Commentaire sur :
Jean Orieux, Talleyrand,
Flammarion 1998
Le livre de Jean Orieux est classé par l'Encyclopaedia
Britannica parmi les ouvrages favorables à Talleyrand. Pourtant ce n'est pas
un plaidoyer en faveur du personnage qui paraît ... pour le moins un peu tordu.
Il règle de façon féroce ses comptes avec sa famille, l'Église, Napoléon. Il
fait des erreurs de jugement : s'attacher à Napoléon pour fonder la paix en
Europe, ce n'était pas un calcul judicieux. Tout cela culmine lorsque Talleyrand
incite Bonaparte à assassiner le duc d'Enghien, épisode qui fait froid dans le
dos (les Périgord n'avaient-ils pas un compte à régler avec les Condé ? Henri de
Talleyrand, comte de Chalais (1599-1626), avait été décapité pour avoir
participé à un complot visant à assassiner Richelieu ; le prince de Condé
(1588-1646), qui était du complot, avait lâché les autres conspirateurs).
Cependant le personnage a des aspects qui suscitent la
sympathie, mieux encore l'intérêt. Il aime la paix, et recherche l'équilibre des
puissances qui en est la condition ; il a horreur des traités qui, humiliant le vaincu,
l'incitent à la revanche (qu'aurait-il pensé du traité de Versailles ! ). Il est
amoureux de la civilisation française des Lumières dont il est, par sa conversation délicate et subtile, l'un des
meilleurs représentants.
L'histoire de la France a été coupée en deux par la
Révolution. Ce pays, rassemblé autour d'une monarchie héréditaire et divisé en
classes sous la domination des familles nobles, s'identifia alors à la cause de
l'universalité des droits de l'homme et paracheva l'organisation étatique
engagée par la monarchie. Il en résulte chez nous une ambiguïté des valeurs, une
dualité des perspectives qui font à la fois notre richesse et notre infirmité :
subtilité des analyses, difficulté de l'action. Le témoignage de ceux qui
vécurent et pensèrent à la charnière de ces deux époques nous aide à assimiler
cette rupture féconde mais qui reste douloureuse : Chateaubriand, Tocqueville,
Goethe aussi (dans Dichtung und
Wahrheit), ici Talleyrand à travers son biographe.
Les Mémoires de Talleyrand sont un texte
décevant, car après un récit d'enfance bien venu on n'y trouve que des archives
dépourvues du commentaire qui les ferait parler. Il fallait qu'un historien les recoupât
avec d'autres témoignages pour faire revivre un homme secret, sensible, porteur de
l'orgueil d'une famille plus ancienne que les capétiens. Cet orgueil le rendait
indifférent aux insultes. Il ne s'est vengé - mais alors terriblement - que des atteintes à
sa liberté.
Talleyrand était, comme Chateaubriand,
"républicain de cœur". L'aristocratie a deux composantes : le sens de la
dignité personnelle, indépendant des accidents de l'individualité puisqu'il relève
pour l'aristocrate de la famille et non de l'individu ; et le goût des privilèges. La
République supprime les derniers, mais élève le premier en principe en le rattachant
non plus à la famille mais à l'humanité entière. Elle exalte
ainsi la composante la plus pure du
sentiment aristocratique, celle de la dignité personnelle, de l'exigence envers
soi-même et du courage qui en sont les corollaires. Elle supprime la composante sociale qui
faisait de l'aristocrate un privilégié. Talleyrand approuve la première opération,
mais ne peut se résoudre à la seconde. Il pousse le goût du luxe jusqu'à la folie :
fêtes, châteaux, maîtresses innombrables, sont financés par les fonds qu'il vole,
conformément aux mœurs de l'époque, en tirant parti de ses fonctions.
On rencontre chez Talleyrand un côté "chinois"
qui tient sans doute à son tempérament mais qu'il a hérité peut-être de l'enseignement des
jésuites : il ne force pas l'événement, se laisse porter par la vague, ne s'oppose
jamais à la "propension des choses" qu'il cherche au contraire à utiliser. Il
est éclairant de lire sa biographie en ayant à l'esprit les travaux de Claude
Jullien. C'est du point de vue de l'"action passive", sans doute la plus
efficace en diplomatie, qu'il faut juger les méthodes de ce grand diplomate. Il a
contribué à canaliser l'énergie révolutionnaire des Français pour fonder une
Europe pacifique. Si elle n'a pas été aussi équilibrée ni donc aussi pacifique qu'il
l'aurait souhaité, ce n'est pas de sa faute.
Les personnages secondaires de cette biographie sont décrits
de façon vivante et fouillée. Napoléon est plus compréhensible quand on le débarrasse
de sa légende. Fouché est campé en quelques lignes féroces. On découvre des
personnages moins connus comme Montrond, ainsi que les femmes qui ont entouré Talleyrand
: Mme Grand qu'il épousa, Mme de Staël, la duchesse de Dino etc.
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