Mohamed Talbi est un penseur
tunisien et musulman. Il a reçu à Paris l’enseignement, entre autres, de Lévi
Provençal, Régis Blachère, Louis Massignon. S’il a aimé la générosité de
certains de ses maîtres français, il lui est arrivé aussi de rencontrer des
Français méprisants : il sait que la France peut être, selon les personnes et
selon les moments, républicaine ou réactionnaire.
Les leçons de sagesse qu’il
donne, venant de quelqu’un qui maîtrise et notre culture, et la sienne, sont
salubres. J’ai beaucoup appris en le lisant attentivement et, plutôt que de
paraphraser des formulations d’une ingénieuse simplicité, j’ai cru préférable de
les citer.
Un humaniste
Sa recherche a conduit Talbi à
travailler en théologien, linguiste, historien et juriste. C’est un
humaniste au sens exact du terme : « le
but fondamental de l’être humain, c’est de devenir un être humain »
(p. 57). « La nature humaine nous est commune, ce qui veut dire qu’il y a entre
nous une base suffisamment solide pour nous entendre » (p. 77). « Il faut
accepter l’autre tel qu’il est et tel qu’il veut être » (p. 21).
Dès lors, si la foi est pour
chacun une affaire personnelle et importante, elle n’est pas un obstacle à la
relation humaine. L’essentiel réside dans la fidélité, conformément à
l’étymologie du mot « foi » : « Dieu dit dans le Coran que la terre appartient à
ses bons serviteurs, sans spécifier à quelle religion ils appartiennent » (p.
166).
« Toutes les religions se
rencontrent dans la mystique. Les trois religions révélées, le judaïsme, le
christianisme et l’islam se rejoignent toutes dans la postérité d’Abraham » (p.
23). « On ne peut pas être un penseur musulman sans connaître le judaïsme, qui
se trouve à la racine » (p. 111). « Bien que les différences entre nous et les
gens du livre soient profondes, radicales et insurmontables, ce qui nous est
commun et nous unit dans la foi en Dieu et au dernier jour est fondamental » (p.
164). La méditation de Talbi considère jusqu’à l’animisme et aux sagesses de
l’Extrême-Orient.
Il accorde une grande
importance au respect dans les rapports
interpersonnels : « il faut fonder nos sociétés sur le dialogue et le respect
mutuel » (p. 93). « La règle en toute circonstance est de rechercher une vie en
commun pacifique, sur la base du respect mutuel » (p. 95).
« Le respect véritable refuse
d’enfreindre l’intégrité de l’autre » (p. 182). Cependant, dans les échanges
interreligieux, l’Église catholique a sous Jean-Paul II « insisté sur
l’évangélisation et lié le dialogue à cette dernière » (p. 170). « Il faut
pourtant renoncer à assigner au dialogue, comme but caché ou avoué, la
conversion de l’autre » (p. 170) : il ne doit pas avoir d’autre but que de
permettre à chacun d’approfondir sa propre foi dans le respect de celle de
l’autre.
Refuser la violence
On retrouve ainsi chez Talbi la
même ouverture, la même générosité que chez Élie Benamozegh.
Cela le conduit à dénoncer, dans la société arabo-musulmane, des travers dont on
sent qu’ils le font souffrir. Il sera plus proche d’un humaniste, quelle
que soit sa religion, que d’un assassin qui se réclamerait de l’islam. L’antisémitisme,
en particulier, lui est absolument étranger. « Juifs et musulmans doivent s’unir
pour lutter contre la xénophobie et l’intolérance » (p. 185). « Il n’y aura
jamais de paix au Proche-Orient si on ne dépasse pas les arrangements politiques
par une amitié réelle entre juifs et musulmans » (p.186).
« Les intégristes ont des
émirs. C’est alors la pire des communautés car l’individu devient un outil entre
les mains d’un chef » (p. 27). « Parmi les lectures du Coran, certaines
justifient l’agressivité inhérente à la nature humaine et lui confèrent une
légitimité religieuse par le refus du pluralisme et du droit à la différence. Il
faut les rejeter avec force » (p. 70).
« Les Ulémas considèrent,
aujourd’hui encore, qu’il faudrait tuer l’apostat. Où sont les droits de
l’homme ? » (p. 94). « L’islam permet aujourd’hui d’assassiner pour délit
d’opinion. C’est inacceptable. Le châtiment pour apostasie doit être
radicalement contesté à l’intérieur de l’islam » (p. 112). « C’est sur la base
du crime d’apostasie que les islamistes algériens légitiment leurs crimes. On
est ici dans le totalitarisme théologique. Il n’y a pas un seul mot dans le
Coran sur le crime d’apostasie. Tout tourne autour d’un hadith contestable » (p.
113).
« En tant qu’organisation de la
société, la chari’a n’a plus de pertinence. C’est une direction, un
chemin qui mène à Dieu » (p. 128). « Les mouvements islamistes font une
utilisation de la chari’a qui ne tient pas compte de la réalité et
instrumentalisent l’histoire par une construction chimérique a posteriori »
(p. 108).
Il convient que l’état soit
laïque et démocratique
Le fait est que l’on vit « au
sein de la société arabo-musulmane dans des conditions qui, de façon générale,
refusent le dialogue et ne respectent pas l’autre tel qu’il est et tel qu’il
veut être » (p. 92). Pourtant la Loi est faite pour faciliter la vie en commun
dans la diversité. « La dhimmia
est obsolète. Je suis favorable à l’abrogation de l’article de la constitution
tunisienne qui fait de l’islam la religion d’État : il ne faut pas de religion
d’État. Il est inacceptable que dans un pays où l’Islam est religion d’État, les
non-musulmans ne soient pas de vrais citoyens » (p. 81).
