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Commentaire sur :

Abdelwahab Meddeb, La maladie de l'Islam, Seuil 2002

12 juillet 2002

Il est enrichissant de se plonger dans la culture des autres. On y gagne d'élargir la représentation que l'on se fait de sa propre culture. La lecture d'Abdelwahab Meddeb et de Mohammed Harbi, côté musulman, complète utilement celle d'Elie Benamozegh et de Yeshayahou Leibowitz, côté juif (voir "Le cœur théologal").

A propos de la civilisation arabe 

Meddeb est un spécialiste de la culture islamique : il connaît sa grandeur passée et déplore sa décadence actuelle. Dans le passé, l'Islam fut tolérant, curieux, ouvert, créatif ; il a contribué à l'émergence de la civilisation en Occident. A la langue arabe, nous autres Français avons emprunté entre autres les mots sucre, savon, chiffre : le goût, la propreté, la science du calcul. Les Arabes étaient urbains, policés, tolérants, alors que les Occidentaux, chez qui l'héritage gréco-romain avait été recouvert par les invasions barbares, étaient des rustauds fanatiques. 

L'érudition de Meddeb nous fait redécouvrir les poètes qui ont célébré le vin, l'amour et la joie de vivre bien avant notre poésie courtoise. On respire, à lire ses citations, des parfums délicats ; on admire l'élégance du costume arabe, l'architecture raffinée des villes du Moyen-Orient au sommet de leur splendeur, ces villes qui ont tant ébloui les croisés. 

Les semi-lettrés

L'Islam a des savants, des lettrés à la vaste culture. Mais l'enseignement a été "démocratisé" (Meddeb distingue, de façon très fine, la "démocratisation" et la "démocratie" : la seconde est une exigence alors que la première est une solution de facilité). Les personnes font des études non par amour du savoir, mais pour atteindre un statut social. La sélection a disparu, les étudiants sont formés à la va-vite, les diplômes ne correspondent plus à un niveau de connaissances mais à la durée des études. Leibowitz constatait : "aujourd'hui, en fait, seuls ceux qui ne le souhaitent pas n'étudient pas à l'Université" (Israël et le Judaïsme, Desclée de Brouwer 1996, p. 205) ; cette remarque s'applique certes à Israël, mais elle relève d'une analyse analogue à celle de Meddeb.   

Ce système produit non des lettrés, mais des "semi-lettrés". Ils n'ont pas lu les textes originaux, mais seulement des manuels. Ils ne comprennent ni leur propre culture, ni moins encore la culture occidentale qu'ils ne voient qu'à travers les médias. Incapables de concevoir les ressorts de la pensée scientifique, ils sont de purs utilisateurs de la technique. Ils ont abandonné l'élégance arabe pour adopter une architecture et un habillement également hideux. 

Les islamistes, dit Meddeb, se recrutent parmi ces "semi-lettrés" qui ruminent leur impuissance en cultivant la haine de l'Autre. Alors que la lecture traditionnelle du Coran, qu'ils ignorent, a été attentive aux contradictions que le texte comporte, ils adhèrent à une interprétation qui ne veut retenir de la "lettre" que les passages les plus coercitifs ou les plus violents envers la Femme et les autres religions. Ils cultivent une "vision radicale et terrifiante (qui) instaure une table rase et transforme le monde en désert postatomique" (p. 121) et qui n'a rien à voir avec la générosité, l'ouverture de l'Islam historique. 

Le ressentiment

Meddeb dit que le souvenir de la grandeur passée, la frustration, l'impuissance, l'ignorance, suscitent le ressentiment : haine de l'autre, apitoiement sur soi-même. Nietzsche avait diagnostiqué le ressentiment chez les Allemands : "au lieu de faire effort sur eux-mêmes pour se tirer d'affaire, dit-il, ils préfèrent attribuer à d'autres la responsabilité de leurs maux". 

Les islamistes éprouvent du ressentiment envers l'Occident, et plus spécialement envers l'Amérique. En lisant Meddeb, je me suis demandé si son analyse ne pouvait pas s'appliquer aussi à nous, Français. Nous aussi, nous portons le deuil de notre grandeur passée. Par manque d'esprit d'entreprise, nous avons déserté le territoire des nouvelles technologies (où nous sommes de simples utilisateurs, et encore souvent maladroits), nous laissons agoniser interminablement une entreprise de compétence comme Bull, nous sous-utilisons un potentiel de recherche comme France Telecom R&D, et nous rejetons sur l'Amérique la responsabilité de nos lacunes. Incapables de comprendre ce qu'elle a de meilleur, nous copions ce qu'elle a de pire (conformisme, "mal bouffe", banalité du spectacle audiovisuel, violence).