John Maynard Keynes (1883-1946)
est l’un de ces hommes étonnants que la Grande-Bretagne a produits à la
charnière des XIXe et XXe siècles. Sous la pression du
conformisme victorien, cette société était en fait tolérante envers
l’originalité personnelle.
Keynes a vécu en bourgeois
fortuné, servi par des domestiques. Il appartenait à « Bloomsbury », groupe
d’intellectuels et d’artistes qui reçut le nom du quartier de Londres où ils
habitaient et introduisit en Angleterre la peinture post-impressionniste
française, les ballets russes, la psychanalyse etc..
Ce qui comptait le plus, pour
Keynes, c’était d’atteindre le bonheur, ce bonheur que favorise la contemplation de
la beauté. L’économie, qui procure le bien-être physique, était pour lui
secondaire – secondaire, mais nécessaire car une économie malade est le
premier obstacle sur la voie du bonheur.
C’est donc avec le souci du bonheur
de tous que ce bourgeois à l’aise, cet esthète, s’est appliqué à la science
économique. Il a voulu rendre compte du chômage de masse, phénomène que la
théorie néoclassique excluait et qui, pourtant, crevait les yeux dès les années
20 avec un taux de chômage de 10 % et plus encore dans les années 30 avec un
taux de 20 %.
* *
Si la théorie néoclassique
était incapable d’expliquer le chômage, c’est parce qu’elle considérait la
production, la consommation et l’échange, tous phénomènes de flux dont
elle dérivait les décisions relatives aux stocks, sans considérer les
préférences concernant la structure des patrimoines et notamment leur liquidité. Elle négligeait aussi
les phénomènes géopolitiques qui infligent des chocs exogènes à l’économie
.
Il en résultait un optimisme béat : à condition que les marchés (y compris le
marché de l'emploi) puissent s'équilibrer spontanément sous le régime de la
concurrence parfaite, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Le raisonnement de Keynes
embrassait par contre les décisions concernant les stocks comme les flux ; il
prenait en compte l’incertitude inhérente au futur ainsi que la formation des
anticipations. Il
lui apparaissait alors que l’économie pouvait, contrairement aux enseignements
de la théorie néoclassique, se bloquer dans la situation apparemment paradoxale
où coexistent pénurie et chômage. Enfin, il était attentif à la sensibilité aux
chocs exogènes. Cet élargissement de l'analyse conduisait à des recommandations
très différentes de celles de la théorie néoclassique.
* *
Keynes était éloquent et
incisif. Les hommes politiques sollicitaient volontiers ses conseils. Cependant
ils ne les écoutaient pas assez pour son goût. Ainsi, Keynes s’opposa sans
succès aux dispositions du traité de Versailles qui tendaient à ruiner le peuple
allemand ; il lutta également contre la rigidité du taux de change, qui
contraignait l’économie britannique à la récession. Il lutta enfin contre le
« laisser-faire », cette forme extrême du libéralisme qui confie aux seuls
hommes d’affaire la responsabilité de l’économie, et il milita pour une
intervention de l’État.
Sur ce dernier point, Keynes a
été écouté après la guerre mais il n’aurait sans doute pas été keynésien. Il
était en effet opportuniste et pragmatique. La théorie n’était à ses yeux que la boîte à
outils où l’on peut puiser les instruments utiles à la solution des problèmes du
jour. S'il aimait à consulter les statistiques, il se défiait des prestiges du
formalisme mathématique et jugeait imprudente l’utilisation des modèles
économiques à des
fins de prévision ou de projection.
Son langage était plutôt celui
d’un esthète que d’un théoricien. Il en est résulté des textes aussi agréables à
lire que difficiles à interpréter. Sa pensée jaillit, bouillonnante. Toujours opportune et en
mouvement, elle se dispense des définitions précises et abonde en synonymes. Ceux qui se sont efforcés d’y mettre de l’ordre, ou qui
l’ont critiquée au nom de la rigueur, n’ont peut-être pas eu la même fécondité.
Keynes, en tant qu’économiste, atteint en effet à la même grandeur qu’Adam Smith :
peut-être est-ce parce que, tout comme Smith, il jugeait l’économie nécessaire
sans doute, mais secondaire en regard des exigences du bonheur.
* *
Pour décrire l’homme, ses
engagements et sa pensée, il fallait le situer dans la société de l’époque, le mouvement des idées, le contexte historique et géopolitique. Gilles Dostaler présente ces divers aspects avec une efficace sobriété. Qu’il parle de
philosophie, de sociologie, de culture, d’histoire ou d’économie, c’est toujours
avec la même précision, en s’appuyant sur une lecture abondante et bien
maîtrisée.
Le balancier de la mode est,
depuis les années 70, revenu vers la théorie néoclassique. Partout aujourd'hui
on fait l'apologie de la concurrence, on dénigre le rôle économique de l'État.
Il n'est pas mauvais de revenir à Keynes pour se rafraîchir au contact de son
pragmatisme et pour remettre en discussion, comme il aimait à le faire, les
dogmes du jour.
Notre propre société qui, elle, vit sous la pression de l’anticonformisme,
me semble
en fait peu tolérante envers l’originalité...
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