|
Crise de lentreprise et crise du langage
Lorsqu'il y a crise de l'entreprise,
cela se manifeste par un symptôme qui ne trompe pas : le langage parlé dans l'entreprise
se dégrade. Il suffit donc d'observer le langage pour confirmer le diagnostic de crise.
Si le vocabulaire est pollué par des synonymies et homonymies, si les données que
fournit le système d'information sont ambiguës - ou, ce qui revient au même, sil
faut des redressements préalables pour les utiliser - les réunions sont
encombrées de discussions stériles et lincertitude sur les faits entraîne la
légèreté des décisions. On observe aussi des illogismes et de l'inflation :
Manifestations de la
crise du langage
- quand les mots "sérieux", "professionnalisme",
"méthodologie", "rigueur" reviennent souvent, cest signe que
ces qualités font défaut : quelquun de sérieux ne perd pas de temps à les
prononcer.
ceux qui ont peur d'être en position de faiblesse si on les comprend cherchent
à se protéger par du jargon (débauche d'acronymes, d'anglicismes, de noms propres).
certains, pour impressionner, remplacent le mot propre par un terme abstrait
("méthodologie" pour méthode, "problématique" pour problème,
"technologie" pour technique, "générique" pour général,
"spécifique" pour particulier ou pour local, "commanditaire" pour
donneur d'ordres, "ordonnancement" pour mise en ordre, etc.). Les dégâts sont
ici plus graves que ceux causés par le jargon, car c'est le vocabulaire courant lui-même
qui est dégradé.
le recours systématique au superlatif ("très grave", "très
important", "très sérieux"), voire au superlatif au carré
("c'est très très important") aplatit le langage, le manque
de contraste interdisant la perception des priorités.
certaines expressions sautodétruisent : "principes concrets",
"schéma exhaustif", "synthèse détaillée", etc. Ces bombes
sémantiques ont pour détonateur une contradiction entre substantif et adjectif
(nécessairement un "principe" est abstrait, un "schéma" sélectif,
etc.) ; en disloquant la phrase elles fissurent lensemble du discours.
Sur le plan politique, une expression comme "Fédération d'Etats-Nations"
a des effets analogues. De même, on utilise souvent l'expression "pilotage
stratégique" : or le "pilotage", qui implique action et
réaction à court terme, est par nature tactique ; il faudrait dire
"pilotage opérationnel" et "management
stratégique".
la dégradation des concepts accompagne celle du langage. On dit
"organisation" mais on dessine un organigramme ; "processus" sans
définir livrables, acteurs ni délais ; "qualité" (ou mieux
"méthodologie de démarche qualité") sans indiquer de critères d'évaluation.
on confond données comptables (biaisées notamment par le principe de prudence) et
indicateurs économiques ; gestion (suivi de lopérationnel) et
expertise ; observation (constat des faits) et explication (utilisation dun
modèle) ; donnée statistique (sur une population) et donnée individuelle ; etc.
|
La "langue de bois" empêchant l'évaluation pondérée des problèmes, il
faut un bouc émissaire. Son exécution (mise au placard, dépression puis départ) se
prépare dans son dos avec jubilation. Elle procure une détente momentanée mais ne
résoud rien : il faut alors une nouvelle victime expiatoire. Les énergies s'usent dans
la destruction des personnes.
Il ne suffit pas de corriger le langage pour sortir de
la crise, mais cela y contribue.
|
|
|