Nous ne disons pas tout ce qui
nous passe par la tête : le fonctionnement spontané de notre cerveau produit des
idées parfois saugrenues, et nous devons les trier pour alimenter notre pensée.
Seuls les maniaques, ou les négationnistes (qui s'entêtent à soutenir des
hypothèses contredites par les faits), se refusent à faire ce tri.
Nous ne disons pas non plus
tout ce que nous pensons car cela blesserait des personnes et compromettrait nos
relations avec elles. Hypocrisie, politesse, délicatesse ? Il peut y avoir de
tout cela dans cette autocensure, mais elle est nécessaire à la vie en société
car notre pensée est plus rude, plus carrée que ce qu’il convient de dire.
* *
Pourquoi faudrait-il accorder
aux journaux, aux journalistes, une liberté d’expression absolue ? Pourquoi,
alors que nous jugeons normal et sain de mesurer nos paroles, aucune mesure ne
devrait s’imposer aux médias ?
Pourquoi faudrait-il soutenir,
au nom de la liberté, les provocateurs qui ont publié des caricatures de
Mahomet ? Ils ont, comme des gamins, joué avec des allumettes dans une
poudrière. « Nous avons le droit d’exprimer ce que nous pensons », disent-ils,
mais on peut parier qu’ils ne disent pas à leur patron tout ce qu’ils pensent de
lui.
Ou bien la parole est sans
conséquence, sans effet sur le monde : mais alors elle est dérisoire et à quoi
bon parler ? Ou bien elle a des effets : mais alors il faut, quand on parle, se
savoir responsable des conséquences de ce que l’on dit. Comme toute action, la parole doit se régler sur une anticipation de
ses conséquences.
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Patrick Le Lay, PDG de TF1, a défini ainsi l’économie des médias : « Dans une
perspective ”business”, le métier de TF1 est d’aider Coca-Cola, par exemple, à
vendre son produit. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le
cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le
détendre pour le préparer entre deux messages. Nous vendons à Coca-Cola du temps
de cerveau humain disponible. »
Qu’est-ce qui peut autoriser les animateurs d’un tel commerce à se réclamer de
la liberté d’expression ? Lorsqu’une prostituée propose de « faire l’amour »,
tout le monde comprend qu’il ne s’agit pas exactement d’amour. Lorsque les
médias invoquent la liberté d’expression, tout le monde devrait comprendre que
cela n’a rien à voir avec la liberté qui fut refusée à Giordano Bruno, à Galilée
ou à Flaubert.
Il se peut que les journalistes qui ont après coup reproduit ces caricatures
croient soutenir la liberté : ils se trompent. Il se peut qu’ils aient été
alléchés, à la Le Lay, par la perspective d’une bonne vente : ils nous trompent.
Il se peut qu’ils aient voulu exprimer leur mépris envers les musulmans : alors
c’est inqualifiable.
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La liberté n’est pas chez les provocateurs qui font commerce de la dérision et
du ressentiment, mais chez ceux qui s’efforcent de comprendre ce que disent les
autres et qui tournent sept fois leur langue dans la bouche avant de parler.
Cette liberté, la loi ne peut pas la délimiter car elle est incapable de
sonder les cœurs où s’élabore le rapport à autrui. Mais nous n’avons pas besoin
de la loi pour condamner, dans notre intimité, une provocation - et aussi pour
condamner les manipulateurs qui, trop heureux de l’aubaine, ont lancé la foule à
l’assaut des missions diplomatiques. |