RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.

Commentaire sur :

Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Albin Michel 2005

2 juillet 2005


Pour lire un peu plus :

- A propos de l'élitisme
- Pour une économie de la qualité

John Maynard Keynes (1883-1946) est l’un de ces hommes étonnants que la Grande-Bretagne a produits à la charnière des XIXe et XXe siècles. Sous la pression du conformisme victorien, cette société était en fait tolérante envers l’originalité personnelle[1].

Keynes a vécu en bourgeois fortuné, servi par des domestiques. Il appartenait à « Bloomsbury », groupe d’intellectuels et d’artistes qui reçut le nom du quartier de Londres où ils habitaient et introduisit en Angleterre la peinture post-impressionniste française, les ballets russes, la psychanalyse etc..

Ce qui comptait le plus, pour Keynes, c’était d’atteindre le bonheur, ce bonheur que favorise la contemplation de la beauté. L’économie, qui procure le bien-être physique, était pour lui secondaire – secondaire, mais nécessaire car une économie malade est le premier obstacle sur la voie du bonheur.

C’est donc avec le souci du bonheur de tous que ce bourgeois à l’aise, cet esthète, s’est appliqué à la science économique. Il a voulu rendre compte du chômage de masse, phénomène que la théorie néoclassique excluait et qui, pourtant, crevait les yeux dès les années 20 avec un taux de chômage de 10 % et plus encore dans les années 30 avec un taux de 20 %.

*  *

Si la théorie néoclassique était incapable d’expliquer le chômage, c’est parce qu’elle considérait la production, la consommation et l’échange, tous phénomènes de flux dont elle dérivait les décisions relatives aux stocks, sans considérer les préférences concernant la structure des patrimoines et notamment leur liquidité. Elle négligeait aussi les phénomènes géopolitiques qui infligent des chocs exogènes à l’économie [2]. Il en résultait un optimisme béat : à condition que les marchés (y compris le marché de l'emploi) puissent s'équilibrer spontanément sous le régime de la concurrence parfaite, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Le raisonnement de Keynes embrassait par contre les décisions concernant les stocks comme les flux ; il prenait en compte l’incertitude inhérente au futur ainsi que la formation des anticipations. Il lui apparaissait alors que l’économie pouvait, contrairement aux enseignements de la théorie néoclassique, se bloquer dans la situation apparemment paradoxale où coexistent pénurie et chômage. Enfin, il était attentif à la sensibilité aux chocs exogènes. Cet élargissement de l'analyse conduisait à des recommandations très différentes de celles de la théorie néoclassique.

*  *

Keynes était éloquent et incisif. Les hommes politiques sollicitaient volontiers ses conseils. Cependant ils ne les écoutaient pas assez pour son goût. Ainsi, Keynes s’opposa sans succès aux dispositions du traité de Versailles qui tendaient à ruiner le peuple allemand ; il lutta également contre la rigidité du taux de change, qui contraignait l’économie britannique à la récession. Il lutta enfin contre le « laisser-faire », cette forme extrême du libéralisme qui confie aux seuls hommes d’affaire la responsabilité de l’économie, et il milita pour une intervention de l’État.

Sur ce dernier point, Keynes a été écouté après la guerre mais il n’aurait sans doute pas été keynésien. Il était en effet opportuniste et pragmatique. La théorie n’était à ses yeux que la boîte à outils où l’on peut puiser les instruments utiles à la solution des problèmes du jour. S'il aimait à consulter les statistiques, il se défiait des prestiges du formalisme mathématique et jugeait imprudente l’utilisation des modèles économiques à des fins de prévision ou de projection.

Son langage était plutôt celui d’un esthète que d’un théoricien. Il en est résulté des textes aussi agréables à lire que difficiles à interpréter. Sa pensée jaillit, bouillonnante. Toujours opportune et en mouvement, elle se dispense des définitions précises et abonde en synonymes. Ceux qui se sont efforcés d’y mettre de l’ordre, ou qui l’ont critiquée au nom de la rigueur, n’ont peut-être pas eu la même fécondité. Keynes, en tant qu’économiste, atteint en effet à la même grandeur qu’Adam Smith : peut-être est-ce parce que, tout comme Smith, il jugeait l’économie nécessaire sans doute, mais secondaire en regard des exigences du bonheur.

*  *

Pour décrire l’homme, ses engagements et sa pensée, il fallait le situer dans la société de l’époque, le mouvement des idées, le contexte historique et géopolitique. Gilles Dostaler présente ces divers aspects avec une efficace sobriété. Qu’il parle de philosophie, de sociologie, de culture, d’histoire ou d’économie, c’est toujours avec la même précision, en s’appuyant sur une lecture abondante et bien maîtrisée.

Le balancier de la mode est, depuis les années 70, revenu vers la théorie néoclassique. Partout aujourd'hui on fait l'apologie de la concurrence, on dénigre le rôle économique de l'État. Il n'est pas mauvais de revenir à Keynes pour se rafraîchir au contact de son pragmatisme et pour remettre en discussion, comme il aimait à le faire, les dogmes du jour.


[1] Notre propre société qui, elle, vit sous la pression de l’anticonformisme, me semble en fait peu tolérante envers l’originalité...

[2] Celui qui étudie l’économie du pétrole, par exemple, ne doit-il pas être attentif à la géopolitique du Moyen-Orient ?