L'État et l'Entreprise
1er janvier 2002
Il se forme en ce moment un consensus : l'État
c'est mal, l'Entreprise c'est bien. L'Entreprise, c'est moderne et efficace ; l'État,
c'est ringard et inefficace. C'est ce qu'il faut dire pour être branché.
On décrit l'État sous le jour le plus noir avec des anecdotes sur la
bureaucratie, le corporatisme, le conservatisme, etc. Par contre l'Entreprise
n'aurait à son actif que des succès ; les échecs (Bull, le Crédit Lyonnais) sont ceux des entreprises publiques, donc de l'État, exécrable
actionnaire. Si vous apportez la moindre nuance à ces descriptions, on vous remet à votre place, ringard que vous êtes : "Comment osez-vous critiquer les
entreprises qui font tout ce
qu'elles peuvent pour contribuer au bien-être, alors que l'État, ce parasite
etc."
Et pourtant les nuances sont nécessaires. Certes
l'État n'est pas efficace, comme l'ont montré l'échec de la réforme de
Bercy, l'affaire du Crédit Lyonnais,
l'histoire de l'informatique française etc. Les hauts fonctionnaires formant
une nouvelle cléricature, il est naturel qu'ils soient la cible d'un nouvel
anticléricalisme. Il est bien vrai que l'État est un mauvais actionnaire, je l'ai
constaté lorsque je présidais une filiale d'entreprise
publique. Mais les holdings des groupes privés sont elles toutes plus intelligentes ?
"Je viens de la holding pour vous aider", cette
phrase est le plus gros mensonge
que l'on puisse entendre dans une entreprise. Les entreprises sont-elles toutes efficaces ? lors d'un forum de l'Expansion, les personnes à la tribune
parlaient avec effusion du "besoin de compétences" des entreprises et de
l'inadéquation du système de formation (pardi : c'est l'État qui gère l'Éducation
Nationale). Mais, ai-je demandé, si les entreprises ont un tel besoin de
"compétences", pourquoi donc ont-elles fait partir
les personnes de plus de cinquante ans dont
certaines possédaient des savoirs précieux, au point que
le taux d'emploi dans cette tranche d'âge est en France le plus
bas d'Europe ? La réponse a été cinglante : "Comment osez-vous,
etc." (cf. plus haut).
La dénégation de faits patents indique que l'on
n'est pas ici dans le raisonnement, mais dans la mode. Il ne
s'agit pas de réfléchir ni d'être pertinent, mais d'être dans le vent,
passionnément. Lorsque la mode dénigre l'État et idéalise
l'entreprise, elle ne respecte ni l'un ni l'autre mais se complaît en
elle-même. L'objet de la mode n'est ni le vêtement, ni la
musique, ni la peinture, ni les idées ni rien, si ce n'est le signe de
reconnaissance qu'elle procure aux initiés, signe fugace dont la
mise à jour exige un effort permanent.
Si l'on n'idéalisait pas l'entreprise,
on l'écouterait pour la comprendre, on verrait qu'elle est souvent malade
et on se mettrait en mesure de la soigner (cf. pathologie de l'entreprise,
crise de l'entreprise, crise
du langage et sortie de la crise). Que diriez vous d'une personne qui
vous idéaliserait au point qu'elle ignorerait par principe que vous
puissiez parfois avoir besoin du médecin ? Si, comme le souhaite Alain Madelin, nous étions
tous et chacun des entrepreneurs, il n'existerait que des entreprises
individuelles et l'organisation disparaîtrait. En poussant à l'extrême
l'éloge de l'entreprise, on l'atomise et on la fait disparaître.
Un raisonnement équilibré conduit à repérer
des externalités, phénomènes économiques extérieurs
à l'espace marchand. Économie d'échelle et synergies déterminent la taille
de l'entreprise ; les services utiles ou nécessaires (i. e. qui
contribuent à l'utilité du consommateur ou à l'efficacité de la fonction de
production) mais qu'il serait impossible ou inefficace de faire fournir par le marché
(parce qu'il serait trop coûteux de les facturer) sont des
externalités sociales positives qui doivent être fournies par l'État. Ceux
qui veulent supprimer l'État nient l'existence de ces externalités ; mais
la justice et l'armée ne pourront jamais être privatisées, et il faut
méditer la phrase de Guillaume d'Orange : "Mon pays est trop pauvre pour s'offrir de mauvaises routes".
Nous avons besoin non de
diaboliser l'État ni d'idéaliser l'entreprise, mais d'équilibrer leurs rôles
afin que l'ensemble
des
fonctions utiles pour le consommateur soient remplies au
mieux.
Dire cela, ce n'est pas de la
complaisance envers les corporations qui maintiennent la séparation entre
comptabilité publique et impôts, ni envers un système éducatif qui, construit
pour former une "élite", se trouve coincé par ses
propres valeurs quand on lui demande de former "la masse", ni envers
les "grands corps" de fonctionnaires qui (comme on se
retrouve !) fournissent le gros des dirigeants d'entreprise.
Étant un modeste entrepreneur individuel, j'incarne l'idéal d'Alain Madelin (lui-même avocat avant
d'être à partir de 1978 parlementaire et trois fois ministre) mais pour
autant je ne le
suis pas dans ses recommandations. L'État est un
domestique nécessaire dont le citoyen est en droit d'attendre le meilleur service.
Nous attendons de l'État qu'il garantisse au
moindre coût la mise à notre disposition de bonnes
routes, d'un bon réseau télécoms, d'une bonne alimentation en énergie, d'une défense nationale dissuasive,
d'une justice
sereine et équitable, de prisons où l'on traite les prisonniers en êtres humains,
d'un enseignement d'une bonne qualité intellectuelle et
scientifique, d'impôts clairs et bien
collectés (et non d'impôts nuls, ne soyons pas irréalistes), de transports
en commun ponctuels et confortables etc. Ces services publics contribuent à notre utilité (en tant que personnes) et à notre efficacité (en tant
qu'entrepreneurs). Pourvu qu'ils soient bons, il nous est indifférent de savoir
sous quel régime de concurrence ils sont produits. Et ce ne sont pas les théories de Pascal Salin
(universitaire, donc fonctionnaire de l'Éducation Nationale) qui prouvent qu'ils seraient tous mieux rendus si l'État ne s'en mêlait
aucunement.
Derrière la mode il y a
le désir de s'émanciper du modèle culturel européen, fondé sur la
prééminence de l'État, pour s'aligner sur le modèle américain fondé sur l'hégémonie de l'Entreprise.
Certes l'entreprise européenne est moins efficace que l'entreprise américaine, même si
celle-ci a ses faiblesses
comme l'ont montré les faillites de Pan Am et Enron ou les fluctuations d'AT&T et
IBM. Mais l'Entreprise ne peut pas régler tous les problèmes d'une société. Il ne s'agit pas de supprimer
l'État mais d'accroître la qualité et
l'efficacité des services qu'il rend en redessinant au besoin les frontières
de son intervention. Ce n'est pas en idéalisant l'Entreprise que l'on y parviendra.
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