Dessous des cartes
- 1er mai 2002
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- (cf. "les
institutions contre l'intelligence")
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- Voici le témoignage de Bernard Hennion, ingénieur des télécoms,
mathématicien et chercheur à FTR&D (nouveau nom du centre de
recherche de France Telecom nommé autrefois CNET, "Centre National d’Études
des Télécommunications").
"La promotion 71 de l’X
s’est fait remarquer pas son « mauvais esprit ». Nous avons fait
un « sit-in » de protestation de 200 élèves (sur 300) dans les
plates-bandes du Général, du jamais vu, pour
protester contre la punition à 100 jours d’arrêts de rigueur infligée à
notre camarade Daniel Schertzer. Nous étions la promotion des élèves qui avaient
passé le bac en 68 ou 69…
Schertzer était de ceux qui
avaient dénoncé la « matrice du patronat » dans laquelle l’école
voulait nous mouler avec des discours du genre « vous êtes les meilleurs,
vous dirigerez les entreprises, vous serez des patrons » etc. Le statut
militaire de l’école avait déjà du plomb dans l’aile, nous avons contribué
à le fendiller un peu plus.
Le milieu polytechnicien ne me
convenait pas. Je suis allé par curiosité au bal de l'X : on donnait Gisèle à
l'Opéra Garnier et j’ai trouvé les petits rats de l’Opéra sensationnels,
mais quel sinistre tableau à la sortie ! Toutes ces fille, petite-fille, sœur
ou nièce d'X étaient poussées
par leur mère, épouse, grand-mère ou mère d'X pour accrocher un beau parti.
Cette endogamie polytechnicienne, quelle horreur ! Je suis parti en courant.
« Polytechnique »
est pour les Français un mythe. On respecte l’école mais on dénigre ses élèves,
les critiques les plus passionnelles venant de certains centraliens, supélecs
ou autres qui remâchent leur « échec » (tout relatif) à ce
concours. Tout le monde se délecte de blagues comme celle du polytechnicien qui
pour faire cuire un œuf se ramène au cas précédent en remettant la casserole
au clou etc. Elles évoquent le savant incapable de prendre une décision. Le
respect se mêle ici au complexe, parfois à la haine envers ce qui est
scientifique ou intellectuel.
Dans les classes préparatoires
Polytechnique reste synonyme de réussite sociale. Cependant à vingt ans je
ressentais comme une supercherie de conjuguer, comme on nous le demandait, la
capacité scientifique avec le parti pris en faveur d’une politique économique.
Il est traditionnel que les
premiers sortis de Polytechnique choisissent le corps des Mines, qui est donc
une « élite » portée au carré. J’étais classé deuxième à ma
sortie de l’X en 1974. Avec un autre camarade classé quatrième nous
avons refusé le corps des Mines. Nous avions été écœurés par l’amphi
retape : un ingénieur des Mines avait parlé avec dédain des « ingénieurs
lambda » que nous aurions à diriger et nous ne voulions pas passer notre
vie à mépriser les gens.
Le complexe d’infériorité
des X-Mines envers l’ENA était d’ailleurs amusant. Les Mines nous
proposaient une formation complémentaire en trois ans : un an de « contact
humain » comme ingénieur de production pour tester nos réactions vis-à-vis
des syndicats, de la base etc. ; un an à se balader dans les ministères
pour acquérir un vernis de culture ENA ; un an sur un projet de recherche
ou un projet industriel à notre convenance.
Bref il fallait combler le
« gap » entre les deux formations X et ENA.
Ce fut une année de honte pour
le corps des Mines (chacun définit la honte à sa façon) : alors qu’il
offrait onze places, la barre est par contagion descendue jusqu’au 19ème
rang de sortie. Nous avons également snobé les deux places offertes par l’ENA.
Nous étions des scientifiques, nous voulions faire de la recherche et non de la
politique, nous voulions « être » et non « paraître ».
Nous avons postulé pour le corps des ingénieurs des télécoms.
Gérard Théry, qui devait peu
après devenir directeur général des télécoms, nous a convoqués pour se
faire expliquer nos raisons. Notre choix allait à contre courant de ses propres
orientations : il était en train de mettre sur pied à l’ENST une
« option Mines » proposant aux X-Télécoms une formation analogue
à celle que nous venions de refuser.
