraire préside à l’usage des mots » (p. 90) ; « Les faits sont les faits » (p. 61) ; « Quand on ignore l’histoire, tout est possible » (p. 77) ; « J’ai parlé de l’antisémitisme. Nul n’est en droit de demander plus. Pourtant, je dois le reconnaître, j’attendais plus de moi-même » (p. 105). 

*  *

Pauvre Europe ! À peine remise de la tentative de suicide qui a, au XXe siècle, blessé sa démographie et altéré son intelligence, elle peine à se reconstruire. Mais elle est perçue par les politiques américains, loin devant le terrorisme, comme la menace numéro un, celle qui risque de dérober aux États-unis leur rang de première puissance mondiale[12].

Il se pourrait que des officines au grand savoir-faire fussent déjà à l’œuvre : mettre dans le même sac les antisémites patentés et les amis d’Israël qu’inquiète son gouvernement ; dire l’Europe antisémite en montant en épingle les agressions commises par des imbéciles ; lier à cette étiquette celle de l’antiaméricanisme ; inciter enfin les Juifs à quitter l’Europe pour mieux l’affaiblir. La manœuvre serait cohérente et bien orchestrée.

C’est une hypothèse !


[1] « L’extermination des juifs d’Europe, c’est la victoire de Hitler. Elle dit le secret réel de l’unification européenne » (p. 64).
 

[2] « Ma doctrine est simple : le problème juif est le problème qui requérait, pour être définitivement résolu, une invention technique : le Juif est celui pour qui la chambre à gaz a été inventée » (p. 59).
 

[3] « On peut s’attendre que l’Europe soit une terre d’élection pour l’antijudaïsme, à proportion exacte de son rejet proclamé de l’antisémitisme » (p. 128). 

[4] Il faut choisir parmi les diverses hontes de notre histoire : j’aurais pu citer la révocation de l’Édit de Nantes le 18 octobre 1685, la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs, le massacre du 17 octobre 1961 etc.
 

[5] « L’antijudaïsme sera la religion naturelle de l’humanité à venir » (p. 126).

[6] Gershom Scholem (1897-1982), Les grands courants de la mystique juive, Payot 1973.
 

[7] Claude Tresmontant, Judaïsme et Christianisme, François-Xavier de Guibert 1996.

[8] Élie Benamozegh (1823-1900), Israël et l’humanité, Albin Michel 1961.
 

[9] Lacan admirait le livre de Benamozegh (Gérard Haddad, Le jour où Lacan m’a adopté, Grasset 2002), pp. 204-205.

[10] Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir 1999.

[11] Blaise Pascal (1623-1662), De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, 1655, in Oeuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade 1954 p. 602 : "L'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure..."

[12] Henry Kissinger, Diplomacy, Touchstone 1994, p. 813 : "Du point de vue géopoligique, l'Amérique est une île au large du continent eurasien, dont les ressources et la population dépassent de beaucoup celles des Etats-Unis. La domination de l'une des deux sphères de l'Eurasie par une puissance unique, qu'il s'agisse de l'Europe ou de l'Asie, est le type même du risque stratégique pour l'Amérique [...] parce que cette puissance serait capable de dépasser l'Amérique au plan économique, et, finalement, au plan militaire. Face à ce danger il faut résister même si elle est apparemment bienveillante, car si ses intentions changent l'Amérique se retrouvera avec une capacité de résistance très diminuée et une incapacité croissante à influencer le cours des événements."