« Je n’ai rien contre la
laïcité, à condition qu’elle ne soit pas une idéologie antireligieuse » (p.
110). « Chacun de nous entre en relation avec le texte de la façon qu’il juge la
meilleure » (p. 79), et la démocratie n’est « pas autre chose que l’organisation
de la délibération » (p. 80) : la démocratie, qui favorise le consensus par
la loi commune, est non seulement compatible avec l’islam mais elle lui est
aujourd’hui nécessaire. L’interprétation unique (souvent fallacieuse) du
Coran et la démocratie s’excluent mutuellement. Par ailleurs, même si Talbi ne
le dit pas explicitement, la voie est ainsi ouverte à la recherche philologique.
« On ne trouve ni dans le
Coran, ni dans la sunna rien qui s’oppose à la démocratie » (p. 103).
Pourtant, « il n’y a jamais eu vraiment de démocratie dans la culture islamique,
(même si) la chûra (concertation) oblige celui qui exerce le pouvoir à
prendre conseil » (p. 102).
Faire vivre l’islam
L’islam fut dans ses premiers
siècles le refuge de la civilisation, puis son élan a été brisé. « Tout s’est
passé comme si un ressort s’était cassé. Pourquoi notre civilisation a-t-elle
cessé d’être pour nous une force pour devenir un handicap ? Notre pensée involue
au lieu d’évoluer » (p. 41). « Ce blocage de la pensée, que l’on peut
partiellement dater du rejet d’Averroès (1126-1198), pourrait être ainsi
résumé : nous avons atteint le sommet du connaissable et de la civilisation ;
dès lors, toute évolution ne peut être que dégradation » (p. 42). « Tout s’est
passé comme si l’on avait estimé que la maison était construite et qu’il n’y
avait plus qu’à mourir dedans » (p. 86). Mais le langage, comme la pensée,
s'est dégradé et « il y a un lien dialectique
entre la confusion sémantique et la confusion de pensée » (p. 35). « Nous avons
grand besoin de clarifier nos concepts et, partant, nos schèmes mentaux » (p.
37).
« Les peuples anciennement
colonisés ont un énorme complexe d’infériorité » (p. 40). A quoi le tiers-monde
consacre-t-il son temps ? Abdu Salam, pakistanais et prix Nobel de physique en
1979, répond « à la guerre, et dans ces conditions il ne lui reste que fort peu
de temps à consacrer à la science » (p. 39)
Talbi sait que pour donner un
sens à une civilisation, rien ne sert de cultiver le ressentiment ou la
nostalgie envers un passé mythique : mieux vaut s’orienter vers l’autre, et témoigner
de ce que l’on a de meilleur pour le lui apporter. Si l’islam sait retrouver sa
fécondité, « nous pourrons peut-être apporter de nouveau à l’humanité des choses
enrichissantes » (p. 133).
Un homme de science
Contrairement aux scientifiques
occidentaux qui voient un fossé entre la foi et la science, Talbi les
articule naturellement car il a, sur la relation entre science et symbole,
des idées plus nettes que celles que l’on rencontre chez nous. Il les exprime
avec un fin discernement. « La foi n’est pas contre la raison : elle est
raisonnable et non pas rationnelle » (p. 25).
Talbi perçoit les fondements
métaphysiques de notre action, ces fondements qu’il est si difficile
d’élucider : « L’homme porte en lui un ensemble d’images et de concepts, et
c’est au moyen de cet équipement intellectuel qu’il essaie de résoudre ses
problèmes quotidiens. Il peut arriver cependant que des projections différentes
s’entremêlent » (p. 100). « En aucun cas, je ne cache ma part de subjectivité.
Je tente d’adopter à l’égard de moi-même une attitude critique » (p. 44) : cette
démarche me paraît plus authentiquement scientifique que celles de ceux qui se réclament, en se
rengorgeant, de l’objectivité.
Talbi accorde une grande
importance à l’ijtihâd « effort personnel d’interprétation du Coran et de
la sunna pour les adapter à une situation donnée » (p. 197). Dans cette
définition, tous les mots comptent : il s’agit de s’opposer à l'interprétation dite « traditionnelle »
mais en fait figée, souvent trop peu
critique et donc erronée. C’est que « la communauté de conviction est une
adhésion volontaire, consciente et critique en même temps » (p. 27). « Le
document est sacré alors que l’interprétation reste libre » (p. 48). « Si Dieu
me parle, je dois l’écouter avec mon esprit d’aujourd’hui, dans ma situation
actuelle » (p. 66). En islam comme en chrétienté, ceux qui entendent cultiver
l’esprit de la tradition – et qui, pour cela, écartent certaines des interprétations
habituelles – rencontrent la réprobation de ceux pour qui la tradition se
résume à la conservation des habitudes.
Sur la modernité, Talbi
manifeste un enthousiasme sans recul : « la modernité, c’est la force créatrice
permanente, c’est l’énergie qui fait avancer vers quelque chose, c’est l’esprit
de conquête du savoir pour faire que l’homme soit chaque jour davantage un
homme. C’est la force de dépassement » (p. 132). On comprend qu’il s’agit pour
lui d’exhorter les musulmans à surmonter leurs blocages, à renouer avec la
créativité de leurs premiers siècles ; il sera temps, lorsqu’ils auront accédé à
la modernité, de l’explorer pour découvrir ses limites et difficultés.
Mentionnons enfin une phrase
qui, comme un coup magistral au jeu de go, a une portée immense tout en étant
des plus simples : « Il est de mon devoir de dire à autrui ce que je pense »
(p. 75). Le lecteur attentif en reçoit un choc qui lui coupe le souffle. Elle mérite
un commentaire auquel nous consacrerons une autre fiche.
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