Le monde de la logique, dans lequel vivent logiciens et
théoriciens, est plus divers, plus tumultueux qu'on ne le croit communément. On
pense que c'est le monde de la certitude, de la démonstration, de la déduction
rigoureuse. Mais c'est aussi le monde des hypothèses et de l'induction, et ses
racines plongent profondément dans le coeur du théoricien.
Qu'est-ce qui guide, en effet, le mathématicien vers les
axiomes les plus féconds ? Pour qu'il les choisisse il faut qu'il ait anticipé,
avant toute démonstration, la richesse des résultats qu'il pourra en déduire. Le
ressort de son intuition, qui enjambe ainsi les étapes du raisonnement, est
esthétique ou mystique : s'il n'est pas strictement logique, il
est pourtant nécessaire au progrès de la logique.
Ceux qui enferment la logique dans un cercle, croyant
qu'étant elle-même logique elle se mord en quelque sorte la queue, expriment une
consternation naïve quand ils découvrent les écrits mystiques de Newton. C'est
qu'il ne connaissent que le résultat du travail théorique, mais ignorent
tout du processus qui conduit à ce résultat.
* *
Gödel est ce logicien qui a démontré qu'il était
impossible de déduire toutes les propositions vraies en partant d'axiomes en
nombre fini (voir
Petit résumé du théorème
de Gödel). Toute théorie étant bâtie sur un
nombre fini d'axiomes, ce théorème a bouleversé ceux qui espéraient qu'une pensée pouvait être équivalente au monde.
Gödel n'a pas publié grand chose après son fameux théorème. Il
tournait en rond à Princeton, couvrant des milliers de pages de notes rédigées
dans une écriture énigmatique ou, pire, dans une sténographie allemande dont il
était l'un des rares utilisateurs.
Il était entouré de respect mais on le croyait un peu tapé,
pour ne pas dire presque fou. Croyant avoir des ennemis qui voulaient l'empoisonner, il
a fini par refuser la nourriture. On dit qu'il
s'est laissé mourir de faim.
Chose étrange, cet homme secret n'a pas tenté de détruire ses
notes. Sagement classées, elles attendait le déchiffrage. Une dame patiente s'y
est attelée après avoir appris la sténographie qu'utilisait Gödel et dont elle
est certainement le dernier utilisateur.
* *
On découvre ainsi un monde étrange où tout chercheur
reconnaîtra pourtant quelque chose de familier. Gödel croyait le monde peuplé
d'anges et de démons. Il le décrit dans une langue claire, comme translucide,
proche de celle de Pascal. On comprend qu'il n'ait rien publié de son vivant,
époque de rationalisme triomphant : tout le monde l'aurait pris pour un fou. Mais l'était-il ?
Il a cru sans doute que les anges, les démons, peuplent
réellement le monde, les forêts, maisons et chemins. Mais on peut
transcrire son propos et interpréter ses anges, ses démons, comme autant de
métaphores de ses états mentaux - car dans l'esprit d'un théoricien, où les états
mentaux s'imposent de façon impérieuse, la métaphore est dotée d'une existence
en quelque sorte tangible.
Et que l'on croie ou non à l'existence des anges et des démons
ils existent bel et bien en nous, dans notre coeur craintif et hasardeux, à
l'horizon d'un destin à la fois borné (dans ses réalisations) et sans limite
(dans ses potentialités). Notre recherche les réveille quand elle tente, pour
repousser la frontière qui entoure notre esprit, d'élucider sa nature, son
rapport à soi-même ainsi que son rapport à ce qui n'est pas lui.
Certains de ceux qui se disent rationalistes n'ont qu'une
représentation formelle de la raison ; c'est la couper de ses racines pour n'en
garder que des fleurs prêtes à se dessécher dans l'herbier de la pédagogie. Ils ne
conçoivent pas ce qui fait le dynamisme de la
recherche, ce qui la propulse pour
explorer l'infinie diversité des mondes qui s'offrent à notre pensée.
Cette passion a été le ressort de Tycho Brahé, Kepler,
Galilée, Gauss, Galois, Gödel etc. Nourrie de mythes, de métaphores,
d'associations d'idées, d'analogies esthétiques, elle aspire à se concrétiser
dans des résultats formellement rigoureux - mais sa propre rigueur, tout
exigeante et dévorante qu'elle soit, n'est pas celle du formalisme. |