Ce livre d'une rare qualité décrit la façon dont l'armée
française a évolué entre 1914 et 1918 en tirant les leçons de l'expérience du
combat et en s'appuyant sur les armes nouvelles que fournissait l'industrie.
Il obéit (sans le dire) à un modèle en couches en "quatre
composantes : un capital matériel et technique, des structures, des méthodes
tactiques et une culture (...), somme des normes de pensée et de comportement
communes acquises par apprentissage et imitation réciproque" (p. 143).
Le "capital matériel et technique" évolue et transforme les
conditions du combat : la poudre B, explosif puissant et sans fumée (p. 89),
permet de mettre au point le fusil Lebel et la mélinite donne une nouvelle
puissance à l'artillerie : la puissance de feu interdit désormais les manoeuvres
à l'ancienne. Elle contraint à tirer parti du terrain, suscite la décentralisation du commandement et
la délégation de l'initiative à d'escouades commandées par un sergent.
La coopération entre les diverses armes (infanterie, aviation, artillerie)
s'impose.
Mais cette évolution est lente car elle se heurte aux
doctrines conçues après la défaite de 1871 et aussi à une
méfiance envers le "peuple", à des préjugés sociaux qui s'opposent à toute
délégation de responsabilité.
* *
En 1914 la doctrine est celle de l'offensive à outrance car
on pense qu'en 1870 l'armée française s'est trop tenue sur la défensive. Il faut
attaquer sans se soucier des pertes car c'est ainsi que l'on emporte la
victoire ! Cet enthousiasme s'accompagne d'une pulsion suicidaire : "Mourir
utilement, c'est tout l'art de la guerre (...) Attaque donc et meurs, officier
de France !" (p. 61, citation du capitaine Billard).
Les mitrailleuses allemandes obligeront à trouver une autre
tactique. Mais la leçon sera difficilement apprise : il est si dur de renoncer à
ses principes, à ses habitudes ! Il est vrai que ceux des officiers qui entendent
donner l'exemple en dédaignant le feu, et qui restent debout sous une pluie de
balles, ne survivent pas longtemps... La sélection naturelle favorise les
autres.
Le courage, l'agressivité seront pourtant utiles lors de la
bataille de la Marne puis, par la suite, pour user et décourager l'ennemi. Mais
ce sont surtout les progrès techniques de l'artillerie, de l'aviation, des
télécommunications, du transport, des chars de combat qui vont contribuer de la
façon la plus décisive à la victoire.
Ils auraient cependant été de peu de poids si l'armée
n'avait pas mis au point la doctrine d'emploi des armes nouvelle. Cette doctrine
sera
élaborée par un immense effort méthodique d'expérimentation, de recueil et de
critique des enseignements du combat.
La pression de l'urgence et du danger permet alors de bousculer, de
surmonter sans trop de délai les obstacles bureaucratiques et hiérarchiques :
les généraux incompétents sont limogés, le frein des procédures est
levé : la mise au point des chars sous l'impulsion du colonel Estienne (p. 333)
est un bel exemple de dialectique technique et institutionnelle.
En 1918 l'armée française est la plus puissante, la plus
moderne du monde. Elle a, avec la coopération entre les diverses armes et la
décentralisation de l'initiative sur le terrain, mis au point les meilleures tactiques
et la meilleure
stratégie. Elle a préparé la conception de nouveaux armements, de nouvelles
doctrines plus efficaces encore.
Mais la paix va naturellement dénouer les énergies. L'effort
fera place à la complaisance, l'imagination créative au conservatisme, tandis
que les Allemands se mettront à l'école de leur ennemi pour pouvoir lui
retourner la leçon : on connaît la suite.
* *
Tous ceux qu'intéresse
l'informatisation de l'entreprise ou, plus généralement, de la société, trouveront dans ce livre une
source utile pour leur réflexion et leur action.
Les blocages que l'informatisation rencontre, les maladresses
qu'elle comporte, sa dimension anthropologique enfin, se retrouvent exactement
transposée dans cette histoire d'une armée. Les difficultés que rencontrent ceux
qui cherchent à encourager les progrès sont les mêmes : certaines pages du livre
de Michel Goya pourraient être transcrites à la lettre près en changeant quelques dénominations.
Quand on voit les difficultés qu'ont dû surmonter les
innovateurs pendant la guerre de 14-18 on prend la mesure de celles qui sont
devant nous. Car si les changements nécessaires sont d'une ampleur comparable
l'urgence et le danger n'ont pas la même évidence. Une mauvaise doctrine
d'emploi de l'informatique altère la productivité, la compétitivité, provoque de la pauvreté et du chômage. Une mauvaise doctrine d'emploi des armes
provoque la mort, la défaite, l'occupation par l'ennemi. Les enjeux ne sont pas
d'ampleur comparable...
... ou c'est du moins ce qui paraît. Car enfin, stériliser la
force de travail de la population en la contraignant par des procédures
inefficaces, par une sémantique erronée, par une supervision insuffisante ou
tatillonne, démolir les cervelles en les pliant à un système d'information
mal bâti, n'est-ce pas au fond équivalent à tuer des personnes ? |