Commentaire sur :
André Vanoli, Une histoire de la
comptabilité nationale, La Découverte 2002
21 février 2003
La comptabilité nationale fut
l’une des grandes aventures de la science économique dans la deuxième moitié
du XXe siècle. L’ouvrage d’André Vanoli sera une référence pour ceux
– économistes, historiens, statisticiens – qui voudront la comprendre.
La CN ambitionnait d’être, au niveau de la nation,
analogue à ce qu’est la
comptabilité pour l’entreprise. La comptabilité d’entreprise fournit périodiquement
une vue d’ensemble des comptes en termes de flux et de stock. Toutefois on ne
peut se contenter de lire les comptes pour se faire une idée sur la santé
d’une entreprise ,
et ceux qui prétendent savoir « lire un bilan » sans utiliser
d’information complémentaire sont des menteurs. Des difficultés analogues se
présentent pour la CN.
« Décrire l’économie
d’un pays », c'est impossible à faire dans l’absolu : toute
description suppose le choix d’un point de vue, puis encore le choix d’un découpage
conceptuel. Elle est conditionnée par ces choix. Le critère qui guide
ceux-ci est la pertinence, l’adéquation aux besoins d’une
action.
Si cette action est celle des
responsables politiques, il faudra que les catégories de la CN répondent aux
besoins de la politique économique. Or ceux-ci changent selon la
situation du pays considéré. Des pays différents choisiront donc des
conventions différentes et les conventions évolueront dans le temps. Tout
cela est normal, mais rend difficiles les comparaisons internationales
comme l’interprétation des séries chronologiques.
La lourdeur des calculs a par
ailleurs fait de la CN une usine à nombres, une institution qui, comme toute
institution, cherche à conforter sa pérennité et celle de ses méthodes. Une
fois installée, elle a eu du mal à évoluer – et si elle a évolué, ce n’était
pas nécessairement pour répondre à de nouvelles nécessités.
- * *
- André Vanoli a consacré l’essentiel de sa
carrière à la CN française dont il est devenu l’acteur le plus
important. Il décrit dans un style limpide et élégant la façon dont l’édifice
s’est construit, les ambitions de cette construction, les difficultés
qu'elle a rencontrées.
Il a été recruté par le SEEF
(« Service des études économiques et
financières » à la direction du Trésor) en 1957. Le SEEF avait été créé en 1950
; en 1957 les choix fondamentaux
avaient été faits. Un pionnier comme Claude Gruson, créateur du SEEF, gardera
toujours par rapport à ces choix une certaine distance, sachant que beaucoup
d'entre eux étaient
de circonstance ou de pure convention. Ceux qui comme Vanoli seront recrutés
par la suite prendront d’autant plus volontiers l’artifice des choix pour une loi de la nature qu’il restait beaucoup à faire pour compléter l’édifice,
et qu'il ne semblait donc pas urgent de repenser les choix initiaux.
Vanoli n’était ni économiste,
ni statisticien ; il n’appartenait pas au corps de l’INSEE ni à aucune corporation. Il
s'est donc trouvé en porte-à-faux au plan professionnel.
Il en est résulté pour lui des déboires sans doute inévitables, mais qu’il
a vécus douloureusement, comme cela se sent dans sa postface. Des promotions
auxquelles il aspirait de façon légitime lui ont été refusées : il s’est trouvé, à son corps défendant, ancré dans la CN dont il est
devenu le spécialiste le plus expérimenté et le plus autorisé.
Il maîtrise en virtuose l'algèbre
des concepts. Il ne semble pas toutefois qu’il ait perçu que la statistique
avait elle aussi son algèbre conceptuelle, celle du système d’enquêtes et
des nomenclatures, et qu’elle
devait elle aussi obéir au critère de pertinence. Il a cru que le métier
des statisticiens était seulement de faire tourner leurs instruments, leurs enquêtes.
Mais tout métier comporte une étape conceptuelle qui précède la mise en œuvre.
L'écart entre la CN et la statistique n’était donc pas celui qui existe entre le
concept et l’instrument, mais celui qui se trouve entre d'une part une observation
directe, mais incomplète et parfois un peu désordonnée (la statistique), et
d'autre part une
présentation indirecte, mais complète et cohérente par construction (la CN).
* *
En effet la CN comble les
lacunes de l’observation en utilisant des procédures d’estimation : règle de
trois, soldes, arbitrages. Il serait injuste de la réduire à un « remplissage
de cases », mais il est arrivé que les procédures
d’estimation introduisent dans les séries chronologiques des régularités ou
des accidents artificiels .
La qualité des comptes en était altérée : lors des « changements
de base » on découvrait que telle « loi économique »
à laquelle on croyait dur comme fer (comme la « flexion du taux
d’activité ») avait disparu, ses coefficients n’étant plus
significatifs pour l’analyse économétrique.
