Le monde de la pensée, c’est-à-dire des
concepts et propositions que l'on peut échafauder en obéissant au principe de
non-contradiction, est complexe : il est impossible d'en rendre compte à partir
d'un nombre fini d'axiomes. Au début du XXe siècle, Bertrand Russell
s’était efforcé de donner aux mathématiques un fondement à la fois cohérent et
complet.
Mais Kurt Gödel a démontré
en 1931 que, quel que soit le système d'axiomes choisi pour fonder une théorie,
il existe des propositions que l'on sait vraies mais dont la vérité ne peut pas
être démontrée dans le cadre de cette théorie. Ainsi, quelle que soit la richesse d'un système d'axiomes, elle ne peut égaler
la complexité du contenu potentiel de la pensée. La logique ne peut pas avoir
réponse à tout. Certains logiciens s'opposaient à cette affirmation avec une
certaine raideur : avec Gödel la logique a trouvé sa propre limite en s’appuyant
sur ses propres méthodes.
La cohérence logique est condition
nécessaire de l'efficacité pratique de la pensée, car une pensée incohérente
est pratiquement nulle (puisque l’on peut tout y affirmer, ainsi que son
contraire). Mais la cohérence n'est pas condition suffisante de la
pertinence de la pensée : elle ne garantit pas son adéquation à une situation
particulière, et d’ailleurs un délire peut être cohérent.
La pensée potentielle, constituée de
l'ensemble des propositions que l’on peut déduire de tous les systèmes d’axiomes
possibles, est complexe tout comme l’est le monde de la nature : le théorème de
Gödel prouve qu’aucune description finie ne peut l’épuiser. Nous avons vu que
dans le monde de la nature tout objet concret était également complexe ; par
contre, dans le monde de la pensée, la pensée explicite, résultat de nos
réflexions, est fondée sur un nombre fini d'axiomes - et en ce sens elle est simple. Son processus d’élaboration, étant concret, est certes complexe,
mais le résultat de ce processus, étant par définition susceptible d’une
description finie, est simple. La pensée explicite est essentiellement simple ;
il faut assumer cette caractéristique qui, loin de constituer pour la pensée un
défaut ou une limite, est au contraire sa qualité essentielle.
Toute pensée visant à l’action met en œuvre
un modèle (ou théorie) constitué du couple que forment d’une part
un découpage conceptuel de l’observation, d’autre part des hypothèses
sur les relations causales qui relient ces concepts. Que le modèle soit
formalisé, explicite, pertinent ou non, cette démarche est générale. Toute
observation est une mesure selon une grille définie a priori ; tout
raisonnement suppose que l’on prolonge cette mesure en postulant des relations
causales entre les concepts :
en économie, la consommation sera fonction du revenu, ce qui implique le
comportement d’épargne etc.
Le monde de la pensée, des modèles, de la
théorie, c’est le monde de la pensée pure. C’est aussi le monde de nos
artifices, langues, jeux, langages de programmation et programmes informatiques,
de nos machines (en tant qu’objets concrets elles appartiennent au monde réel,
mais leur conception relève du monde de la pensée) et de nos organisations (même
remarque).
La pensée pure met le monde réel entre
parenthèses. Elle a un but lointain : se confronter avec le réel dans
l’expérience lors de laquelle les concepts seront soumis au critère de
pertinence, les théories à l’épreuve de des faits.
Il existe cependant un moment où la pensée
pure se forme sans être confrontée à l’expérience, se muscle comme le font en
jouant les jeunes animaux. Elle dispose pour se préparer à l’expérience d’une
arme puissante : le principe de non contradiction. Toute théorie
comportant une contradiction est fausse en ce sens qu’il ne pourra pas exister
d’expérience à laquelle elle s’appliquerait. Le monde de la nature étant par
essence non contradictoire, le viol de la logique est contre nature : une
chose ne peut pas à la fois être et ne pas être, posséder une propriété et ne
pas la posséder.
Le fonctionnement de la pensée pure est un
jeu avec des hypothèses. Pour le pratiquer, il faut poser des hypothèses
et explorer leurs conséquences, puis recommencer pour explorer les implications
de divers ensembles d’hypothèses.
Le but des mathématiques n'est autre que cette gymnastique de l’esprit. Celui
qui ne s’est pas préparé par une telle gymnastique posera des hypothèses naïves
et s’aventurera dans des impasses théoriques que les experts ont appris à
éviter.
La non-contradiction est une garantie de
réalisme potentiel. Les géométries non euclidiennes, construites de façon
formelle sans souci d’application, ont par la suite outillé des modèles qui
représentaient des phénomènes physiques. Toute théorie non contradictoire peut
espérer trouver dans la complexité du monde réel un domaine d’application (mais
le caractère non contradictoire d'une théorie ne garantit pas sa pertinence face
à une situation particulière). La pensée pure n’est donc pas seulement une
gymnastique : c’est un investissement qui procure une panoplie de modèles
en vue des expériences futures.
La conquête de la pensée pure, c’est
l’intelligence, maîtrise du raisonnement qui, partant de données initiales,
va droit au résultat. Lorsque l’esprit a parcouru plusieurs fois un raisonnement
il l’anticipe, comme l’on anticipe les formes et le contenu d’un appartement
familier ; il l’enjambe pour en construire d’autres plus généraux, plus
abstraits. La portée des raisonnements simples s’élargit alors comme un cercle
lumineux. Des champs entiers de la pensée s’articulent à un principe conquis par
un héroïque effort d’abstraction : principe de moindre action en physique
; optimum de Pareto en économie
; « voile d’ignorance » en éthique
; principe de non contradiction en logique et en mathématique.
L’intelligence, dont le terrain propre est
la pensée pure, s'exerce pendant la jeunesse. Certains adolescents sont des
mathématiciens de génie comme Galois ou de grands joueurs d’échecs.
« L’essence des mathématiques (…) apparaît comme l’étude des relations
entre des objets qui ne sont plus (volontairement) connus et décrits que par
quelques-unes de leurs propriétés, celles précisément que l’on met
comme axiomes à la base de leur théorie » (N. Bourbaki, Éléments
d’histoire des Mathématiques, Hermann 1969, p. 33)
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