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A propos de l’élitisme

26 juin 2005


Pour lire un peu plus :

- Le triangle médiatique
- La personne du prisonnier est sacrée
- Recherche et pouvoir
-
On a le devoir de dire ce que l'on pense

Être élitiste, c’est « bourgeois ». Tout le monde est égal. Personne ne peut prétendre être supérieur à quelqu’un d’autre. Toutes les langues se valent, toutes les façons de vivre. Chacun a le droit de penser et de dire ce qu’il veut, chacun a le droit de vivre comme il l’entend.

Le paragraphe ci-dessus est composé, comme le discours électoral dans le Littératron d’Escarpit [1], en agglutinant des phrases banales. Mais beaucoup de ceux qui les énoncent sans trop y penser sont incohérents : ils disent ne pas être élitistes, mais ils se réjouiront si leurs rejetons sont premiers en classe et rêvent de leur faire faire l’ENA.

*  *

La critique de l’élitisme mêle le vrai et le faux et au total je la crois plus nocive qu’utile. Il est vrai que nous sommes tous des êtres humains : de ce point de vue là, fondamental, nous méritons tous le même respect (Voir La personne du prisonnier est sacrée). Mais l’être humain est éducable, donc perfectible. Chacun est invité à se perfectionner : de ce point de vue il existe, dans l’humanité, des niveaux supérieurs et inférieurs. Le sage est supérieur à l’imbécile. L’expert est, dans sa spécialité, supérieur à l’ignorant. Le professeur est, dans sa science, supérieur à l’étudiant.

Ces inégalités, toute personne de bon sens les reconnaît implicitement, même si elles ne concernent pas la dignité humaine qui, elle, est égale chez tous. Mais le discours égalitariste milite pour nous les faire ignorer. Dès lors le ressort du perfectionnement personnel se détend et la curiosité disparaît avec le désir d’apprendre : si l’ignorant vaut l’expert, si l’étudiant en sait autant que le professeur, pourquoi se donner la peine de cultiver son esprit, de maîtriser les procédés de la pensée et les techniques de l’action ?

D’ailleurs si toutes les langues se valent, l’effort vers la qualité est inutile car une langue dégradée, c’est encore une langue : foin donc de l’orthographe, de la syntaxe, de la justesse du vocabulaire. Si toutes les idées se valent, foin de la pertinence des concepts, de la qualité des hypothèses, de la cohérence du raisonnement. Si toutes les façons de vivre se valent, foin du respect de l’autre et de la nature, de l’hygiène, de la ponctualité. Correction du langage ? Délicatesse dans les rapports humains ? Rigueur de la réflexion ? Discipline personnelle ? Amour de la lecture ? Tout cela, c’est bourgeois !

Que de sottises… On en est au point où, pour ne pas susciter de réaction hostile, il faudrait se vêtir et s’exprimer de façon négligée, adopter cette expression à la fois distraite et méchante qui signale à autrui qu’on ne lui accorde aucune considération et qu’il doit se tenir à distance. Ainsi la mode, d’une façon révélatrice et préoccupante, s’inspire avec le tatouage et le piercing des délinquants et des prostituées [2] : puisque toutes les façons de vivre se valent…

Il est non pas paradoxal, mais naturel que la condamnation verbale de l’élitisme s’accompagne, dans les faits, du culte de certaines « élites ». On adule les hommes de pouvoir, les vedettes médiatiques, passés par le filtre d’une cooptation étroite. Les privilèges dont ils jouissent font rêver. On préfère tourner le dos à l’élitisme intime, qui incite chacun à perfectionner son humanité et à respecter le maître qui l'aidera à progresser (on peut l'appeler « élitisme de masse », car il ne dépend pas de la classe sociale), pour pratiquer l'élitisme spectaculaire et brutal qu'oriente le commerce des médias.

*  *

Le philosophe Octave Hamelin (1856-1907) et un élève de Normale supérieure conversaient un jour dans la cour de l’école. L’élève décrivait la situation politique du moment : « Les socialistes pensent ceci, les radicaux pensent cela etc. ». « Oh, vous savez, lui dit Hamelin, très peu de personnes pensent ».

J’ai connu une entreprise de quelques milliers de salariés qui, voulant créer une filiale « musclée », y affecta un pour cent de ses effectifs en sélectionnant les personnes les plus entreprenantes, les plus compétentes, les plus intelligentes[3]. La filiale a réussi mais l’entreprise, elle, s’est cassée la figure : le sel d’une institution, ce qui la fait vivre, réside dans peu de têtes. Si nous sommes tous également appelés à la pensée, à la sagesse, à l’habileté dans l’action, le fait est que nous répondons à cet appel de façon inégale.

Nos universités sont des garderies où l’on passe les quelques années nécessaires à l’obtention d’un diplôme qui, selon une espérance de plus en plus souvent déçue, procurera un emploi et le statut social correspondant. Comme il est impossible de combattre frontalement un phénomène aussi massif, je ne verrais que des avantages à ce que l’on identifiât quelques universités ayant pour seule mission l’excellence en recherche et en enseignement. Elles n’accepteraient que les étudiants, que les maîtres que la science intéresse avant tout et pour qui elle passerait avant les ambitions de la carrière ou du statut social.

Ce serait injuste envers les autres ? Qu’importe, si c’est nécessaire pour obtenir le sel qui nous fait défaut ? N’est-il pas d’ailleurs démagogique de refuser, dans l’éducation scientifique, la sélection exigeante que l’on trouve naturelle quand il s'agit de former des pilotes de chasse ?

Que tous accèdent au plus haut niveau de la pensée, de la sagesse, de l’habileté, c’est souhaitable certes mais cela présuppose un épanouissement de la civilisation. Cet épanouissement, nous devons en préparer les voies et non pas faire comme s’il s’était déjà produit.


[1] Citoyens, citoyennes ! La politique, plus ça change, plus c'est la même chose... C'est tout copain, fripouille et compagnie ! Si on en pendait quelques-uns, ça irait mieux ! Les plus intelligents, c'est bien les plus bêtes...  (Robert Escarpit (1918-2000), Le Littératron, Flammarion 1964, p. 142). L'orateur est élu grâce à l’« effet Narcisse » : pour l'auditeur, reconnaître ses préjugés dans un discours suscite le bien-être. L’analyse informatique des propos banals permet alors de construire un discours politique qui, renvoyant à la population ses idées reçues, déclenchera le bulletin de vote. On peut tirer de cette fable quelques leçons sérieuses.

[2] Le tatouage s’est d’abord pratiqué parmi les détenus : pour imiter les « vrais durs », qui sont passés par l’école de  la prison, il faut être tatoué. Le piercing va plus loin encore dans la « chosification » du corps, corrélative de sa « marchandisation ».

[3] Elles étaient de tous les niveaux : directeur, ingénieur, assistante, agent opérationnel etc.