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Commentaire sur :

François Jullien "Fonder la morale" Grasset 1995

C'est un merveilleux petit livre ; il est précieux par sa clarté et sa densité. Comme toujours chez François Jullien, l'ouverture vers la pensée chinoise permet de relativiser, de voir de l'extérieur - et partant de mieux comprendre - ce qui fait le fonds implicite de notre propre pensée, c'est-à-dire ce à quoi nous ne pensons même pas tellement cela nous paraît évident. Ainsi deviennent de nouveau liquides, ductiles, des constructions culturelles que l'histoire a solidifiées. 

La morale occidentale, c'est d'abord l'obéissance à la révélation ; puis, à partir du XVIIème siècle, se dégage une morale fondée sur le devoir et sur la volonté. Jullien décrit la généalogie de cette morale à travers Malebranche, Hobbes, Rousseau, Kant, et la critique décapante de Nietzsche. Du côté chinois, il prend comme témoins Mencius et ses commentateurs.

Le point de départ de la morale, c'est la compassion que nous éprouvons devant la souffrance d'autrui. Cet élan instinctif, irraisonné, est l'indice de la solidarité qui nous unit aux autres êtres humains, plus largement à tous les êtres vivants, enfin au monde lui-même.

Partant du même constat, le philosophe occidental et le philosophe chinois bifurquent. Pour l'occidental, la compassion nous renvoie à Dieu, puis au devoir, selon un mouvement vertical ascendant d'abord, puis descendant. Pour le chinois, la compassion nous "branche" horizontalement sur ce que nous partageons avec tous les autres êtres, et nous incite à nous insérer dans le processus de l'existence. Ainsi nous obéissons au "Ciel", mot qui pour le chinois désigne non la divinité, mais le cours nécessaire de la nature.

Le "Sage" chinois, c'est celui qui se conforme souplement à ce qui est nécessaire. La volonté héroïque qui caractérise le saint ou le héros occidental lui est étrangère. L'action volontaire, qui s'impose en faisant violence au cours naturel des choses, peut avoir un aspect spectaculaire mais sera inefficace à la longue car elle ne dérange qu'un instant le cours naturel du processus. La seule action possible, c'est le conditionnement : on ne peut pas faire croître une plante en tirant dessus, mais on peut encourager sa croissance en sarclant la terre et en l'arrosant. Le sage chinois, dans sa simplicité et sa transparence, rayonne tout autour de lui. Sa présence calme les esprits, apaise les conflits, éclaire les problèmes. Sans rechercher le pouvoir, il influence : c'est un "roi".

Mencius est cependant obligé de reconnaître que l'influence du sage est parfois refusée. Il dit qu'il ne faut pas que le sage en éprouve de tracas : peu importe de ne pas avoir d'influence sur des gens qui sont "comme des bêtes".

J'arrête là le résumé : il faut lire le texte de François Jullien pour profiter de ses nuances. Cependant deux remarques :

- la pensée des philosophes chinois classiques est familière, fraternelle, à ceux qui s'efforcent d'éclairer les préoccupations morales de notre temps ; cf. le chapitre 15 "Mise en perspective" de "e-conomie" ;

- je me demande (mais il faudrait creuser plus avant) si l'on ne pourrait pas représenter l'articulation des philosophies chinoise et occidentale selon un modèle en couches. La philosophie chinoise, respectueuse du processus de la nature, serait une philosophie de l'action à court terme : si je me déplace dans une maison, je passe naturellement par les couloirs et les portes qu'elle comporte, je n'imagine pas pouvoir passer ni voir  à travers les cloisons et les murs. La philosophie occidentale, volontaire et héroïque, serait celle de l'action à long terme : si je dessine le plan d'une maison que l'on construira plus tard, je suis libre de configurer selon ma fantaisie les murs, portes, fenêtres et cloisons, de placer ici la cuisine, là la salle de séjour. Chacune de ces philosophies aurait sa zone d'application légitime, l'erreur serait d'appliquer l'une dans la chronologie qui correspondrait à l'autre.

Se pose alors la question du croisement de leurs zones et méthodes : quel est le processus que suit la création volontaire, l'action héroïque ? quelle est la part de l'action libre, responsable, volontaire, lorsque l'on suit le processus ? Considérons cette seconde question. Le sage chinois obéit au processus de la nature, mais c'est pour la conditionner, lui faire produire des fruits attendus. Ce conditionnement doit être indirect (ne pas tirer sur la plante) pour respecter la logique du processus. Mais il n'en est pas moins volontaire : si je sarcle la plante, c'est bien pour l'aider à pousser. Tout en respectant le processus, le sage l'infléchit, l'oriente dans un sens délibéré. C'est ce point là, toujours évoqué par la philosophie chinoise, mais dont le développement est toujours évité, que j'aimerais bien creuser avec François Jullien.

Voir la bibliographie de François Jullien.

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