Chacun a ses penchants
criminels : la tentation du Mal est
présente en tout individu, dans la France, l’Europe, l’Église. Il faut
l’élucider pour la combattre.
Mais au lieu d’élucider des penchants,
Jean-Claude Milner dénonce la nature criminelle de l’Europe. Pour étayer
ce jugement sévère il faudrait une instruction à charge et à décharge, une
enquête, des preuves. Milner propose une démonstration fondée sur des
hypothèses. Elle vaut donc ce que valent et ses hypothèses, et son raisonnement.
Résumons sa conclusion : Hitler
a incarné l’Europe ;
la culture et l’industrie européennes ont abouti au Zyklon B ;
l’élimination des Juifs reste la priorité de l’Europe, même et surtout si
celle-ci prétend le contraire.
Comment peut-on schématiser de
la sorte ? Certes la dictature de Hitler fut une honte pour l’Europe mais il ne
convient pas, pour qualifier un être, de le réduire à sa seule honte. Peut-on
résumer les États-unis par le Ku-Klux-Klan, les Grecs par Érostrate, l’Asie par
Gengis Khan, la France par la Saint-Barthélemy,
Israël par l’adoration du veau d’or ?
L’Europe, dit Milner, est un
« illimité ». Il emprunte ce terme aux mathématiques revisitées par Lacan. En
français courant cela peut se traduire à peu près ainsi : « l’Europe pousse
l’universalisme jusqu’à exiger l’uniformité ». C’est pour cela, dit-il, qu’elle
refuse le judaïsme. Mais qu’en est-il de l’islam ? C’est, dit Milner (p. 94), un
autre « illimité » qui s’insère dans l’Europe comme une prise mâle dans une
prise femelle. Comment deux « illimités » peuvent-ils s’emboîter ?
Mystère : le pouvoir suggestif de l'image sexuelle tient ici lieu de
raisonnement.
Milner parle d’ailleurs de
l’islam avec mépris : « la perpétuation du nom arabe, c’est la perpétuation de
la misère organisée et de l’abrutissement programmé » (p. 78). Ce propos digne
d'un Café du Commerce de bas étage
transpose à nos jours les écrits d’avant-guerre sur la France « enjuivée ».
Il faut dire que Milner méprise
aussi les partisans de la paix, de la compréhension et de la
modération. Dans une langue avachie, ces termes désignent sans doute des
attitudes molles. Mais sous la plume d’un philosophe, d’un linguiste, on doit
les supposer exacts. A-t-il voulu faire en les dénigrant l’éloge de la guerre,
du mépris et de l’extrémisme ? Mieux vaut le supposer
inconséquent : faute grave pour un penseur, mais moins grave que de mêler son
cri à ceux de la foule.
* *
L’Europe, affirme Milner,
fonctionne selon le mode problème / solution. Il aurait pu retenir un
autre des dipôles dont notre culture abonde : théorie / expérience,
hypothèse / observation etc. Mais seul problème / solution lui permettait de « déduire »,
du fonctionnement même de l’Europe, la nécessité de la
solution finale du problème juif. « Expliquer » par un calembour
un événement aussi douloureux, c’est pis qu’une faute de goût.
Le judaïsme est d’ailleurs
schématisé : sous le concept de « nom juif », Milner classe
pêle-mêle le judaïsme, le
peuple juif, la nation juive, l’État d’Israël et son gouvernement. Un tel
agrégat interdit le discernement. On peut opposer au pessimisme et au
schématisme de Milner
l’esprit constructif d'Élie Benamozegh, le fin discernement de Gershom Scholem,
la précision de Zeev Sternhell,
et on se demande pourquoi Milner, qui a lu, ignore d’autres hypothèses qui se
présentent naturellement à l’esprit :
1) La gnose dualiste de Marcion
(84-160) identifie la création au Mal, YHVH au dieu du Mal et les Juifs aux
adorateurs du Mal. Tentant de rester fidèle à ses racines hébraïques, l’Église a
combattu cette hérésie non sans en être contaminée. Marcion a eu une nombreuse
descendance (Pauliciens, Bogomiles, Cathares etc.). Associée à l’idéalisme
néo-platonicien, la gnose dualiste a influencé l’Université allemande.
