A
propos du modèle en couches
15 juin 2002
(cf.
"Complexité et complication")
La découverte du modèle
en couches a été pour moi un tremblement de terre intellectuel libérateur.
J’arrive au CNET
en 1983 pour y monter une mission d’études économiques. Je dois assimiler
les techniques des télécommunications pour comprendre et, si possible,
perfectionner leur théorie économique. Lors des réunions avec des chercheurs
comme Thierry Zylberberg ou Jean-Pierre Coudreuse, j’entends parler de
« couches ». Telle fonctionnalité, dit l’un, relève de la
« couche 3 » ; un autre le contredit en disant qu’il s’agit
de la « couche 4 ». Ils se réfèrent au modèle OSI de l’ISO.
Je ne comprends rien à ces conversations mais note que ce modèle est pour les
experts un pivot conceptuel.
Je comprends un peu mieux le modèle en
couches en lisant le livre de Tanenbaum sur les réseaux d’ordinateurs ;
Tanenbaum décrit un autre modèle en couches dans son livre sur les systèmes
d’exploitation. J’entrevois la relation entre modèle en couches et nouvelles
technologies. Enfin l’ENSPTT me demande de faire le cours sur les techniques
des télécommunications. Pour le préparer, j’étudie enfin soigneusement le modèle
en couches. C’est alors que je découvre l’étendue de ses applications. Ma
façon de penser en a été bouleversée.
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Le modèle en couches a été
conçu par des techniciens pour penser un objet dans lequel
plusieurs logiques s’articulent. Ainsi dans un ordinateur on rencontre des phénomènes
électromagnétiques (des électrons se déplacent, des tensions se modifient) ;
ces phénomènes reçoivent une interprétation logique (ils sont traduits en 0
ou 1) ; les suites binaires représentent des instructions ou des données ;
les règles qui gouvernent le codage des données et instructions sont fournies
par les « langages » de programmation ; le langage le plus
proche de la machine étant incommode pour l’être humain, des langages
« de haut niveau » sont élaborés pour faciliter la programmation ;
enfin, des « applications » sont réalisées pour satisfaire les
utilisateurs. Le mouvement des électrons ne peut pas être décrit selon la même
grille conceptuelle que les applications, ni que le « compilateur »
qui traduit un langage de haut niveau en instructions exécutables. Néanmoins
tous ces phénomènes jouent conjointement.
En cherchant à expliquer ce
modèle aux étudiants, je vois qu’il ne s’applique pas qu’à la
technique. Saussure l’a implicitement utilisé
pour représenter la conversation entre des personnes : il a décrit les
couches psychologique, linguistique, neurologique, phonétique, sonore etc. par
lesquelles celle-ci passe. Pour comprendre comment fonctionne la conversation on
doit identifier ces couches et examiner le protocole qui règle le
fonctionnement de chacune d’elles ainsi que les interfaces qui leur
permettent de communiquer.
Se pourrait-il que le modèle
en couches, d’origine technique, fût une innovation philosophique ? Je suis
porté à le croire car il a changé la façon dont je me représente le monde.
L’histoire que je raconte ci-dessous prête bien sûr à sourire, mais chacun
doit gérer ses blocages comme il le peut !
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Depuis toujours certains
paysages me mettaient mal à l’aise. Je ne me sentais chez moi que dans la
« simplicité » de la haute montagne ou de l’architecture. Le modèle
en couches m’a permis de comprendre pourquoi.
Paul Cézanne, La montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue, 1882-1885,
New York, Metropolitan Museum of Art.
Dans un paysage comme « La
montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue », de Cézanne, on trouve une
montagne (géologie) ; des arbres (botanique) ; un pont, des routes,
des champs cultivés (action humaine) ; des nuages (météorologie). Ce paysage
articule donc des êtres relevant chacun d’une logique et d’un rythme spécifiques.
L’unité de temps est pour la géologie le million d’années, pour la
couverture végétale le millénaire ou le siècle, pour les constructions
humaines le siècle ou la dizaine d’années, pour le déplacement des animaux
ou des nuages l’heure ou la journée. Parfois une de ces logiques s’impose :
la géologie, qui paraît immobile à notre échelle de temps,
introduit dans certains paysages une tension d’une impressionnante énergie
(exemple : la cluse de l’Isère à Grenoble).
La cluse de l’Isère à Grenoble (avec l'aimable autorisation de Christian
Nicollet )
La juxtaposition de ces
diverses logiques, de ces divers rythmes me donnait un peu la nausée. J’aime
que les idées s’enchaînent clairement et n’étais pas armé pour
penser une telle cacophonie. Mais tout paysage est un fait d’expérience : en tant que tel il est irréfutable. Je devais donc convenir qu’il y avait
quelque chose de faussé dans ma façon de penser. Cela ne me remontait pas le
moral.
Ce malaise a disparu quand j’ai compris ce qui me gênait et vu dans tout paysage la
juxtaposition, selon un modèle en couches, de diverses logiques qui
s’articulent. D’étrangers et menaçants, les paysages me sont devenus
familiers et accueillants.
Par la suite ce modèle m’a
permis de m'expliquer l’économie des nouvelles
technologies, le fonctionnement
des entreprises, les systèmes d’information etc. Il est devenu l’instrument
le plus précieux de ma boîte à outils intellectuelle.
J'ai qualifié le modèle en
couches d'"innovation philosophique". Bien sûr, des philosophes ont
raisonné en couches. J'ai cité Saussure, on peut citer aussi Popper et son
modèle "des trois mondes" .
Popper distingue et articule le "monde 1" des objets et forces
physiques, le "monde 2" des états mentaux, et le "monde 3"
des symboles, théories, langages etc. Ce modèle est très utile pour se
représenter la façon dont naît et fonctionne un système d'information. Mais
je ne sache pas ( il est vrai que je n'ai pas tout lu ! ) qu'un philosophe ait
considéré le modèle en couches pour lui-même, en tant que catégorie
de modèles, comme un outil logique puissant au service du travail intellectuel
et, plus généralement, de la pensée engagée dans la vie quotidienne
elle-même.
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