Être élitiste, c’est
« bourgeois ». Tout le monde est égal. Personne ne peut prétendre être supérieur
à quelqu’un d’autre. Toutes les langues se valent, toutes les façons de vivre.
Chacun a le droit de penser et de dire ce qu’il veut, chacun a le droit de vivre
comme il l’entend.
Le paragraphe ci-dessus est
composé, comme le discours électoral dans le Littératron d’Escarpit,
en agglutinant des phrases banales. Mais beaucoup de ceux qui les énoncent sans
trop y penser sont incohérents : ils disent ne pas être élitistes, mais ils se
réjouiront si leurs rejetons sont premiers en classe et rêvent de leur faire
faire l’ENA.
* *
La critique de l’élitisme mêle
le vrai et le faux et au total je la crois plus nocive qu’utile. Il est vrai
que nous sommes tous des êtres humains : de ce point de vue là, fondamental,
nous méritons tous le même respect (Voir La personne du
prisonnier est sacrée). Mais l’être humain est éducable, donc perfectible.
Chacun est invité à se perfectionner : de ce point de vue il existe, dans
l’humanité, des niveaux supérieurs et inférieurs. Le sage est supérieur à
l’imbécile. L’expert est, dans sa spécialité, supérieur à l’ignorant. Le
professeur est, dans sa science, supérieur à l’étudiant.
Ces inégalités, toute personne
de bon sens les reconnaît implicitement, même si elles ne concernent pas la
dignité humaine qui, elle, est égale chez tous. Mais le discours égalitariste
milite pour nous les faire ignorer. Dès lors le ressort du perfectionnement
personnel se détend et la curiosité disparaît avec le désir d’apprendre : si
l’ignorant vaut l’expert, si l’étudiant en sait autant que le professeur,
pourquoi se donner la peine de cultiver son esprit, de maîtriser les procédés de
la pensée et les techniques de l’action ?
D’ailleurs si toutes les
langues se valent, l’effort vers la qualité est inutile car une langue dégradée,
c’est encore une langue : foin donc de l’orthographe, de la syntaxe, de la
justesse du vocabulaire. Si toutes les idées se valent, foin de la pertinence
des concepts, de la qualité des hypothèses, de la cohérence du raisonnement. Si toutes les façons de vivre
se valent, foin du respect de l’autre et de la nature, de l’hygiène, de la
ponctualité. Correction du langage ? Délicatesse dans les rapports humains ?
Rigueur de la réflexion ? Discipline personnelle ? Amour de la lecture ? Tout
cela, c’est bourgeois !
Que de sottises… On en est au
point où, pour ne pas susciter de réaction hostile, il faudrait se vêtir et
s’exprimer de façon négligée, adopter cette expression à la fois distraite et
méchante qui signale à autrui qu’on ne lui accorde aucune considération et
qu’il doit se tenir à distance. Ainsi la mode, d’une façon révélatrice et
préoccupante, s’inspire avec le tatouage et le piercing des délinquants et des
prostituées :
puisque toutes les façons de vivre se valent…
Il est non pas paradoxal, mais
naturel que la condamnation verbale de l’élitisme s’accompagne, dans les faits,
du culte de certaines « élites ». On adule les hommes de
pouvoir, les vedettes médiatiques, passés par le filtre d’une
cooptation étroite. Les privilèges dont ils jouissent font rêver. On
préfère tourner le dos à l’élitisme intime, qui incite chacun à perfectionner
son humanité et à respecter le maître qui l'aidera à progresser (on peut
l'appeler « élitisme de masse », car il ne dépend pas de la classe sociale), pour pratiquer
l'élitisme spectaculaire et brutal qu'oriente le commerce des médias.
* *
Le philosophe Octave Hamelin
(1856-1907) et un élève de Normale supérieure conversaient un jour dans la cour
de l’école. L’élève décrivait la situation politique du moment : « Les
socialistes pensent ceci, les radicaux pensent cela etc. ». « Oh, vous
savez, lui dit Hamelin, très peu de personnes pensent ».
J’ai connu une entreprise de
quelques milliers de salariés qui, voulant créer une filiale « musclée », y
affecta un pour cent de ses effectifs en sélectionnant les personnes les plus
entreprenantes, les plus compétentes, les plus intelligentes. La filiale a
réussi mais l’entreprise, elle, s’est cassée la figure : le sel d’une
institution, ce qui la fait vivre, réside dans peu de têtes.
Si nous sommes tous également appelés à la pensée, à la sagesse, à l’habileté
dans l’action, le fait est que nous répondons à cet appel de façon inégale.
Nos universités sont des
garderies où l’on passe les quelques années nécessaires à l’obtention d’un
diplôme qui, selon une espérance de plus en plus souvent déçue, procurera un
emploi et le statut social correspondant. Comme il est impossible de combattre frontalement un
phénomène aussi massif, je ne verrais que des avantages à ce que l’on identifiât
quelques universités ayant pour seule mission l’excellence
en recherche et en enseignement. Elles n’accepteraient que les étudiants, que
les maîtres que la science intéresse avant tout et pour qui elle passerait avant
les ambitions de la carrière ou du statut social.
Ce serait injuste envers
les autres ? Qu’importe, si c’est nécessaire pour obtenir le sel qui nous fait
défaut ? N’est-il pas d’ailleurs démagogique de refuser, dans l’éducation
scientifique, la sélection exigeante que l’on trouve naturelle quand il s'agit
de
former des pilotes de chasse ?
Que tous accèdent au plus haut
niveau de la pensée, de la sagesse, de l’habileté, c’est souhaitable certes mais cela
présuppose un épanouissement de la civilisation. Cet épanouissement, nous devons
en préparer les voies et non pas faire comme s’il s’était déjà produit.
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