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On a le devoir de dire ce que l’on pense

27 juin 2005


Pour lire un peu plus :

- Plaidoyer pour un Islam moderne
- Le tort d’avoir raison
- La charnière dans la personne
- Le monde de la pensée
-
A propos de l'utilisation du Web

- Liberté, liberté chérie

Le livre de Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un Islam moderne, contient une de ces phrases qui semblent trouer le papier tant elles portent d’énergie : « Il est de mon devoir de dire à autrui ce que je pense » (p. 75). Après l’avoir lue, on pose le livre pour prendre le temps de réfléchir.

En effet cette phrase bouscule nos habitudes. Nous disons plutôt, sur le mode revendicatif, « j’ai tout de même le droit de dire ce que je pense ! » ou bien, sur le mode prudent, « mieux vaut ne pas dire ce que l’on pense ». Mais Talbi renverse tout cela : « j’ai le devoir de dire ce que je pense ». Quel devoir redoutable !

*  *

N’est-il pas déplacé de dire à haute voix les choses saugrenues, irrespectueuses, qui nous viennent à l’esprit dans les moments les plus solennels ? Oui, bien sûr : il faut les contenir tout comme on contient un fou-rire. Les images, les associations d’idées qui nous traversent la tête ne sont pas en effet de la pensée à proprement parler ; elles résultent de l’activité spontanée de la glande cérébrale et alimentent la pensée sans être de la pensée – tout comme l’engrais alimente les légumes sans être du légume. Ce serait un étrange épicier que celui qui proposerait du fumier en disant que fumier ou légume, c’est tout un, puisque celui-là nourrit celui-ci [1] !

Il n’y a pensée, à proprement parler, que lorsque le flux des images, des associations d'idées, a été soumis à une mise en ordre. Vérifications et recoupements des faits ; cohérence, car on ne peut pas affirmer à la fois une chose et son contraire [2] ; pertinence, parce que la pensée doit servir efficacement une intention, une volonté, un projet d’action, fût-il lointain. Il faut donc taire les caprices qui sont comme des orages mentaux : le « devoir de dire » ne s’applique qu’à la pensée réfléchie.

*  *

Mais « ce que je pense » a-t-il une telle valeur, une telle originalité, qu’il faille impérativement le dire ? Parmi mes pensées, aussi élaborées soient-elles, beaucoup m’ont été suggérées par d’autres. Elles ne m’appartiennent donc pas vraiment : mon cerveau n’est que le lieu où elles se sont mises en forme, cristallisées. Elles ne me correspondent pas exactement, ce n’est pas de moi que je parle lorsque je les énonce. N’est-il pas alors non seulement prétentieux, mais mensonger d’en faire état ?

Non, et c’est justement parce que ma pensée n’est pas exactement la mienne, qu’elle est la cristallisation d’un flux qui me traverse, que je dois la dire. Ce qui m’est personnel se trouve moins dans ce que j’affirme et dans ce que je nie, que dans l’intention particulière à laquelle j’obéis et qui laissera sa trace dans le ton que j’emploie pour l’énoncer, ainsi d'ailleurs que dans la sélection de mes concepts. Ce sont là des choses que je ne maîtrise pas entièrement et qui s’exprimeront d’elles-mêmes sans que je le veuille. « Le style, c’est l’homme[3] » : celui qui sait entendre me devinera, plus peut-être que je ne le voudrais, à travers mes écrits et mes propos.

Dire ce que l’on pense, c’est contribuer au flux qui alimente la réflexion collective, c’est lui rendre ce qu’il nous a prêté ; c’est aussi prendre le risque de montrer à nu l’intention dont on est porteur, la volonté agissante qui anime notre vie et constitue notre identité la plus profonde sans qu'il nous soit possible d'en avoir une claire conscience.

C’est un devoir que l’honnêteté impose mais dont l’accomplissement demande du courage. Chacun est en effet le plus mauvais juge de ses propres pensées : même fidèles aux faits, cohérentes et pertinentes, il se peut qu’elles soient triviales ou qu’elles n’aient d’utilité que pour soi seul. Beaucoup d'entre elles seront refusées. Qu’importe : il faut les dire car ainsi elles pourront circuler et, d’aventure, être utiles à d’autres.


[1] Une erreur de ce type est cependant commise par ceux qui voient dans la « numérisation » l’essentiel de l’informatique : dans le monde de la pensée, le bon sens est moins répandu que dans l’épicerie.

[2] En logique pure, en mathématiques, une pensée incohérente est nulle car elle est capable de démontrer n’importe quelle proposition ainsi que sa négation. Dans la vie courante, et contrairement à ce que j'ai longtemps cru, il n’en est pas de même : une pensée incohérente est parfois non pas une pensée nulle, mais une pensée dont la mise en forme n’est pas achevée et qui en est encore dans la phase exploratoire que l’on nomme « heuristique » (la pensée elle-même n’est par ailleurs jamais achevée dans son effort d’appréhension du monde).

[3] Buffon (1707-1788), Discours sur le style, 1753.