Les Écritures nous ont transmis
un précepte essentiel : « aimez-vous les uns les autres ». On aurait pu traduire
l’original araméen par « respectez-vous les uns les autres », le respect
consistant à reconnaître en l’autre cette même humanité qui réside en soi.
Les êtres humains ont en effet
besoin de respect plus que d’amour ; ou, pour être précis, ils ont besoin
d’amour dans le cercle de leurs relations affectives et de respect dans toutes
leurs autres relations ; et dans le cercle des relations affectives, l’amour
doit encore se subordonner au respect.
Supposez en effet que tout le
monde vous aime, que tout le monde ait besoin de votre parole, de votre
présence, de votre contact : votre vie serait impossible ! Il n’en sera pas de
même si tout le monde vous respecte ; et l’amour, qui vise à fusionner deux
personnalités, n’est vivable que s’il se fonde avec délicatesse sur le respect
mutuel.
Reconnaître l’humanité en
l’autre, c’est lui accorder son attention en faisant l’effort de surmonter les
différences individuelles et culturelles qui nous séparent de lui ; c’est en pratique l’écouter en s’efforçant sincèrement de comprendre ce qu’il veut
dire.
Le précepte « respectez-vous
les uns les autres » est épuré du sentimentalisme qui pollue « aimez-vous les
uns les autres ». Une relation mutuellement
respectueuse, attentive, délicate, implique le respect de soi-même : être écouté
avec attention par quelqu’un que je respecte me confère responsabilité et
dignité ; je ne peux pas penser, dire ni faire n’importe quoi parce que ma
pensée, ma parole, mon action ont un effet sur le monde. Le respect est aux
antipodes de l’obéissance passive, de l’approbation inconditionnelle, de la
complaisance qui sont des formes paradoxales de mépris : elles ne considèrent
pas l’autre comme un être humain, mais comme une machine ou une force à laquelle
on se soumet. Il est possible de respecter le criminel sans complaisance envers
son crime.
On peut, on doit respecter
celui auquel on s’affronte, on doit respecter l’ennemi que l’on combat. C’est
même une condition de la victoire : on ne peut construire de paix durable
qu’avec un ennemi que l’on a compris et qui se sent compris. Les matamores qui
croient vaincre en écrasant un ennemi qu’ils méprisent se préparent de
difficiles lendemains. La magnanimité du vainqueur est une des conditions de la
victoire effective et de la paix durable.
Le respect interdit de
considérer l’autre, l’étranger, l’ennemi, le criminel, comme s’il n’appartenait
pas à l’espèce humaine. Il implique de maîtriser l’emploi de la
force. On doit s’interdire de tuer ou de martyriser le prisonnier de guerre ; la
privation de liberté infligée au prisonnier de droit commun ne doit pas
s’accompagner de brimades ni d’humiliations ; au lendemain de la victoire il
faut offrir un partenariat équitable à l’ennemi vaincu.
Dans l'entreprise d'aujourd'hui
les compétences se subdivisent en spécialités. Or la coopération de
diverses spécialités implique que les spécialistes sachent s'écouter et se
comprendre, ce qui suppose le respect mutuel. Le corporatisme défensif, forme
professionnelle du sectarisme, s'oppose au professionnalisme.
Plusieurs voies convergentes
mènent ainsi à la même exigence du respect de l'autre : la morale y incite comme
l'efficacité. C’est la notion fondamentale sur laquelle s’édifie l’ensemble
des valeurs.
Le respect s’étend, par delà
l’humanité, aux êtres vivants auxquels nous relie un cousinage génétique et une
communauté de destin – car, tout comme nous, ils naissent, se reproduisent
et meurent. Elle s’étend aussi à la nature minérale d’où la vie est issue,
dans laquelle nous vivons et dont nous faisons partie.
Les confucéens ont voulu
considérer l'homme, la société, l'organisation ; ils ont estimé que s'intéresser
à la nature physique était une perte de temps. Le confucianisme n’est donc pas
scientifique, dit Needham,
même s'il comporte des raisonnements déliés et s'il est efficace dans sa
sphère. Le confucianisme, en se détournant de la nature physique, n’a pas
étendu jusqu’à elle le respect qu’il accorde à l’humain, n’a pas tiré les
conséquences du fait que l’humain est plongé dans cette nature dont d’ailleurs
il fait partie.
Le respect de la nature, nous y
reviendrons, se réalise en pratique dans la démarche scientifique – en prenant
ce terme en son sens strict et en le débarrassant de ses connotations
sociologiques.
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