Claude Tresmontant y situe la racine métaphysique de l’antijudaïsme.
2) Pour Benamozegh, la voie de
l’humanité passe par l’instauration d’une filiation respectueuse entre le
judaïsme et les deux religions qui en sont issues, christianisme et islam.
Si Benamozegh est dans le vrai,
l’antijudaïsme s’explique par l’attitude, si fréquente, qui consiste à
persécuter celui qui pourrait guérir la maladie dont on souffre.
Selon ces deux hypothèses le
judaïsme, dont le témoignage est vital pour l’humanité, serait pris en tenaille entre
deux ennemis : l’un, suicidaire, bloque le futur en refusant ce témoignage ;
l’autre a, dès l’origine, contaminé le christianisme. Ils s'associent pour
former une configuration autrement explicative, puissante et donc inquiétante
que celle que propose Milner, mais non pas désespérée.
* *
Les commentaires cités par la
« fiche
livre » des éditions Verdier sont des plus élogieux : « Esprit
éminent », « grand intellectuel » qui « déploie toutes les
possibilités de la logique mathématique et philosophique avec un sens
incontestable de la pédagogie », « argumentation toute bardée de fer, intelligence,
drôlerie, férocité, beauté d’écriture, courage, clairvoyance », « penseur
de très haute volée », « tranchant exceptionnel », « virtuosité,
bon sens et humour » etc. C’est une pluie de fleurs. On note
cependant
les réserves de Philippe Lançon et de Bernard-Henri Lévy, ainsi que la critique de
Jean Daniel.
Il est vrai que Milner sacrifie
au style qu’affectionnent certains philosophes français, et contre lequel
Bouveresse a mis en garde en dénonçant le recours métaphorique et techniquement
inexact aux théories scientifiques.
Le livre commence par une
introduction « mathématique » à partir desquelles l’auteur prétend progresser
more geometrico, mais sans clarté dans les définitions ni discrétion dans le
formalisme ; au concept de fonction, un calembour associe la « fonction
phallique » (j’aimerais que l’on traduisît la p. 18 en français) ;
les noms propres pleuvent ainsi que les néologismes et les mignardises. Alors les
leçons de rigueur et de modestie que dispense Milner font un peu sourire :
« L’extrême arbitraire préside à l’usage des mots » (p. 90) ; « Les faits sont
les faits » (p. 61) ; « Quand on ignore l’histoire, tout est possible » (p.
77) ; « J’ai parlé de l’antisémitisme. Nul n’est en droit de demander plus.
Pourtant, je dois le reconnaître, j’attendais plus de moi-même » (p. 105).
* *
Pauvre Europe ! À peine remise
de la tentative de suicide qui a, au XXe siècle, blessé sa
démographie et altéré son intelligence, elle peine à se reconstruire. Mais elle
est perçue par les politiques américains, loin devant le terrorisme, comme la
menace numéro un, celle qui risque de dérober aux États-unis leur rang de première
puissance mondiale.
Il se pourrait que des
officines au grand savoir-faire fussent déjà à l’œuvre : mettre dans le même sac
les antisémites patentés et les amis d’Israël qu’inquiète son gouvernement ;
dire l’Europe antisémite en montant en épingle les agressions commises par
des imbéciles ; lier à cette
étiquette celle de l’antiaméricanisme ; inciter enfin les Juifs à quitter
l’Europe pour mieux l’affaiblir. La manœuvre serait cohérente et bien
orchestrée.
C’est une hypothèse !
« L’extermination des juifs d’Europe, c’est la victoire de Hitler. Elle dit
le secret réel de l’unification européenne » (p. 64).
« Ma doctrine est simple : le problème juif est le problème qui requérait,
pour être définitivement résolu, une invention technique : le Juif est celui
pour qui la chambre à gaz a été inventée » (p. 59).
« On peut s’attendre que l’Europe soit une terre d’élection pour
l’antijudaïsme, à proportion exacte de son rejet proclamé de
l’antisémitisme » (p. 128).
« L’antijudaïsme sera la religion naturelle de l’humanité à venir » (p.
126).
Claude Tresmontant, Judaïsme et Christianisme, François-Xavier de
Guibert 1996.
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