On peut douter de l'intelligence d'Ariel Sharon.
Comment peut-il, en effet, se donner comme but de "détruire les
infrastructures du terrorisme", alors que le terrorisme a par définition des
infrastructures insaisissables ? Sharon a réussi à donner à Yasser
Arafat le statut médiatique d'une victime alors même que celui-ci lance des
appels exaltés et criminels pour qu'il y ait "des millions de martyrs". Exiger
qu'Arafat fasse cesser les attentats alors que l'on détruit ses moyens
d'action, c'est se donner l'image de la mauvaise foi. Une fois lancée la mode
du suicide "héroïque", il ne lui serait d'ailleurs pas facile
d'arrêter les attentats, à supposer qu'il le veuille.
Il faut négocier. Quand Sharon fait de la fin des attentats
la condition de la négociation, il accorde d'avance aux extrémistes la
possibilité de faire capoter toute négociation sur le point d'aboutir.
Il y a quelque chose de tragique dans
l'affrontement de deux hommes aussi entêtés l'un que l'autre et suivant
chacun une démarche suicidaire. Certes, c'est aux Israéliens et aux
Palestiniens et à eux seuls qu'il revient de choisir leurs dirigeants respectifs ; mais comme
leur suicide serait aussi par ricochet le nôtre, nous sommes en droit de leur
dire, avec tout le respect convenable, que nous préférerions des politiques
moins machistes, des politiques qui ne confondent pas la violence avec
l'énergie, la force avec le courage.
* *
Mais revenons en France : c'est là le terrain de
notre responsabilité propre. Les
émotions que suscite le conflit entre Israël et les Palestiniens ne justifient
en rien les attentats contre les synagogues, les écoles juives et les
personnes. L'émotivité attisée par les médias est la plaie de notre époque. Dans des esprits
immatures qui ne sont
pas seulement ceux des jeunes, le monde réel se confond avec son image, le tir
d'une arme à feu ressemble à un jeu vidéo, le meurtre d'un être humain à la
suppression d'une image virtuelle. La sensation de la violence, devenue aussi
nécessaire qu'une drogue, réclame le couronnement du passage à l'acte. Dès
lors les symboles deviennent des cibles : les pompiers, caillassés comme
les policiers ; aujourd'hui les synagogues et les écoles juives, parce que les
médias attirent l'attention sur Israël ; demain d'autres lieux de culte,
écoles, institutions, selon l'attention que les médias leur
apporteront.
La dilution de la frontière entre l'image et la
réalité procure à l'esprit une "liberté" qui se déploie dans l'imaginaire où elle ne rencontre aucun obstacle et ne
supporte aucune responsabilité. Il y a là une métaphysique aux racines plus anciennes que nos cités de banlieue et
que la "violence" de nos
"jeunes". Substituer le dogme
au rapport expérimental avec la nature, l'affirmation idéologique à la
curiosité, l'enfermement dans la certitude à l'écoute, transformer la
souffrance en argument d'autorité, cela remonte à loin et cela dicte des
attitudes de tous les jours. Si notre société, après un demi siècle de paix
et de prospérité, a développé des germes de superficialité,
d'émotivité
et d'abstraction, c'est qu'ils y étaient présents depuis longtemps.
- * *
Or la culture hébraïque en est exempte. Les juifs sont, parmi nous, porteurs de valeurs qui font défaut
à notre culture. La culture hébraïque ne pratique l'abstraction qu'avec prudence, en relation avec
l'expérience ; elle est ouverte à la complexité de la nature. La racine
de l'antisémitisme, ce n'est pas la haine de l'autre, ni l'émotion suscitée
par le conflit du Moyen-Orient : c'est le refus de la parole féconde dont les
juifs sont porteurs, c'est la complaisance envers un piège métaphysique dans
lequel nous risquons de rester enfermés. Le judaïsme répond à
des problèmes de civilisation tellement profonds qu'ils sont indicibles :
leur simple énoncé suscite d'intenses souffrances et provoque
des réactions de colère.
L'antisémitisme est un
thermomètre qui permet d'évaluer l'état de santé d'une société. Plus elle
sera malade, tourmentée, suicidaire, plus elle aura besoin d'affirmer des
illusions, de refuser l'expérimentation, plus elle sera antisémite. Plus elle
sera équilibrée, constructive, plus elle sera ouverte aux apports de
l'hébraïsme.
L'autre jour des Allemands ont entrepris de
m'expliquer l'antisémitisme : "Les juifs, me dirent-ils, avaient pris
avant guerre en Allemagne tous les postes de responsabilité dans la
magistrature, la médecine, les affaires, nous n'étions plus maîtres chez
nous". "Allons donc, leur dis-je ! le régime nazi a exterminé des
familles d'origine juive converties au protestantisme depuis plusieurs générations ; il a, lors de
sa guerre de conquête, massacré des villages de paysans juifs. Les juifs n'étaient
pas des riches qui complotaient entre eux pour dominer. Si l'Allemagne, soit
dit en passant, les avait respectés, elle n'aurait pas perdu la
guerre pour la bonne raison qu'elle ne l'aurait pas provoquée. L'antisémitisme
allemand n'a pas été une affaire sociologique ni même raciale, même si le racisme
lui a fourni son
contingent de concepts : c'était une affaire métaphysique, dans le droit fil
des origines gnostiques de la philosophie et de l'université allemandes. Le
ressentiment dont vous vous faites l'écho est venu de surcroît : celui qui
extermine a besoin de se sentir dans son droit. Les racines métaphysiques de l'antisémitisme sont
d'ailleurs présentes non seulement en Allemagne mais dans tout l'Occident ;
elles ne pourront être extirpées qu'en revenant à la source hébraïque, sémite, de notre culture".
Conclusion
Sur le plan militaire, et malgré la
"victoire" américaine, je persiste à penser que la réponse américaine
en Afghanistan et la stratégie de Sharon sont toutes deux inappropriées (cf. Honte).
Il ne faut pas hésiter à utiliser la force, mais dans la durée elle ne paie
que si on l'associe à la diplomatie.
Après la guerre d'Algérie nos militaires
disaient : "Sur le plan militaire, nous avions vaincu ; la France a été
battue sur le plan politique". Mai on ne doit pas séparer les facteurs de
tous ordres qui déterminent la victoire et la défaite : militaire certes, et
aussi culturel, politique, médiatique, industriel, commercial etc. Si
l'action de Sharon parvenait à bloquer les terroristes, elle pourrait se
justifier. Malheureusement elle est de nature à les multiplier. Quant
à Arafat, j'ai été définitivement éclairé sur son compte le jour où il a
dit souhaiter "des millions de martyrs".
Je suis modeste dans mon approche du
judaïsme, continent culturel des plus vastes devant lequel je ne suis qu'un
étudiant. Le
Talmud m'apporte beaucoup et sa lecture est un long voyage : je n'ai pas fini de
le méditer, de même que je médite l'incarnation qui est l'apport
spécifique du christianisme. Je n'idéalise pas les juifs - s'agissant d'êtres
humains, la proportion d'imbéciles est chez eux la même que dans n'importe
quelle autre fraction de l'humanité - mais je crois que le judaïsme apporte au monde un point de vue qui éclaire le rapport de
l'être humain avec lui-même ainsi que son insertion dans la nature et dans son
destin - donc son rapport avec Dieu. Je crois que c'est cela que les antisémites
refusent.
Il faut hic et nunc s'opposer aux propos
et aux actes antisémites et témoigner aux juifs français non seulement de
l'amitié et de la compassion, mais de l'estime et de la reconnaissance pour ce qu'ils apportent à notre nation.
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