Les contributions que ce livre
rassemble sont représentatives de l’état actuel de l’économie des TIC. Elles
balayent en effet l’ensemble de ses thèmes :
-
importance relative prise par les
sunk costs (« coûts enfouis », c’est-à-dire coûts fixes qu’il serait
impossible de récupérer si l’exploitation cessait), d’où résultent une fonction
de coût à rendement croissant et un équilibre de concurrence monopoliste ;
-
différenciation des produits,
conséquence de cette dernière, et segmentation corrélative de la demande ;
-
partenariats visant à offrir
l’assemblage (bundling) des fonctions nécessaires à la fourniture d’un
produit, avec le jeu des acteurs qui les composent ;
-
structure en couches mutuellement
solidaires de la plate-forme physique et sémantique sur laquelle s’appuie la
différenciation ;
-
régulation qui, contraignant les
opérateurs à se spécialiser et respecter des obligations de service public,
équivaut à la levée de real options (« options réelles », c’est-à-dire
non financières) à laquelle il convient d’associer un coût car un opérateur
régulé devra, par exemple, équiper des zones non rentables et continuer à servir
des clients à perte.
Les modèles ainsi mobilisés –
rue d’Hotelling, Black et Scholes, théorie des jeux, modèle en couches etc. –
forment la panoplie de l’économiste spécialisé dans les TIC. Il faut, pour
comprendre un des articles qui s’y réfèrent, avoir déjà manié soi-même ces
modèles et de surcroît assimiler les notations et abstractions qui fondent le
raisonnement de l’auteur. Ce n’est donc pas une lecture à la portée de tous, si
du moins l’on cherche dans la lecture non un zapping superficiel mais une
compréhension des intentions de l’auteur, des procédés qu’il utilise, de la
portée des résultats qu’il obtient.
* *
On se félicite de voir des
experts creuser la théorie des TIC avec les outils qui lui conviennent, outils
spéciaux dont la portée, l’importance, croîtront à proportion de la part
qu’occuperont les TIC dans l’économie. Mais si l’on parle avec des stratèges de
l’entreprise ou de la politique, et fussent-ils en première ligne dans la prise
de décision, on découvre qu’ils en ignorent tout. Si vous évoquez par exemple la
concurrence monopoliste ils ouvrent des yeux ronds : comme ils sont habitués à
opposer la concurrence au monopole, valorisant l’une pour dénigrer l’autre ou
(beaucoup plus rarement) l’inverse, une expression où la première sert de
substantif et l’autre d’adjectif les déroute.
Certes, ces praticiens n’ont
pas attendu la théorie pour agir et les meilleurs d’entre eux ont su former leur
coup d’œil en tirant avec bon sens les leçons de l’expérience. Mais il n’est pas
indifférent que la théorie à laquelle se réfère le législateur lorsqu’il
prescrit ses missions à la régulation, la théorie à l’œuvre, soit
obsolète et qu’un écart se soit ainsi creusé entre les objectifs de la politique
et le discours des médias, d’une part, et d’autre part la pratique des acteurs
les plus intelligents et la théorie la mieux éclairée. Dans un tel écart se
glissera en effet inévitablement, tirant parti des failles de l’appareil
judiciaire et de la violence qui est endogène à la concurrence monopoliste, la
tactique opportuniste des prédateurs.
Il manque sans doute, pour
faire pénétrer les résultats de cette théorie dans la tête des stratèges,
quelqu’un qui aurait l’éloquence, l’entregent et le don de repartie d’un Keynes.
En l’absence d’un grand communicateur elle reste, parmi les économistes, une
affaire de spécialistes. Comme ils se livrent entre eux à une concurrence dans
laquelle la sophistication mathématique est une arme efficace, l’inflation du
formalisme, l’exhibition des équations inhibent la communication – d’autant plus
que certains résultats semblent contredire ceux des acquis de la science
économique que l’on croyait les mieux établis (comme l’efficacité, toujours et
partout, de la concurrence pure et parfaite).
* *
Chez John Hicks les
mathématiques n’étaient ni moins profondes, ni moins subtiles que chez nos
spécialistes mais il avait l’élégance de ne pas exhiber l’échafaudage formel à
l’aide duquel s’était construit son raisonnement. Lorsqu’on a passé des
journées, crayon à la main, à suivre les méandres d’une démonstration lourde et
finalement banale, on a la nostalgie d’une époque où les économistes savaient
indiquer des raccourcis à leur lecteur.
La lourdeur du formalisme peut
d’ailleurs masquer une certaine simplicité dans le recours aux modèles. La « rue
d’Hotelling », par exemple, utilise une métaphore géographique : les clients
sont répartis sur une ligne continue, l’offre est située en quelques points sur
cette ligne, l’utilité d’un produit pour un client est fonction de sa distance
au point où ce produit est offert. Il en résulte, pour chaque offre, un monopole
naturel dans un ouvert centré sur ce point et une concurrence à sa frontière.
Mais pour que cette métaphore prenne toute sa portée il faut la sortir de
l’espace géographique et l’étendre à l’espace abstrait de l’offre de services,
espace dans lequel l’utilisateur est à chaque instant situé au point
représentant le produit dont il a besoin, l’utilité d’une offre décroissant en
fonction de sa distance à ce besoin – et pour l’étendre aussi au temps, le
monopole temporaire étant, bien plus que la concurrence, le moteur de
l’innovation.
L’interprétation complète,
profonde d’un article exige donc que l’on sache, après l’avoir compris, dépasser
sa métaphore, en tirer une leçon qu’il n’explicite pas et la compléter : pour
évaluer le surplus qu’apporte le commerce électronique, par exemple, il faut
tenir compte, comme l’a montré Brynjolfsson, de l’utilité que le consommateur
retirera d’un catalogue élargi, des outils de recherche et des intermédiations
qui facilitent la personnalisation (au moins apparente) de l’offre. On s’éloigne
ainsi du texte, on réfléchit – cela se passe souvent le soir, lorsque l’esprit
se repose – et l’on voit apparaître des conséquences, des implications que sans
doute l’auteur avait perçues mais qu’il aura préféré taire. C’est alors que
l’effort de lecture porte ses fruits.
Cet ouvrage est, comme une
mosaïque, composé d’éléments simples, chaque article se maintenant dans les
limites d’une abstraction dont il extrait quelques résultats. La juxtaposition
de ces éléments fait apparaître un dessin qui dépasse chacun d’entre eux. Elle
aide notre intuition à percevoir une économie d’une puissante originalité,
éloignée de l’image banalement sensationnelle que véhiculent les médias comme du
discours normatif à courte vue des politiques, proche par contre des priorités
des praticiens auxquelles elle propose un sens, une orientation qu’ils ignorent
et dont l’élucidation leur serait pourtant précieuse. |