Il nous a dit « Vous
savez, la carrière se joue très vite. J’ai connu de vos anciens qui se sont
mariés, qui font de la recherche, qui vivent à Lannion, qui ont une maison,
des enfants, qui font du bateau : bref, ils sont foutus ! »
Avec le recul du temps, cela
m'amuse. Derrière son importance professionnelle Théry cachait une misère
affective : ayant tout subordonné à la carrière, il jalousait plus ou
moins consciemment les camarades qui s’étaient attachés aux plaisirs de la
vie de famille. Nous qui étions de bons étudiants scientifiques, curieux, célibataires,
sans enfants, sans maison, sans bateau, nous aurions eu du mal à partager ses
avis.
Il
ne nous comprenait pas non plus mais notre classement de sortie lui
en imposait. Il nous avait convoqué pour se faire expliquer notre choix :
pourquoi diable choisir les télécoms quand on peut s’offrir les Mines ou
l’ENA ? Il espérait, il croyait que nous avions anticipé le boom du
secteur des télécoms par de fins calculs de stratégie de carrière et il en
cherchait la confirmation. Sentant le décalage
entre notre démarche et ses questions, je pris le parti de lui répondre avec
un humour désinvolte.
Théry
: Pourquoi avez-vous choisi les Télécoms ?
Hennion
: En tout cas pas pour le téléphone, tout
le monde s'en fout du téléphone !
Sortant tout juste de l’X,
nous ne connaissions rien aux télécoms. Théry pour sa part semblait las de
l’obséquiosité de ceux qui, sachant que Giscard allait le nommer directeur général,
l’accablaient d’éloges. Le roi était déjà fatigué de la cour.
Théry
(à Denis Varloot qui assistait à l’entretien) : Tu vois,
eux ils sont plus agressifs ! (se tournant vers nous) Alors c'est
plutôt un rejet des Mines ?
Hennion
: Tout petit, déjà, je voulais être facteur.
Théry
: Les télécoms, c’est un monde,
vous savez.
Hennion
: Eh ! le monde c’est aussi bien autre chose !
Théry parlait tout le temps de
Mégafrancs et c’était la première fois que j’entendais cette expression.
Je l’ai surnommé dans ma tête « Monsieur Mégafrancs » et je
crois lui avoir demandé « Combien coûte une baguette de pain ? »
Je
sentais mon camarade mourir de gêne à mes côtés. Certes il assumait son
choix mais il ne partageait pas mon ironie et il aurait préféré que mes réponses
fussent plus subtiles. Refuser les Mines lui demandait d’ailleurs plus de
courage qu’à moi : dans ma famille on ne savait pas de quoi il
s’agissait. Ma mère détestait les « poseurs », les gens qui se
mettent en avant ; elle aimait la vérité dans les contacts humains, les
sincères rapports du cœur. C’est à elle que je dois ma haine de la frime.
Théry a joué par la suite un
rôle important dans la croissance du réseau téléphonique français. Après
les élections de 1981 il a été remplacé dans les fonctions de directeur général
par Jacques Dondoux. Si je garde un souvenir un peu narquois de notre première
conversation et si je ne partage pas les conceptions de Théry, je méprise ceux
qui ont critiqué, dans son dos et après sa mort politique, le rapport dans
lequel il a recommandé un câblage volontariste et massif de la France en liaisons
à haut débit. Certes cette stratégie pouvait et devait se discuter, mais il
aurait fallu la comparer à une autre stratégie et non faire comme ces
personnes au courage trop facile qui l’ont évaluée à l’aune de leur
propre néant stratégique.
Il y a bien sûr un mensonge à
s’arroger la légitimité de la direction des entreprises sous le prétexte
qu’à 20 ans, en Taupe, on se débrouillait mieux que les copains pour résoudre
des équations. Les dirigeants
d’entreprise polytechniciens avaient l’arrogance de leur technicité ;
ceux d’aujourd’hui ont gardé l’arrogance, mais ils ont perdu leur
technicité, qu'ils soient X ou non.
Théry a marqué de sa personne ce tournant : il comptait pour négligeable
la compétence technique. Sa tendance était de pousser dès la sortie de l'école
les X vers les carrières non-scientifiques, les fonctions managériales. Avant
lui il était de bon ton, pour arriver à la plus haute marche du podium des
télécoms,
d'avoir fait ses preuves dans ses jeunes années par une percée
scientifique ou une avancée "high-tech ".
La science incite à la modestie et au doute.
C’est la fierté qui me reste aujourd’hui d’avoir fait Polytechnique,
ainsi que le privilège d’avoir pu bénéficier de l'enseignement
d’illustres savants comme Jacques-Louis Lions, Laurent Schwartz, Jacques
Neveu, Pierre Faurre et d'autres…"
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