Faut-il observer les faits ou
les estimer ? ce fut l’occasion de disputes entre statisticiens et
comptables nationaux mais ce débat était mal posé. La statistique n’a pas
pour but de fournir des observations précises mais plutôt des observations exactes (c’est-à-dire
susceptibles d’alimenter un raisonnement exact) .
Or il est possible d’alimenter un raisonnement exact avec des estimations
pourvu qu’elles soient bien maîtrisées et n’exhibent pas une précision
illusoire. Le reproche que l'on devait faire à la CN était donc non pas de remplacer des
observations par des estimations, mais de ne pas se soucier assez de la qualité
de ces dernières et de ne pas les documenter.
Il est vrai que les années 60
et 70 étaient l'époque où, sous l'influence combinée du marxisme, de la
sociologie, de la psychanalyse, du structuralisme et du surréalisme, toute pensée personnelle
était qualifiée d'idéologie, de compensation, de refoulement, d'effet
de langage ou de naïveté. Dès lors seule pouvait s'exprimer la parole des institutions.
L’analyse la démontait sans doute, mais sans rien pouvoir lui opposer de
constructif. L'idéalisme, bien qu'il fût théoriquement dénoncé, régnait en
maître : le souci du réel observé disparaissait alors derrière les conventions de
calcul, la curiosité derrière la technicité du modèle. Une bureaucratisation
rampante était le corollaire de ces dévoiements. « Je ne sais pas ce que
veut dire le mot "réalité" », disaient les apprentis
philosophes de l'INSEE, fiers de leur scepticisme mais ignorant que s'il
n'y avait pas de réalité à observer leur instrument d'observation n'aurait
ni
sens, ni finalité.
Il est vrai aussi que la CN a
pu obtenir que des enquêtes fussent lancés dans des domaines jusqu'alors mal
couverts par la statistique ; le soutien qu'elle apportait ainsi dans le combat budgétaire a
beaucoup tempéré la résistance des statisticiens.
Nota Bene : Depuis sa
création en 1946 jamais l'INSEE n'a été dirigé par un statisticien, par
quelqu'un qui aurait conçu, réalisé, exploité et publié des enquêtes
statistiques ou organisé des services de production statistique. Si ses directeurs
généraux ont été des personnes parfois éminentes ils n'étaient jamais des
statisticiens de métier, qu'il s'agisse de Francis Closon (1946-1961), Claude
Gruson (1961-1967), Jean Ripert (1967-1974), Edmond Malinvaud (1974-1986),
Jean-Claude Milleron (1986-1992), Paul Champsaur (1992-2003) et
Jean-Michel Charpin (depuis 2003). Il en est résulté que l'INSEE a parfois du mal à
concevoir la nature et les priorités de son cœur de métier.
- * *
- Cependant les concepts de la CN, décalqués
des modèles de Keynes et Leontief et adaptés à la politique de
reconstruction des années 50, ne pouvaient suffire à tout : on le
voit aujourd'hui où, dans le domaine envahissant des nouvelles
technologies, on a bien du mal à répartir l'évolution des valeurs entre celles
des volumes et des prix. On le
voyait déjà lorsque l'on avait tant de mal à réconcilier branche et
secteur - l'une servant à l’étude des fonctions de production, l'autre
à l’étude des ressorts financiers de l'investissement.
Pour surmonter ces difficultés,
la statistique d'entreprise fut mise à la torture. La notion de secteur
était en fait sans consistance statistique : quand on observe une population
d'effectif réduit, comme celle des grandes entreprises qui représentent dans certains
secteurs l'essentiel de la valeur ajoutée, ce n'est plus la statistique qui
s'impose (car ni les totaux, ni les moyennes ne sont alors interprétables même s'ils
sont exhaustifs), mais la monographie : si l’on peut décrire ces
secteurs une année donnée il est impossible de commenter leur évolution tant
elle est erratique, sûr symptôme de son caractère non significatif.
- * *
- Dans les années 70-80 la CN fut utilisée
comme source statistique pour élaborer les modèles économétriques. Comme
ces enfants qui veulent attraper le pot de confiture placé sur une armoire,
l'INSEE entassa ainsi une chaise sur la table, puis un tabouret sur la
chaise : les modèles furent entés sur la CN, elle-même posée sur la
statistique, sans souci de la solidité ni de la stabilité d'ensemble de l‘échafaudage.
A chaque étage de celui-ci, une corporation guindée dans sa spécialité méprisait
la corporation « inférieure » tout en jalousant sourdement la corporation
« supérieure ».
