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Commentaire sur :
 
Robert E. Paxton "La France de Vichy"

J'ai lu "La France de Vichy" en 1974, lorsque je préparais ma thèse sur l'histoire de la statistique industrielle, parce que ce livre éclairait une période importante de cette histoire - et de notre histoire tout court. Je l'ai travaillé à fond, crayon à la main, en prenant des notes et en faisant des recoupements. Beaucoup de textes s'effondrent lorsqu'on les soumet à ce traitement : appliquez le aux livres de Sauvy, vous verrez qu'il n'en reste pas grand chose. L'ouvrage de Paxton est l'un des plus solides que j'aie étudié ; il est superbe de sérieux et de cohérence.

Il fallait un Américain pour écrire l'histoire de cette période. Aucun Français n'aurait pu écrire ceci : "La collaboration, ce ne fut pas une exigence allemande à laquelle certains Français ont répondu, par sympathie ou par ruse. Ce fut une proposition de la France, qu’Hitler repoussa en dernière analyse." Elle m'a fait l'effet d'un coup de couteau, et j'ai eu la respiration coupée par la douleur. En lisant la suite, j'ai vu que Paxton avait raison. Le courage minoritaire des résistants, l'intelligence stratégique trop exceptionnelle d'un de Gaulle, n'effacent pas cette honte.

Pendant l’occupation, l’économie française s’est mise tout entière au service de l’effort de guerre allemand. On connaît par les archives les projets d’Hitler pour l’après guerre : il voulait inclure dans l’Allemagne des provinces françaises comme l'Alsace et la Lorraine bien sûr mais aussi la Bourgogne, préalablement vidées de leurs habitants de race non germanique ; il voulait que le reste de la France se consacrât à la production agricole, l’Allemagne se réservant l’industrie. Nous aurions été à peu près transformés en esclaves : c’est pour cela qu’Hitler n’a pas voulu d’une « collaboration » qui aurait fait de la France un allié de l’Allemagne. La France a sollicité ce rôle qu’elle n’a heureusement pas pu obtenir : quelle nation serions-nous aujourd'hui si la France avait participé à la guerre contre l'Angleterre aux côtés des Allemands ?

Dès avant la guerre, l'État-major avait trahi la nation. La France a été entre les deux guerres conservatrice en matière de doctrine : les militaires se gaussaient du colonel de Gaulle, l’un des seuls à voir clair. Alors que l’Allemagne se réarmait, la France ne s’est pas préparée au conflit. Elle s’est gardée d’attaquer lorsque de bonnes occasions se présentaient, même lorsque la parole donnée lui en aurait fait une obligation (remilitarisation de la Rhénanie, invasion de la Tchécoslovaquie, attaque contre la Pologne). Lors de l’attaque de la Pologne, les Allemands ont conjugué l’usage des chars, des avions et d’une artillerie lourde se déplaçant rapidement sur chenilles : les Français n’en ont tiré aucune leçon. Après avoir laissé passer les bonnes occasions, une armée mal entraînée ne pouvait pas résister à une attaque allemande appliquant une doctrine supérieurement au point. Les militaires ont tenté de faire porter la responsabilité de la défaite de 1940 aux hommes politiques de la 3ème République, que le régime de Vichy a mis en prison pour faire leur procès devant la cour de Riom. Mais les hommes politiques ont apporté des preuves tellement accablantes pour les militaires que leur procès a dû être écourté.

Pourquoi ces lacunes? Le terme « trahison » recouvre des comportements divers. Certains chefs militaires sympathisaient avec l’Allemagne nazie : ils l’ont montré par la suite. D’autres étaient tellement fiers d’avoir gagné la guerre de 14-18 qu’ils croyaient notre armée invincible. D’autres étaient stupides, comme ce général qui en 1938 faisait pour dénigrer les chars l’éloge de la cavalerie à cheval. L’armée française était engourdie : ses erreurs étaient devenues des habitudes, puis des traditions.

Il faut expliquer cet engourdissement. La France était traversée par des conflits profonds ; la révolution de 1789 n’était pas terminée, elle ne l’est sans doute pas encore. La guerre de 14-18 a été la tentative de suicide d’une nation qui n’arrive pas à surmonter les problèmes que pose son histoire. Un général d'armée aérienne de mes amis m’a dit : « On aurait dû fusiller les généraux de la guerre de 14 ». En effet, on peut s’interroger sur le sacrifice alors infligé à la France. N’aurait-on pas pu imaginer des stratégies moins meurtrières ? N’aurait-on pas surtout dû accorder aux combattants les permissions qui auraient permis de maintenir la natalité ? N’y a-t-il pas eu, d’une façon certes confuse, une tentation de régler les problèmes historiques de la France en supprimant leur cause, c’est-à-dire la population française elle-même ?

Pétain était en 1940 un beau vieillard. Jeune officier, il avait été anticonformiste, ce qui lui avait valu une carrière médiocre. Il allait prendre sa retraite comme colonel en 1914, et c’est à la guerre de 14-18 qu’il a dû d’avancer enfin. Comme beaucoup de ceux qui ont été longtemps méconnus il était l’incarnation même de l’orgueil. Ses idées politiques étaient simples : la Patrie, le Travail, la Famille (lui-même n’en avait pas), la Terre (ce qui le préparait mal à comprendre la guerre moderne, industrielle). Les régimes autoritaires avaient sa sympathie : il s’entendit bien avec Franco. Il détestait la démocratie, les juifs, les francs-maçons… et les instituteurs, qu'il considérait comme des fauteurs de troubles. Il a signé le 3 octobre 1940 la loi qui a défini la "race juive" et exclu les juifs des fonctions d'autorité ou d'enseignement. Cette loi résulte d’une initiative française, les Allemands n’ont pas eu à la réclamer.

Avons nous tiré les leçons de cette histoire ? N'avons nous pas, dans nos entreprises, notre administration, notre gouvernement, des responsables qui estiment la ligne Maginot plus sûre, plus solide que des divisions mécanisées ? quelle est, dans nos réflexes, la part de l'esprit de résistance, et celle de l'esprit de collaboration ? Paxton, comme tout bon historien, ne décrit pas seulement notre passé : il nous interroge, tels que nous sommes.