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Le monde de la pensée

15 septembre 2003


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Le monde de la pensée, c’est-à-dire des concepts et propositions que l'on peut échafauder en obéissant au principe de non-contradiction, est complexe : il est impossible d'en rendre compte à partir d'un nombre fini d'axiomes. Au début du XXe siècle, Bertrand Russell s’était efforcé de donner aux mathématiques un fondement à la fois cohérent et complet[1]. Mais Kurt Gödel a démontré[2] en 1931 que, quel que soit le système d'axiomes choisi pour fonder une théorie, il existe des propositions que l'on sait vraies mais dont la vérité ne peut pas être démontrée dans le cadre de cette théorie[3]. Ainsi, quelle que soit la richesse d'un système d'axiomes, elle ne peut égaler la complexité du contenu potentiel de la pensée. La logique ne peut pas avoir réponse à tout. Certains logiciens s'opposaient à cette affirmation avec une certaine raideur : avec Gödel la logique a trouvé sa propre limite en s’appuyant sur ses propres méthodes. 

La cohérence logique est condition nécessaire de l'efficacité pratique de la pensée, car une pensée incohérente est pratiquement nulle (puisque l’on peut tout y affirmer, ainsi que son contraire). Mais la cohérence n'est pas condition suffisante de la pertinence de la pensée : elle ne garantit pas son adéquation à une situation particulière, et d’ailleurs un délire peut être cohérent. 

La pensée potentielle, constituée de l'ensemble des propositions que l’on peut déduire de tous les systèmes d’axiomes possibles, est complexe tout comme l’est le monde de la nature : le théorème de Gödel prouve qu’aucune description finie ne peut l’épuiser. Nous avons vu que dans le monde de la nature tout objet concret était également complexe ; par contre, dans le monde de la pensée, la pensée explicite, résultat de nos réflexions, est fondée sur un nombre fini d'axiomes - et en ce sens elle est simple. Son processus d’élaboration, étant concret, est certes complexe, mais le résultat de ce processus, étant par définition susceptible d’une description finie, est simple. La pensée explicite est essentiellement simple ; il faut assumer cette caractéristique qui, loin de constituer pour la pensée un défaut ou une limite, est au contraire sa qualité essentielle.

Toute pensée visant à l’action met en œuvre un modèle (ou théorie) constitué du couple que forment d’une part un découpage conceptuel de l’observation, d’autre part des hypothèses sur les relations causales qui relient ces concepts. Que le modèle soit formalisé, explicite, pertinent ou non, cette démarche est générale. Toute observation est une mesure selon une grille définie a priori ; tout raisonnement suppose que l’on prolonge cette mesure en postulant des relations causales entre les concepts[4] : en économie, la consommation sera fonction du revenu, ce qui implique le comportement d’épargne etc.

Le monde de la pensée, des modèles, de la théorie, c’est le monde de la pensée pure. C’est aussi le monde de nos artifices, langues, jeux, langages de programmation et programmes informatiques, de nos machines (en tant qu’objets concrets elles appartiennent au monde réel, mais leur conception relève du monde de la pensée) et de nos organisations (même remarque).

La pensée pure met le monde réel entre parenthèses. Elle a un but lointain : se confronter avec le réel dans l’expérience lors de laquelle les concepts seront soumis au critère de pertinence, les théories à l’épreuve de des faits.

Il existe cependant un moment où la pensée pure se forme sans être confrontée à l’expérience, se muscle comme le font en jouant les jeunes animaux. Elle dispose pour se préparer à l’expérience  d’une arme puissante : le principe de non contradiction. Toute théorie comportant une contradiction est fausse en ce sens qu’il ne pourra pas exister d’expérience à laquelle elle s’appliquerait. Le monde de la nature étant par essence non contradictoire, le viol de la logique est contre nature : une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être, posséder une propriété et ne pas la posséder[5].

Le fonctionnement de la pensée pure est un jeu avec des hypothèses. Pour le pratiquer, il faut poser des hypothèses et explorer leurs conséquences, puis recommencer pour explorer les implications de divers ensembles d’hypothèses[6]. Le but des mathématiques n'est autre que cette gymnastique de l’esprit. Celui qui ne s’est pas préparé par une telle gymnastique posera des hypothèses naïves et s’aventurera dans des impasses théoriques que les experts ont appris à éviter.

La non-contradiction est une garantie de réalisme potentiel. Les géométries non euclidiennes, construites de façon formelle sans souci d’application, ont par la suite outillé des modèles qui représentaient des phénomènes physiques. Toute théorie non contradictoire peut espérer trouver dans la complexité du monde réel un domaine d’application (mais le caractère non contradictoire d'une théorie ne garantit pas sa pertinence face à une situation particulière). La pensée pure n’est donc pas seulement une gymnastique : c’est un investissement qui procure une panoplie de modèles en vue des expériences futures.

La conquête de la pensée pure, c’est l’intelligence, maîtrise du raisonnement qui, partant de données initiales, va droit au résultat. Lorsque l’esprit a parcouru plusieurs fois un raisonnement il l’anticipe, comme l’on anticipe les formes et le contenu d’un appartement familier ; il l’enjambe pour en construire d’autres plus généraux, plus abstraits. La portée des raisonnements simples s’élargit alors comme un cercle lumineux. Des champs entiers de la pensée s’articulent à un principe conquis par un héroïque effort d’abstraction : principe de moindre action en physique[7] ; optimum de Pareto en économie[8] ; « voile d’ignorance » en éthique[9] ; principe de non contradiction en logique et en mathématique[10].

L’intelligence, dont le terrain propre est la pensée pure, s'exerce pendant la jeunesse. Certains adolescents sont des mathématiciens de génie comme Galois ou de grands joueurs d’échecs.


[1] Bertrand Russell (1872-1970) et Alfred North Whitehead (1861-1947), Principia Mathematica, Cambridge University Press 1910-1913

[2] Kurt Gödel (1906-1978) « Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme », in Monatshefte für Mathematik und Physik, vol. 38, 1931.

[3] « Le théorème de Gödel (…) est certainement de beaucoup le résultat scientifique qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques » (Jacques Bouveresse (1940-), Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, 1999, p. 60)

[4] Alfred Korzybski (1879-1950), Une carte n’est pas le territoire, L’Eclat 1998

[5] Cela n’exclut pas qu’elle puisse évoluer ou encore posséder des facettes différentes comme une feuille de papier qui serait blanche d’un côté, noire de l’autre : les paradoxes résultent de l’imprécision du langage courant.
 

[6] « L’essence des mathématiques (…) apparaît comme l’étude des relations entre des objets qui ne sont plus (volontairement) connus et décrits que par quelques-unes de leurs propriétés, celles précisément que l’on met comme axiomes à la base de leur théorie » (N. Bourbaki, Éléments d’histoire des Mathématiques, Hermann 1969, p. 33)

[7] Lev Landau (1908-1968) et Evgueni Lifchitz (1915-1985), Mécanique, Editions MIR 1966

[8] Ivar Ekeland (1944-), Eléments d’économie mathématique, Hermann 1979 p. 59

[9] John Rawls (1921-2002), A Theory of Justice 1971

[10] N. Bourbaki, Eléments de mathématique, Hermann 1966, vol. XVII, p. 2