Les pouvoirs politiques trouvèrent
cependant dans la CN un vocabulaire commode, celui du « carré magique »
; ils trouvèrent dans les modèles un outil pour préparer leurs décisions et
se soulager des angoisses de l'incertitude. Ce fut alors la gloire pour la CN et les
modèles économétriques. Ceux qui s'efforçaient, avec l'analyse
des données, de rendre quelque prestige intellectuel à la statistique étaient
tenus en suspicion : la réflexion sur la statistique ne trouvait pas
d’audience à l'INSEE. L'économétrie régnait,
confortée par la prétendue objectivité que confère l'étalonnage des équations
sur les comptes, dans un bizarre contraste
entre la complication (voulue ?) de sa théorie et l'extrême simplicité de sa pratique.
Les deux pôles de la réflexion
scientifique (théorie économique d'une part ; observation
statistique de l'autre) se trouvaient négligés au bénéfice d'une technique. Le raisonnement était écrasé par la masse des nombres et
la complexité des calculs.
Or les gros tableaux de
nombres, qu’il s’agisse de statistique ou de CN, sont pour l’économiste
ce que les archives sont pour l’historien : une source dont l'utilisation
exige un travail d’interprétation. Le raisonnement ne peut en effet maîtriser
qu’un petit nombre d’éléments clairement définis, entre lesquels il fera jouer un petit nombre de relations
claires elles aussi. L’art du grand économiste –
prenons pour exemples Alfred Marshall (1842-1924) ou John Hicks (1904-1989) –
consiste à choisir le modèle qui lui permettra de construire, par des raisonnements
simples appliqués à un petit nombre de données, une théorie pertinente
(c’est-à-dire qui éclaire utilement l’action). Il lui faut pour cela des
données exactes qu’il trouvera dans les gros tableaux. Mais il ne peut en
rester au confort que procure l’« objectivité de la connaissance »,
telle que les gros tableaux la fournissent, ni se complaire aux
complications mathématiques ou économétriques. Les grands économistes ont
tous été des utilisateurs avisés de la statistique et des maîtres en mathématiques, parfois en économétrie ; mais
ils ont évité d'exhiber leur virtuosité technique, ce masque prétentieux qui interdit de
percevoir les erreurs de raisonnement.
Il était inévitable que les
lourdes productions des économètres connussent à terme le discrédit, et avec eux la CN qui les alimentait : l’économie s’était éloignée dès les années 70 des problèmes que
Keynes et Leontief avaient considérés, la pénurie avait disparu, l'évolution
technique était rapide. Les conditionnements économiques devenaient géopolitiques
: l'équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient, que les économètres ne
considéraient pas, était désormais un paramètre plus sensible que le
nombre de paires de chaussures produites dans l'année, que la statistique mesurait assidûment.
Les politiques s’avisèrent que le carré magique était
insuffisant et que les prévisions fondées sur les modèles étaient incertaines. Ce fut le
début du crépuscule pour la CN et les modèles, ou plutôt la fin d’une
gloire sans doute excessive.
L’utilisation de la CN à des
fins de comparaison internationale ou pour contraindre les politiques
nationales (critères de Maastricht etc.) l’a par la suite engagée sur une
pente périlleuse : la comparabilité des comptes est douteuse et il
n’est jamais sain de contraindre la politique par un instrument de mesure.
- * *
- Il reste que la CN a habitué les esprits au
raisonnement macroéconomique, qu'elle les a rendus attentifs aux « bouclages »
et aux effets d’éviction. Il reste aussi que les difficultés de mesure
qu’elle rencontre révèlent des difficultés conceptuelles, comme
celle du partage entre volume et prix dans les nouvelles
technologies. La révision
de l’édifice construit dans les années 50, ensuite complété
et retapé mais jamais fondamentalement transformé, demandera d’abord un
effort de réflexion en politique et en économie.
Quelles sont les
caractéristiques fondamentales de l’économie dans laquelle nous sommes désormais
plongés ? quel contenu, quels outils donner maintenant à la politique
économique ? il faudra répondre d'abord à ces questions pour pouvoir restaurer la pertinence
de la CN.
Dans l’entreprise, le service rendu par la comptabilité est souvent décevant.
L’évaluation des actifs, et donc du bilan, est problématique (à la
valeur d’acquisition ? à la valeur de remplacement ? à la
valeur résiduelle, après déduction des amortissements ? à la valeur
de marché ? comment évaluer les actifs immatériels ?). La finalité fiscale des comptes impose sa loi et les
analystes qui étudient une entreprise corrigent toujours l’évaluation
des actifs.
Pour la mesure des flux, les comptables préfèrent
souvent, par sécurité, appuyer leurs données sur des documents : mais alors ils vont décrire non le flux de création ou
de
consommation de valeur (fait générateur), mais des flux de factures ou de
trésorerie qui sont en retard de quelques mois sur la réalité et polluent
les séries chronologiques ; établir les comptes « au fait générateur » suppose
en effet
des estimations, ce à quoi les comptables répugnent. Enfin, ils obéissent
souvent au « principe de prudence » pour compenser la tendance
supposée des entrepreneurs à l’optimisme : il en résulte un biais
dans l’évaluation.
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